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63 – En marche, 129e RI, 1912

Les hommes en train de manger est un thème extrêmement fréquent dans les clichés d’avant-guerre. Le moment est propice pour que les soldats prennent la pause et certaines marches étaient des passages obligés de leur vie. Les photographes le savaient. Ces deux images en sont un bon exemple.

  • Au 129e RI

Comme le vendeur l’a indiqué sur le verso d’une carte, ces deux groupes d’hommes appartiennent au 129e RI du Havre. Si le 129 de l’homme ci-dessous ressemble à un 128, les autres képis, les autres cols et surtout la pancarte ne laissent aucun doute.

On apprend même grâce à la petite plaque qu’il s’agit de la 1ère section de la 4e compagnie.

Sur les deux clichés, les hommes sont en train de manger et boire. Ils le montrent de manières différentes : soit avec leur quart, soit avec leur bouthéon individuel modèle 1897.

Le seau en toile modèle 1891 est aussi présent sur les deux clichés. Sur le deuxième, un homme est en train de manger tranquillement pendant que le groupe est en train de poser.

L’un d’entre-eux montre même ce qu’il est en train de manger dans son plat à viande.

Sur le second cliché, la boisson est aussi à l’honneur :

Mais là  n’est pas l’essentiel. Le plus intéressant est le lien que l’on peut faire entre les deux images et entre les rectos et les versos.

  • Qui sont Robert et ses camarades ?

« Bonjour à tous,

2e étape la santé est pas trop mauvaise

Robert »

Si le texte de la seconde carte est laconique et ne nous apprend pas grand-chose (deuxième jour de marche), la première est beaucoup plus riche.

« Cher Frère

Je t’envoie ma photo. je suis un peut fatigué c’est l’étape de 32 K de Bolbec au Havre en est à la grand-halte j’ai une sale tête car je viens de faire le fricot et sa fume tellement j’y vois que d’un bras… et mon sergent de section un rappelé de 5 ans après avoir été civil.

Un croix ou je suis et mon bleu a l’etoile

Ton frère

Robert »

On découvre donc qui est Robert grâce à la croix, et on peut l’identifier également sur le second cliché.

On fait aussi la connaissance avec son bleu et son sergent.

Deux autres éléments expliqués par Robert sont discernables sur le cliché. D’abord, on voit que la première image est bien moins nette que la seconde. La fumée en est probablement la cause. Ensuite, Robert a une tenue légèrement différente de celle de ses camarades. Il a enlevé ses brelages et porte une sacoche en cuir, peut-être une sacoche de selle. Il l’explique lui-même : il est de corvée de cuisine (il ne faut pas voir dans le mot « fricot » la recette du ragoût, mais un usage plus familier)..

Si l’on en croit ce qu’il écrit, Robert Lamelle est un soldat de la classe 1909. Un nom, une classe, une opportunité de le retrouver dans les sources.

  • Retrouver Robert Lancelle :

Même si les éléments notés dans les cartes doivent être prises avec précaution (le « bleu » l’est-il vraiment, est-ce de l’ironie ou le contraire : c’est son ancien ?), tout porte à croire en l’état actuel des informations disponibles qu’il est un soldat de la classe 1909 (incorporée en 1910, et ayant un bleu en 1911, la carte étant datée de 1912, époque où le service est de deux ans).

Dans les bureaux de la Seine, seul un « Alfred » Lancelle est inscrit pour la classe de recrutement de 1909. Impossible de voir pour l’instant s’il s’agit éventuellement de la bonne personne.

J’ai trouvé la trace d’un « Robert » Lancelle grâce à Généanet, dans la Somme. De la classe 1911, ce simple élément ne plaidait pas en sa faveur. Toutefois un engagement volontaire étant possible, j’ai vérifié et trouvé qu’il s’agissait d’un artilleur du 42e RA. Fausse piste. De même, on ne peut éliminer qu’il ait été ajourné. Il faudrait donc faire des recherches dans la classe précédente au moins.

Des recherches dans le 78, le 76 n’ont rien donné. L’absence de toute ressource numérisée en Seine-Saint-Denis bloque toute avancée en partant de l’adresse du frère, dont hélas le prénom n’est pas donné.

La recherche est donc pour l’instant en attente de nouvelles sources et pistes. Je ne doute pas que Robert finira par être découvert.

  • Une foule de détails

La numérisation en haute définition (et ici je parle en 2400 dpi) permet de mettre en valeur quelques détails.

J’ai quelques doutes pour l’homme portant la pancarte mais aucun pour les deux hommes à gauche de cette image. Il s’agit de soldats de première classe.

Concernant la pancarte, il ne s’agit pas d’une ardoise fournie par le photographe. En effet, ce n’est pas une ardoise et elle n’est pas écrite à la craie. Elle a été réalisée à l’aide d’un pochoir. J’ajoute qu’en observant la seconde photographie, on retrouve la pancarte ! Il faut chercher un peu.

