Voici un bel exemple d’emballement de la presse, entre informations publiées sans vérification et émotions mises au profit d’un discours politique bien que démenties par les éléments disponibles : la mort d’un instituteur réserviste a fait le tour de l’Hexagone en août 1898.
- Les faits
La première trace de ce décès a été trouvée dans une revue de l’enseignement1 rendant hommage à l’instituteur Lamirel. Il a ensuite été possible de retrouver les détails sur cette affaire :
Victime du devoir
Les 17 et 18 août 1898, toute la garnison de Nancy prenait part à une manœuvre rendue très fatigante par une chaleur tropicale. Parties de leur casernement, les troupes allèrent cantonner pour la nuit du 17 au 18 août dans les villages situés à 20 ou 23 kilomètres de Nancy. Le retour se fit dans des conditions plus défavorables encore que la marche en avant. Les troupes n’étant parties qu’à 5 heures du matin, il leur fallait exécuter leurs évolutions pendant la pleine chaleur.
Parmi les soldats se trouvaient bon nombre de réservistes, pour la plupart des instituteurs, appelés pendant la période des vacances. Ceux-ci surtout, peu préparés à de semblables fatigues par un séjour d’une semaine seulement à la caserne, souffrirent beaucoup. Ils se sentirent néanmoins tenus de donner le bon exemple. L’un d’eux entre autres, le caporal de réserve Lamirel, de la 2e compagnie du 79e régiment d’infanterie, originaire de Rouvres-la-Chétive et instituteur à Nonville (Vosges), se faisait remarquer par son entrain et par la belle humeur qu’il mettait à prodiguer des encouragements à ses camarades.
Malheureusement, Lamirel avait trop compté sur ses forces et sur son courage. En arrivant à la porte de la caserne, il tomba en syncope, accablé par la fatigue et par la chaleur. On le transporta à l’hôpital militaire, où il expira le soir même, sans avoir repris connaissance.
Le colonel Lardemelle, du 79e de ligne, a annoncé en ces termes à son régiment la mort de notre malheureux collègue :
« le colonel a le regret d’annoncer au régiment la mort du caporal réserviste Lamirel de la 2e compagnie ; ce caporal a donné l’exemple de l’énergie et de la volonté dans l’accomplissement de son devoir de soldat.
Il est resté dans les rangs jusqu’au bout. Mais, mal préparé à supporter les fatigues qu’il avait oubliées, il est tombé au moment où il entrait dans la caserne. Son nom restera inscrit dans la compagnie et conservé parmi ceux des hommes morts pour la patrie. »
À cet hommage rendu au soldat par l’autorité militaire, le corps enseignant voudra joindre le témoignage de sa respectueuse et douloureuse sympathie pour l’instituteur victime du devoir. De même que le nom du caporal Lamirel restera inscrit à la 2e compagnie du 79e régiment d’infanterie, de même le nom de l’instituteur Lamirel figurant sur le Livre d’or de l’enseignement primaire.
- Retrouver l’instituteur Lamirel
Louis Lamirel est né le 1er février 1874 à Rouvre-la-Chétive dans les Vosges. Il obtient son Brevet supérieur à l’issue des examens des 20 au 22 juillet 18912. Il est admis alors qu’il est à l’école normale de Mirecourt.
À son incorporation, le 12 novembre 1892, il est donc déjà instituteur. Il ne réalise qu’un an de service actif, son frère cadet s’étant engagé volontairement un an auparavant, lui permettant de bénéficier d’un sursis pour frère au service. Il quitte la caserne du 79e RI le 24 septembre 1893 non sans être devenu caporal en juin 1893.
Il s’installe à Senones à sa libération où il est noté en 1888 comme instituteur adjoint3 avant d’exercer à Nonville4 puis à la rentrée 1897 à Gruey-lès-Surance. Il est alors instituteur adjoint titulaire5.
Il arrive le 10 août 1898 à la caserne du 79e RI pour sa première période d’exercices, celles de 28 jours. Le 18 août, au retour de manœuvres, il tombe inanimé en arrivant au quartier. Son acte de décès indique qu’il est décédé à 22 heures à l’hôpital militaire de Nancy où il avait été transporté.
La nouvelle est connue très rapidement, surtout dans un contexte de chaleur intense inhabituelle et qui fait des victimes un peu partout en France. Le 21 août, le journal L’Univers publie cet entrefilet :
« Les insolations aux manœuvres, – Nancy, 19 août. – La 11e division du 20e corps, étant en manœuvres, avant-hier et hier, entre Lunéville et Nancy, un certain nombre de soldats du 79e régiment ont été indisposés, par suite d’insolations, pendant le retour aux casernes sous une chaleur tropicale.
