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25 – La bousine, Argonne, 311e RI, 1917

La guerre, les tranchées, les combattants… Ce sont les mots qui viennent le plus en tête lorsque l’on évoque la Première Guerre mondiale. Pourtant, tous les hommes mobilisés n’ont pas été des combattants des tranchées, de la même manière que l’intégralité des effectifs d’un régiment n’allait pas en première ligne. Ces deux clichés nous montrent des hommes dont les fonctions n’en étaient pas moins essentielles : les cuistots.

  • Un groupe de cuisiniers

Au 311e RI comme dans les autres unités de l’armée française, chaque compagnie avait ses cuisiniers, chargés de préparer le « jus », les repas et d’assurer la distribution. Pour bien marquer leur fonction, ils posent autour de la roulante, ustensiles de cuisine à la main : louche, poêle et couteau sont visibles.

Les tenues sont fort disparates : à l’exception du sergent (à gauche), et du caporal (à droite), les uniformes sont variés. Guêtres, jambières ou bandes molletières ne sont que quelques exemples. La discipline semble relâchée à ce niveau, même s’il peut y avoir une logique au moins pour celui portant des jambières (le conducteur de l’attelage ? ). Il est tout de même étonnant de trouver encore des guêtres si tardivement dans la zone des armées. Même chose pour la barbe dont la taille, problématique pour le port des protections contre le gaz, semble peu adaptée.

Par chance, bien qu’il n’indique ni le lieu ni la date ni clairement son identité (l’écriture de la signature est très difficile à lire), l’auteur de la carte donne sa fonction et celle des autres hommes présents.

« Me voilà arrivée avec ma roulante ainsi que mes camarades pour faire la cuisine, le sergent derrière mois, le caporale dordinaire à droite, et le chef de cuisine avec son couteau appuyée derrière la bousine. Si vous voulais nous acceptée ses linstant et le moment ou demie tour. Aurevoire bonjour a tousses. Ton mari pour la vie
E. Polion »

L’écrit est d’un niveau assez médiocre, plusieurs mots étant écrits phonétiquement et les erreurs de découpage sont visibles. On notera avec intérêt l’utilisation d’un mot du fameux argot des poilus (et pas seulement), à savoir « la bousine », pour parler de la roulante (une « bousine » étant un engin »).

Grâce à ce texte, on entrevoit l’organisation d’une équipe de roulante chargée de nourrir la compagnie : un chef cuistot, simple soldat, des cuistots (en nombre inconnu pour l’instant). Le sergent est probablement celui chargé de l’ordinaire. Pour le caporal, c’est écrit : il est le caporal d’ordinaire de la compagnie au moment de la prise de vue.

  • Un lieu

A défaut de localisation pour l’instant, on peut au moins s’intéresser à ce petit espace. Les hommes ont abrité leur roulante sous un appentis à flanc de colline. Une voie de 60 passe devant. Un fossé a été creusé, probablement pour recevoir les écoulements lors des préparations : un homme peut s’asseoir dedans.

Localiser avec précision le lieu serait un plus, mais le faible nombre de détails ne permet pas d’avoir de certitudes. On trouve bien un élément permettant une datation minimale : on note la présence de pastilles sur les pattes de collet qui indiquent le bataillon. Or ces pastilles sont mises en place par le règlement du 26 juillet 1916. Elle ne peut donc être antérieure. Mais cela laisse un grand nombre de possibilités, toutefois la patte de col losange du caporal ne porte pas encore les soutaches réglementaires à partir de janvier 1917.

Cependant, le temps entre le règlement et son application était très variable et empêche d’avoir des certitudes. A-t-elle été prise dans un des différents secteurs sur le front de Verdun de juillet à décembre 1916 ? De janvier à septembre 1917 en Argonne ? Au cours de son séjour en Italie en 1917 ? En listant les lieux où se trouvaient des voies de 60, il serait possible de faire des hypothèses. Si on disposait d’une vue plus générale ou mieux d’une photographie du même lieu, la recherche serait plus simple, mais avec des « si »…

Et bien les « si » arrivent parfois. Cette fois-ci sous la forme d’une troisième photo-carte envoyée par la même personne et identique à la première mais avec un texte différent :

« Mes chers petites filles
Voila un souvenire de vôtre Papa a conservée
Campagne 1914-15-16-17
Fais au Nouveau Cottage Argonne Meuse »

Par chance, presque tout y est : la période et le lieu précis. On est donc en 1917 quand le 311e était en Argonne. Maintenant reste à essayer de trouver ce « Nouveau Cottage ». À moins qu’il ne s’agisse d’une référence humoristique et ironique, le « cottage » signifiant « petite maison de campagne ».

C’est le JMO du 311e qui nous donne une piste : il y est mentionné en 1917 un « Nouveau Cottage » en 2e ligne où est le bataillon de réserve. Le terme « nouveau » doit probablement être compris comme une référence au « Cottage » qui était la dénomination d’un PC, d’un boyau et d’un autre lieu-dit dès 1915, tous proches du lieu où se trouvait le camp « Nouveau Cottage ».