Elle est sur le dos du havresac d’un soldat. Je ne peux garantir qu’il s’agisse de la même, je verrais un « 3 » au lieu d’un « 1 » pour la section. Était-elle utilisée pour identifier le groupe pendant la marche ?

Pour ce qui est des havresacs, ils sont du modèle 1893. Un homme l’a ouvert et fouille à l’intérieur. C’est aussi l’occasion d’observer la mise en faisceau des fusils lors des haltes.

Ce même homme nous permet de voir un détail rarement observable : la housse de son bidon modèle 1877 porte son étiquette de coton portant un tampon de réception.

À l’arrière-plan, on perçoit le drapeau du régiment dans sa housse, placé sur un faisceau. Généralement, il est placé à cheval sur deux faisceaux, mais un seul suffit à le protéger du contact du sol.

Les couverts réglementaires semblent d’une solidité relative. Il faut tout de même imaginer qu’ils avaient de l’usage.

Cet homme ne doit pas avoir une chique, il est simplement en train de manger. L’image montre la pastille identifiant la collection d’instruction. On la voit sur le képi et sur le col de la capote.

La première carte montre un paysage de village ou de ferme dans la campagne entre Bolbec et le Havre comme l’indique le parcours fait ce jour là. Difficile d’espérer retrouver le lieu exact tant on manque d’indices. Si en plus le cliché n’a pas été pris le long d’une route, c’est encore plus ardu. Je me contenterai donc de constater qu’en ce mois d’avril 1912, les arbres ne sont pas encore en fleurs, mais le sol n’est pas humide.

Godillots, guêtres et uniformes sont secs et exempts de toute tache de projections, de poussière, de boue ou d’humidité.

La dernière question qu’on peut se poser en voyant ces deux clichés est de savoir s’ils furent pris le même jour. Difficile de le dire. Les indications de chaque courrier sont incomplètes :

8?-4-12 pour la première. 9-?-1 ? pour la seconde. Autant dire qu’elles n’aident pas du tout.

«  c’est l’étape de 32 K de Bolbec au Havre » pour la première et « 2e étape ». Pour la seconde. Certaines marches duraient plusieurs jours. Qui sait ? La mise en relation est impossible en raison d’un dernier problème : les cachets postaux sont incomplets. Seul un élément ne plaide pas pour une prise par le même photographe : sur l’un des clichés on peut lire « 55 » et rien sur l’autre. Il s’agit d’une indication faite par le photographe pour retrouver le cliché dans une série. Si les deux clichés appartenaient à la même série, il devraient être numérotés tous les deux.

  • En guise de conclusion (1, novembre 2017)

Ces images de soldats en groupe à la popote, malgré leur caractère répétitif, méritent d’être bien observées. Si en plus elles possèdent un texte qui en explique certains éléments, elles sont encore plus intéressantes, même si de nombreuses interrogations dans l’immédiat restent sans réponse et que certaines n’en obtiendront jamais. On y découvre un ou quelques hommes, parfois des ustensiles, parfois une histoire en plus d’un contexte.

  • Robert probablement identifié

À peine mis en ligne, cet article a attiré l’attention de Thibaut Vallé. Il a rapidement identifié un homme en suivant la piste des adresses et en cherchant une autre lecture du nom écrit.

Voici ce que Thibaut explique :
« Je miserai plutôt sur un LARUELLE plutôt que LANCELLE, et plus précisément sur Robert Eugène, né le 7 février 1892 à Fontenay-sous-Bois. Il porte le matricule 4602, classe 1912 au 4e bureau de Paris.
Pourquoi lui ? Parce qu’il est le fils de Désiré Hippolyte et de RICHARD Marie Julie. Son frère Paul Henri, né à Fontenay le 18 avril 1887, s’est marié à Montreuil où il doit résider en 1912. On a donc le monsieur Laruelle de Montreuil et son frère Robert, qui par un engagement volontaire aurait pu être sous les drapeaux en 1912.
Le père, Désiré, est décédé en 1893, sa veuve s’est remariée en 1909 à Charles Albert louis BOBOUL, à Vincennes, à l’adresse qui correspond à la seconde carte.
Robert aurait ainsi écrit à son frère à Montreuil ainsi qu’a sa mère et à son beau père à Vincennes.

Robert s’est marié en 1916 au Havre (casernement du 129e), et il n’est mentionné que comme « plombier » dans l’acte sans aucune référence militaire. En tout cas, si Robert des photographies est ce Robert, son sort est connu : en mars 1917 il est tué alors qu’il est au 236e RI. »

Le fait qu’il s’adresse à son frère dans une des cartes va dans le sens de cette hypothèse et semble éliminer la carte d’un ami ou d’un cousin. La mise en ligne des fiches matricules courant 2018 par les archives de Paris permettra, sans l’ombre d’un doute, de confirmer cette identification et de mieux comprendre son parcours à partir de la mobilisation. Ce sera aussi l’occasion de confirmer les circonstances de son décès, lors d’un mouvement offensif du 236e RI.

