Cette thématique a déjà été abordée avec des exemples extrêmes. Ici, le cas est tout aussi peu fréquent, ce qui explique que la presse locale s’y intéressa. Il n’en fut pas fait publicité dans toute la Métropole, mais surtout dans le Sud-Est du pays, autour de la garnison du 17e RI de Gap et dans quelques autres journaux, dont Le Petit Journal (3 novembre 1907) d’où est extrait cet entrefilet. La question est de savoir comment un conscrit de 1,35 m a-t-il pu être incorporé, la limite basse étant fixée à 1,52 m sauf pour les soldats de plus petite taille compensant par une force supérieure ?
Un « bleu » de 1 m. 36
(Dépêche de notre correspondant)
Gap, 2 NovembreLa garnison de notre ville compte, fait peu banal, un troupier qui mesure 1 m. 35 de taille.
Ce jeune « bleu », nommé Bernaudon, habitant Saint-Crépin, pris au conseil de révision comme bon pour le service, malgré son absence, fut incorporé au 17e de ligne.
Ses officiers furent stupéfaits quand Bernaudon se présenta devant eux et l’envoyèrent devant le conseil de révision.
Le petit soldat supplia tellement le major de le prendre que celui-ci y consentit enfin.
Bernaudon, heureux et fier de porter l’uniforme, se promène tous les soirs sur nos boulevards avec un petit air tout à fait martial.
- Tout s’explique
Étant absent à son conseil de révision, il fut automatiquement classé « Bon absent », reçut sa convocation et se présenta à la caserne. Beaucoup de conscrits faisaient valoir leurs droits à la dispense ou à l’exemption. Tel ne fut pas le cas de Cyprien Bernaudon et il semble que ce fut un acte volontaire. En effet un autre article précise1 : « Il ne s’était pas présenté au conseil de révision dans la crainte d’être déclaré impropre au service militaire ». Il faut évidemment prendre avec prudence cette affirmation qui ne peut être recoupée avec d’autres documents. Cependant, le fait qu’il ait clairement souhaité rester à la caserne alors qu’il avait un motif valable pour être exempté immédiatement semble aller dans le sens de l’article.
Une fois à la caserne le 8 octobre 1907, c’est sa fiche matricule qui nous en apprend un peu plus. Il passa bien devant une commission de réforme qui le classa « service auxiliaire » le 17 octobre. La décision fut validée par le Gouverneur militaire de Lyon le 22 octobre. Si ce journal dit vrai, il « travaille chez le maître cordonnier »2. Toutefois, la situation ne dura pas longtemps. Il fut réformé par la commission spéciale de Gap le 2 décembre 1907 pour insuffisance de développement. Pourquoi les autorités militaires changèrent-ils de décision, rien ne permet de le dire. Choix de l’armée ? Choix de l’intéressé ?
Cependant, l’histoire militaire de Cyprien Bernaudon ne s’arrête pas là : la Grande Guerre est déclenchée sept ans plus tard.
Il passa devant le conseil de révision fin 1914 qui maintint son exemption. Ce ne fut pas le cas en 1917. La loi du 20 février lui demanda de repasser devant une commission médicale. Suivit-il la même stratégie en omettant de se présenter ? Quoi qu’il en soit, il fut classé service armé !
Il arriva le 23 mai 1917 au dépôt du 141e RI. Le 1er septembre 1917, la commission de réforme de Marseille le classa « service auxiliaire ». Il resta sous l’uniforme mais il ne partit pas en unité combattante. Son parcours ne s’arrêta pas là : la même commission de réforme de Marseille le jugea apte « aux armées » le 20 septembre 1917. Cela signifie qu’il pouvait être envoyé non en unité combattante mais dans la zone des armées proche du front. Le 31 mai 1918, il quitta le dépôt du 141e RI pour être affecté au 2e groupe d’aviation. Qui dit affectation dans l’aéronautique, dit fiche spécifique dans Mémoire des Hommes. On apprend grâce à ce document qu’avant d’arriver dans l’aéronautique, il était géré par le 58e RI d’Avignon. Il fut affecté comme cordonnier. Cela fait sens car lors de son court passage au 17e RI de Gap, c’est la fonction qu’il aurait occupé d’après la presse. Peut-être le fut-il aussi au dépôt. Partant de Bron, il fut envoyé dans la zone des armées le 25 septembre 1918 et travailla dans le Parc 1 puis le Parc 8. On le démobilisa le 28 mars 1919.
- En parallèle, le sort du frère de Cyprien
La famille Bernaudon était notamment composée de deux fils : Cyprien et son frère cadet d’un an, François Étienne. De la classe 1907, ce frère était berger et résidait dans la canton de Craonne à Chemerzy dans l’Aisne. Comme son frère, il avait une taille de 1,45 m, soit 7 cm de moins que la taille requise. Il fut exempté par le conseil de révision. Il finit pas être mobilisé comme Cyprien en mai 1917 et dut rejoindre des régiments coloniaux. Il ne quitta jamais le dépôt. Il fut démobilisé en juillet 1919 et décéda en 1975.
- En guise de conclusion
Difficile de ne pas voir une explication à la taille des deux frères dans l’exemption du père, Joseph Simon classe 1876. Faute de fiche matricule, impossible d’en connaître la cause pour l’instant mais il ne serait pas surprenant qu’il s’agisse d’une question de taille. En tout cas, ce défaut de taille n’empêcha pas les deux frères de revêtir l’uniforme, même s’ils ne rejoignirent jamais une unité combattante et si leur action est inconnue. En tout cas, la recherche semble confirmer les quelques allégations lisibles dans la presse concernant Cyprien. Mais d’autres sources peuvent exister dans les archives qui permettraient de compléter encore ce parcours.
- Pour en savoir plus :
Le parcours des exemptés d’avant-guerre pendant la Grande Guerre :
Un autre exemple de soldats de petite taille :
- Sources :
Archives départementales des Hautes-Alpes
1 R 926/1 : table alphabétique de la classe 1876, bureau de recrutement de Gap.
https://archives.hautes-alpes.fr/ark:/23599/vta2f617472273bda67/daogrp/0/2
1 R 1032 : fiche matricule de Joseph Cyprien Bernaudon, classe 1906, matricule 1047 au bureau de recrutement de Gap.
https://archives.hautes-alpes.fr/ark:/23599/vtad4624609e2c3f51e/daogrp/0/64
Service Historique de la Défense
Fiche du personnel aéronautique de Cyprien Bernaudon : https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/ark:/40699/m00523ad09721c87
Archives départementales de l’Aisne
20 R 118 : fiche matricule de François Étienne Bernaudon, classe 1907, matricule 1151 au bureau de recrutement de Laon.