Autre élément qui semble confirme la localisation, des documents datés d’avril 1917 publiés par le blog « Argonne 14-18 » à propos du tunnel du Gothard tout proche : le 311e RI en a la responsabilité et doit veiller à ce que la voie de 60 reliant le Nouveau Cottage au Ravin des Courtes Chausses soit toujours camouflée en recouvrant de terre systématiquement les traverses métalliques. Or, les traverses sont invisibles sur la photographie. Toutefois, sur la seconde photographie qui suit, un homme a posé son pied sur une traverse et il paraît douteux que ce soit une voie de 60, l’écartement entre les rails ne semblant pas dépasser 40 centimètres et la voie passant tout de même très près de l’abri. Une voie pour wagonnet alors ?

  • Identifier la roulante

La vue permet d’observer les caractéristiques de cette roulante. Toutefois, comme on l’apprend dans l’article de Jean-Claude Latour dans le magazine GBM n°102 (voir sources), cela s’avère complexe en raison de la grande diversité des fournisseurs et des modèles qui furent fournis à l’armée.

  • Un même lieu à un autre moment ?

La seconde photo-carte n’est pas écrite. Cependant, dans l’équipe photographiée, on retrouve au moins une tête maintenant connue : notre barbu, auteur de la carte et peut-être l’homme assis dans le trou devant la roulante ?

Cette seconde photographie a de nombreux points communs avec la première, ce qui conduit à se poser plusieurs questions : est-ce le même lieu ? Est-ce la même équipe ? Pour la seconde question, il est probable que soit l’équipe a changé, soit que notre cuistot barbu a été affecté à une autre compagnie, soit qu’un groupe d’hommes a été photographié prenant la pose sans s’occuper de l’appartenance à une compagnie. Cette dernière idée pourrait être confirmée – mais c’est impossible dans notre cas – par la présence claire de deux groupes de quatre de part et d’autre de l’appentis et de la roulante.

Mais un appentis, une roulante, un homme assis dans un fossé… Serait-ce le même lieu ? Si l’on ajoute le passage d’une voie de 60 (ou plus étroite) juste devant et surtout un modèle de roulante identique.

Il y a toutefois des différences flagrantes, outre les hommes qui ne sont les mêmes : les tôles du toit sont disjointes, la colline semble plus marquée, avec des tas de bois visibles. On ne voit pas d’étais ni de sacs de sable. Mais pour conclure, il faudrait savoir si cette photographie est postérieure ou antérieure à la première ? Peut-être a-t-elle été prise à proximité, vu la physionomie du lieu très ressemblante ? La différence de qualité entre les deux clichés est-elle un élément significatif ? Si c’est le même lieu, peut-on imaginer qu’il y ait eu un bombardement ? Cette dernière hypothèse n’est pas si farfelue, le « Nouveau Cottage » étant en seconde ligne, à portée des canons allemands, même si cet abri est situé à contre-pente, donc à couvert théoriquement des tirs.

Cette seconde photographie a une mise en scène un peu plus élaborée que la première. Chacun s’est mis en action : l’un coupant la viande, d’autres faisant une distribution et un dernier ayant son calepin à la main pour noter (sans doute un caporal mais ses galons sont cachés par sa canne ; on remarque tout de même sa décoration et ses brisques de présence au front).

Hélas, le cliché est légèrement flou, ce qui empêche de faire des gros plans significatifs afin de compter les brisques ou déterminer si le numéro de régiment est bien « 311 » comme sur la première image.

Pas assez floue heureusement pour constater que les deux clichés n’ont pas été pris au même moment : dans le premier les brodequins sont boueux, dans le second, ils sont bien secs.

  • En guise de conclusion

Poser, se mettre en scène revient très souvent dans les photographies de cette époque, en arme ou, comme ici, avec les ustensiles liés à leur fonction. Il est dommage que l’homme qui a écrit la première n’ait pas jugé utile de nommer tous ses camarades, de dater sa carte. Ces deux images nous confrontent une fois encore à un nombre important de questions : outre le classique « qui est cet homme », on continue de s’interroger sur l’organisation du groupe, mais aussi s’il s’agit toujours du même abri. Maintenant qu’une localisation précise a été trouvée, il faut espérer que d’autres images du même lieu finissent par être disponibles afin de continuer à les faire parler.

  • Pour aller plus loin :

Toute recherche sur une roulante passera par l’article de Jean-François Latour sur le sujet. Il permet de faire le tour de la question en plus d’avoir une magnifique iconographie (comme toujours dans cette revue).

LATOUR Jean-François (2011). « 1905-1916, La « roulante » au service du poilu », GBM Histoire de Guerre, Blindés & Matériel n°102, octobre, novembre, décembre, pages 47 à 56.

Concernant l’Argonne, la consultation du blog très bien documenté sur le secteur est toujours utile : Argonne 1914-1918.

  • Sources :

JMO du 311e RI, SHD 26 N 747/4 et 747/5. Accès direct au premier volume sur le site Mémoire des Hommes.

JMO de la compagne 4/1 du génie, SHD 26 N 1320/2, vue 25/50. Accès direct au JMO sur le site du SHD.

Gallica : Extrait de l’Illustration du 4 septembre 1915. Source : Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans, GE D-9267. Accès direct au document sur Gallica.


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