Un caporal réserviste, nommé Lamireille, instituteur à Nonville (Vosges), âgé de vingt-neuf ans, et qui accomplissait sa deuxième période de 28 jours, est mort ce matin. »
Beaucoup d’éléments ne vont pas dans cette copie d’informations : le nom, l’âge, le détail de la période. L’Est Républicain6, toujours dans son édition du 21 août page 2/4, est plus précis. Il donne le détail des obsèques ainsi que le texte du discours prononcé par le capitaine Cathala7 :
Obsèques du caporal réserviste Lamirel
Les obsèques de la malheureuse victime de la marche meurtrière de jeudi, ont revêtu une certaine solennité, non seulement à cause des circonstances, mais aussi en raison des regrets laissés par le défunt, jeune homme d’avenir, caractère élevé, pénétré du sentiment du devoir.
Contrairement à ce qui avait été dit dans le premier moment, le défunt n’était ni marié ni père de deux enfants.
Instituteur, le caporal Lamirel faisait partie de ces jeunes gens intelligents, dévoués, si appréciés des commandants de compagnie et qui, après un excellent service, inculquent dans l’âme des enfants l’esprit militaire et les précieuses notions de morale patriotique.
Ses obsèques ont été célébrées samedi, à deux heures de l’après-midi.
Après les prières dites à la chapelle de l’hôpital militaire, le corps a été conduit à la gare, l’inhumation devant avoir lieu à Nonville (Vosges), où le défunt était instituteur.
Un piquet de soldats, l’arme basse, marchait de chaque côté du corbillard.
Deux couronnes avaient été envoyées : l’une par les caporaux et les soldats de la 2e compagnie à laquelle appartenait le défunt ; l’autre par les quelques réservistes du 79e appelés en ce moment sous les drapeaux.
Le deuil était conduit par le capitaine Cathala, commandant la 2e compagnie ; par le père de Lamirel et deux de ses parents.
Le colonel de Lardemelle, du 79 ; tous les officiers et sous-officiers du régiment, des délégations des caporaux et brigadiers des divers corps de la garnison accompagnaient le cortège. A la gare, le capitaine Cathala a prononcé l’allocution suivante :
« Mon colonel, Messieurs,
Au nom des officiers, des sous-officiers, caporaux et soldats de la 2e compagnie du 79e, j’ai le pénible devoir de donner un dernier adieu au caporal réserviste Lamirel.
Incorporé à la compagnie en novembre 1892, Lamirel passait dans la disponibilité au mois de novembre de l’année suivante comme caporal, grade auquel son mérite l’avait fait nommer, six mois après son incorporation.
Appelé, il y a dix jours à peine, à accomplir une période d’instruction, il montra dès son arrivée qu’il n’avait rien perdu de ses qualités et de cet esprit militaire qui lui avaient valu si vite ces modestes galons que, sous quelques jours encore, il devait échanger contre ceux de sous-officier.
C’est plein de la pensée qu’il devait se montrer digne de ces galons qu’il ambitionnait, que, pendant la manœuvre du 18 août, il se fit remarquer par son entrain et son endurance, et c’est au moment où il allait arriver au but, où ses efforts allaient être récompensés qu’il était atteint de congestion provoquée par la fatigue et la chaleur.
Je ne saurais donner une plus belle récompense à tant de courage et de bonne volonté qu’en lisant l’ordre par lequel notre colonel annonçait le décès de Lamirel :
« Le colonel a le regret d’annoncer au régiment la mort du caporal réserviste Lamirel de la 2e compagnie ; ce caporal a donné l’exemple de l’énergie et de la volonté dans l’accomplissement de son devoir de soldat.
Il est resté dans le rang jusqu’au bout. Mais, mal préparé à supporter les fatigues qu’il avait oubliées, il est tombé au moment où il rentrait dans la caserne. Son nom sera inscrit dans la compagnie et conservé parmi ceux des hommes morts pour la patrie. »
Toute consolation est inutile en semblable circonstance. Aussi ne chercherons-nous pas à calmer la douleur légitime que cause à ses parents la mort d’un tel fils. Qu’ils aient au moins l’assurance que la famille militaire ne reste pas insensible à la perte qu’ils viennent d’éprouver et que, comme eux, elle pleure un de ses enfants.
Au nom de vos officiers, de vos sous-officiers, de vos camarades et de vos subordonnés, caporal Lamirel, au revoir ! »
D’après les renseignements que nous avons recueillis, cinq minutes avant d’arriver à la porte de la caserne, devant laquelle il allait tomber, le caporal Lamirel montrait encore de l’entrain, et il encourageait ses camarades.