  • En guise de conclusion (2)

Donner une identité à un visage et à l’auteur de cartes ajoute une dimension considérable à ces travaux. Il ne s’agit plus seulement de faire parler des détails dans une image mais alors de retrouver le parcours d’un homme, d’une famille.

  • Les vies de Robert Laruelle

    La troisième et dernière partie de cette recherche est désormais possible grâce à la mise en ligne des fiches matricules des bureaux de recrutement de la Seine. Le constat est simple : Thibaut Vallé a trouvé la bonne personne. Par contre, son parcours est plus complexe que ce qu’on pouvait imaginer.

    La fiche matricule nous apprend que charcutier, il vit à Vincennes et s’engage volontairement au 129e RI le 4 mars 1910. Il vient d’avoir 18 ans le 7 février.
    Le 1er octobre 1911, il devient tambour. Ce qui pend devant lui n’est pas une sacoche quelconque mais bien une partie du tablier de tambour visible sur d’autres images. Cet élément donne une datation plus précise de ces photographies : au printemps 1912 ou 1913.

Image de gauche : voir la recherche sur Marcel Fontaine.

    Son parcours prend un chemin inattendu le 19 mai 1913. Ce jour là, il manque à l’appel. Il est déclaré déserteur un mois plus tard mais est vite arrêté et passe devant le conseil de guerre. Il est condamné le 18 juillet 1913 mais avec des circonstances atténuantes. 

    Il reste probablement en prison jusqu’au 28 février 1914 quand sa peine semble suspendue. Il est alors transféré au 36e RI le 6 mars 1914. C’est dans ce régiment qu’il apprend la mobilisation.
Ensuite, son parcours est plus complexe car peu détaillé. Il est blessé le 24 juin 1915 à Aix-Noulette, victime d’un arrachement à l’oreille droite. De retour au front, il est à nouveau blessé le 21 avril 1916 par balle. Le 16 avril 1917, il est tué, probablement lors d’une des reconnaissances organisées par le 236e RI « pour reconnaître les défenses accessoires ennemies » indique le JMO, sans aucune autre précision.

  • En guise de conclusion (3, avril 2021)

    De deux photographies anonymes, le temps, les synergies et la mise en ligne d’archives ont permis de découvrir l’identité de celui qui pose et son parcours individuel loin d’être dans la norme.
    L’enquête n’est toutefois pas complètement achevée. Son parcours de guerre est mal établi tant il est difficile de savoir s’il est au 36e RI ou 236e RI aux différentes étapes de son parcours. Si cette partie sera difficilement documentée, il reste possible d’accéder à son dossier de conseil de guerre, permettant de savoir quel soldat il était, les circonstances et les motivations exactes de sa désertion.

  • Remerciements :

À Denis Delavois qui m’a fourni cette matière pour une recherche et à Marc, « Marcus » du Forum Pages 14-18, pour son aide sur la sacoche en cuir et le drapeau.

Une fois de plus, un immense merci à Thibaut Vallé pour son aide déterminante.

  • Sources :

– Archives départementales du Val de Marne : https://archives.valdemarne.fr/recherches/archives-en-ligne

Naissances :
Paul Henri LARUELLE 28/04/1887, Fontenay sous Bois, côte 1MI2322 3, vue 13, acte 22.
Robert Eugène LARUELLE 07/0/1892, Fontenay sous Bois, côte 1MI2322 5, vue 75, acte 12.

Mariage :
BOBOUL X RICHARD, 24/08/1909, Vincennes, côte 4E4110 1, vue 188, acte 220.

Décès :
Désiré Hippolyte LARUELLE, 03/05/1893, Fontenay sous Bois, côte 1MI2326 1, vue 107, acte 56.

– Archives départementales de Seine Maritime :

Mariage :
LARUELLE X MARIE, 03/03/1916, Le Hâvre, côte 4E20006, vue 126, acte 175.

– Archives départementales de Seine et Marne :

JPL 3_247 : Journal de Rouen n° 200 du samedi 19 juillet 1913.

– Archives de Paris :

D4R1 1704 : fiche matricule de Laruelle Robert, classe 1913/1909, matricule 4602 au bureau de recrutement de la Seine 2e bureau.

– Service Historique de la Défense :

SHD GR 26 N 724/15 : JMO du 236e RI, 1917-1918.

  • Orientation bibliographique :

Pour tout ce qui concerne uniformes et ustensiles, un ouvrage reste incontournable :

Dekerle S., Mirouze L., L’Armée française dans la Première Guerre mondiale – Uniformes, équipements, armements, Tome 1 1914, Vienne (Autriche), Editions Verlag, 2007.

  • Aussi sur le site :

Étude d’un autre cliché d’un soldat du 129e RI.


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