Il a été foudroyé en quelque sorte, et n’a pas repris connaissance. On peut croire qu’il est mort sans avoir souffert.
Puissent cette idée et les témoignages de vive sympathie qui leur ont été prodigués, le solennel hommage qui lui a été rendu par ses chefs, atténuer un peu la vive douleur des pauvres parents de M. Lamirel.
Le corps fut transféré par train puis inhumé non à Nonville mais plus probablement à Rouvres-la-Chétive où une transcription de son acte de décès a été insérée dans le registre d’état civil.
Toutefois, en quelques jours, la presse fut prise d’une grande agitation autour de cette mort. D’abord la nouvelle fut reprise partout en France, avec son lot d’erreurs et de copier-coller malheureux. « Lamirelle », « Lamireille », deux enfants, enseignant à Nonville sont les plus fréquentes. D’autres erreurs circulent concernant la marche en elle-même avec des centaines de soldats incapables de rejoindre la caserne. La dureté de la marche est évoquée à demi-mot par l’Est Républicain le 20 août8 :
Il ne nous appartient en aucune façon d’apprécier l’utilité des manœuvres que viennent d’effectuer, pendant 36 heures, en cette saison torride, la division de Nancy et la deuxième division de cavalerie indépendante de Lunéville.
On n’entraîne pas des troupes en les mettant dans du coton, et c’est au champ que la 11e a mérité d’être baptisée division de fer.
Toutefois, il nous est impossible de taire l’impression pénible provoquée dans tout Nancy pas la rentrée – jeudi – des régiments de la 11e division, notamment du 79e d’infanterie.
Cette rentrée, en pleine chaleur, a ressemblé – au moins pour ce dernier régiment – à une débandade.
On sait de quelle respectueuse sympathie la population entoure les chefs de la 11e division ; cette population ne peut cependant dissimuler la douloureuse émotion que lui a causée ce spectacle.
Il est à souhaiter que les autorités militaires s’inspirent constamment de l’exemple de Turenne, de qui on a dit que ce grand général pouvait tout exiger de ses soldats parce que nul ne savait mieux ménager leurs forces.
Cependant, le plus marquant fut la réutilisation de cet événement par la presse engagée. L’Aurore9 en profite pour attaquer frontalement le commandant du régiment, le colonel de Lardemelle. Le texte est cinglant, tout comme la conclusion « Tant il est vrai qu’il est plus facile, pour ces messieurs, de conduire leurs hommes à la mort que de les conduire à la victoire ».
Partant de rumeurs sur les faits, puis sur une rumeur sur le résultat de l’autopsie dont il n’a pas été possible de retrouver l’origine, certains journaux profitèrent de l’émotion pour attaquer l’institution militaire. Pourtant l’enquête officielle était close dès le 21 et mettait bien en cause l’insolation non une quelconque faute de Lamirel. Cela n’empêcha pas le journal La Fronde10 de publier le 27 août un brûlot usant d’ironie dont voici la partie sur notre caporal et la rumeur sur les causes de sa mort :
« Quant à Lamirel, le caporal réserviste, le pauvre instituteur de Nonville, père, me dit-on, de deux enfants, s’il est mort, c’est bien de sa propre négligence. Atteint d’une hypertrophie du cœur, il n’a pas prévenu… voilà ! Qui donc avait osé parler de congestion ? »
L’exemple le plus frappant vient de « Le Journal » du 25 août qui publia un éditorial reposant sur des informations fausses alors que la rédaction le savait et avait reçu des éléments pour comprendre la réalité de la situation. L’éditorial fut publié intégralement, accompagné de quelques lignes de justification mais sans article sur les faits tels qu’ils se sont passés.
Maurice Donnay y raconte le parcours de deux soldats du 79e qui souffrent de 38 km de marche le 18 août, en mentionnant en passant Lamirel.
« (…) En vain le colonel, du haut de son petit cheval, leur ordonne de se relever, de rejoindre leur compagnie, les excite, et même les menace ; mais ils ne se relèvent pas, ils feront de la grosse boîte, ils iront au gnouf, à Biribi si l’on veut, tant pis ! (…)
Or, il y avait trois cents soldats, le long de la route, qui ne voulaient plus rien savoir. Admirable expression par laquelle sont tout de même vaincus les professeurs d’énergie, comme le colonel du 79e de ligne. Ce colonel a traité ses hommes comme des intellectuels, et pourtant, je suis sûr que la plupart avaient le respect de la chose jugée. Ils étaient partis pleins d’humeur et de bonne volonté ; ils aimaient l’armée, le drapeau et la France.
Une enquête est ouverte : le colonel a été mis aux arrêts, à l’ombre par conséquent, et ça n’est vraiment pas assez. Et quand on songe aux peines extrêmes encourues par les soldats qui refusent d’obéir à leurs chefs, quelles peines extrêmes aussi mériteraient les chefs qui commandent des choses au-dessus des forces du soldat. Pour parler un langage elliptique, le Code militaire devrait être réciproque.
Le colonel du 79e de ligne ne peut invoquer qu’une excuse : c’est qu’il ait été frappé d’insolation avant ses hommes.
L’insolation seule expliquerait sa conduite ».
La presse se désintéressa très vite de cette histoire. On y apprend juste qu’à la rentrée d’octobre 1898, Victor Lamirel est remplacé par monsieur Horiot, instituteur stagiaire venant de terminer son service actif11.
La dernière mention de ce drame dans la presse date du 25 août 1899. Dans un article dans Le Mémorial des Vosges12 sur l’assemblée de l’association amicale des anciens élèves de l’école normale de Mirecourt qui s’est tenue la veille. « l’honorable président met aux voix le projet de dépôt, sur la tombe du jeune Lamirel, décédé, victime du devoir, sous les drapeaux, d’une plaque commémoratrice (sic) en marbre (adopté). »
- En guise de conclusion
Cet exemple montre une nouvelle fois le fonctionnement de la presse de l’époque, reprenant des nouvelles données par d’autres journaux sans vérification, parfois maladroitement. L’information était déjà nationale mais très partielle. Elle se révélait aussi partiale dans certains journaux d’opinion, utilisant le fait pour appuyer une opinion, quitte à tordre la réalité des faits.
Ce parcours singulier et tragique de Victor Lamirel ouvre d’autres questions : la mémoire de cet instituteur résista-t-elle au maelström de la Première Guerre mondiale ? Plus de cent ans après, la sépulture de Victor Larimel et la plaque en son honneur existent-elles toujours ?
- Sources :
Archives départementales des Vosges :
1 R 1408 : fiche matricule de Lamirel Louis Victor, classe 1891, matricule 218 au bureau de recrutement de Neufchâteau.
https://recherche-archives.vosges.fr/ark:/50275/vta559a5bb0a8e09/daogrp/0/35
1 R 1419 : fiche matricule de Lamirel Jules Henri, classe 1892, matricule 294 au bureau de recrutement de Neufchâteau.
https://recherche-archives.vosges.fr/ark:/50275/vta55afca0a4e482/daogrp/0/15
4E408/9 : état civil de la commune de Rouvres-la-Chétive, acte de décès de Louis Victor Lamirel, n° 24.
https://recherche-archives.vosges.fr/ark:/50275/vta53a49429c432f/daogrp/0/12
Gallica :
L’Est républicain, 21 août 1898, page 2/4.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7490835t/f2.item
Graillet, J. B., Notice sur l’École Normale de Mirecourt (2e édition), Épinal, Impr. Busy, C. Huguenin, 128 pages.
Victor Lamirel est cité comme 1118e reçu de cette école normale, page 123.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5510815p
- Manuel général de l’instruction primaire, 3 septembre 1898, page 4/8. ↩︎
- Le Mémorial des Vosges, 24 juillet 1891, page 3/4.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k73922762/f3.item ↩︎ - https://fr.geneawiki.com/wiki/88451_-_Senones?mobileaction=toggle_view_desktop consulté le 25/08/2024. ↩︎
- Le Mémorial des Vosges du 28 août 1898, page 2/4.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7394467d/f2.item ↩︎ - Le Mémorial des Vosges du 3 avril 1897, page 2/4.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7394031d/f2.item ↩︎ - L’Est Républicain du 21 août 1898, page 2/4.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7490835t/f2.item ↩︎ - Capitaine Julien Jean Marie Cathala (1854-1934). Il est commandant au bureau de recrutement de Périgueux en 1917. Lien vers son dossier de la Légion d’honneur : https://www.leonore.archives-nationales.culture.gouv.fr/ui/notice/69625 ↩︎
- L’Est Républicain du 20 août 1898, page 2/4.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7490834d/f2.item ↩︎ - L’Aurore du 24 août 1898, page 1/4.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k701677m ↩︎ - La France du 27 août 1898, page 2/4.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k67033819 ↩︎ - Le Mémorial des Vosges du 1er octobre 1898, page 2/4.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k73945010/f2.item ↩︎ - Le Mémorial des Vosges du 25 août 1899, page 3/4.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k73947750/f3.item ↩︎