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Miche Goya, Jean Lopez, L’ours et le renard

Miche Goya, Jean Lopez, L’ours et le renard, Histoire immédiate de la guerre en Ukraine, Paris, Perrin, 2023.

J’écris cette introduction avant d’avoir lu quoi que ce soit, interviews, extraits, commentaires et sans avoir ouvert le livre. Rarement je n’ai eu un a priori aussi positif pour une nouveauté. En effet, cet ouvrage coche toutes les cases pour être riche. Les deux auteurs sont connus pour la qualité de leurs travaux historiques, tous deux œuvrent pour une transmission du savoir à tous en réalisant un travail rédactionnel conséquent. Si Jean Lopez a une plume plus technique et spécialisée sur l’armée soviétique1, celle de Michel Goya est particulièrement pédagogique.

Certes, le sujet éloigne de la Première Guerre mondiale, mais on la trouve régulièrement sous la forme de comparaisons ou de références. Il y a des analogies qui ont fait les « choux gras » des médias pendant l’hiver 2022-2023 avec la guerre de tranchées lors de la bataille de Bakhmut ou la situation des armées en 1918 sur le front Ouest. Surtout, Michel Goya, ancien officier, est connu pour être un excellent historien à propos de tout ce qui touche l’évolution de l’armée française et des questions tactiques du premier conflit mondial2. Chacun de ses ouvrages à ce sujet est à découvrir. Mais ses compétences d’ancien officier, sa volonté pédagogique et la qualité de sa prise de parole en ont fait un acteur majeur de l’analyse du conflit russo-ukrainien depuis l’invasion de février 2022. Que ce soit comme intervenant à LCI, dans son blog3, dans ses interviews pour le podcast « Le collimateur »4 ou dans ses interventions sur Twitter5, suivre les explications de Michel Goya a toujours été d’une grande aide et d’une grande justesse. Ses interventions reposent sur son expérience personnelle, des contacts et surtout l’analyse de l’OpenData.

Si on peut suivre de manière extraordinairement précise le déroulé des opérations – qu’on repense au peu que l’on savait pendant la guerre du Golfe en 1991 par exemple et on constatera le pas de géant réalisé – ce livre propose désormais un premier essai d’histoire immédiate. Sans entrer dans les considérations sur ce qu’est l’Histoire immédiate, il affiche dès son sous-titre la modestie de ne pas en faire une chronique absolue, mais bien une première proposition d’Histoire à l’aide de la masse d’informations déjà disponible. Évidemment, dans cette masse il y a la difficulté de ne pas être trompé par des éléments de propagande, des fausses informations et des éléments qui resteront encore longtemps secrets. Il y a aussi des manques et des éléments que les historiens du futur devront décortiquer, analyser, critiquer, écrire avec ce que l’on saura. Mais il pose une première pierre qui me semble ne pouvoir être que tellement plus solide que les histoires écrites au cours de la Première Guerre mondiale dans chaque pays belligérant. Ces histoires étaient partisanes, biaisées, héroïsantes, loin de la réalité6. Vu la masse de données disponibles, déjà analysées, vu la facilité d’accès à de nombreuses recherches et synthèses sur les opérations aériennes, maritimes et terrestres, écrites par des historiens ou des analystes, j’espère y trouver un récit dense, sourcé et permettant de donner du sens à tout ce qu’il se passe.

  • Revenir sur des événements dont nous avons été témoins pour leur donner sens

L’avant-propos fait office d’introduction. Il permet de fixer les objectifs de l’ouvrage, sa méthodologie. Il s’agit de faire une « ébauche d’histoire immédiate », en restant le plus à distance possible, sans chercher à plaire ou déplaire aux plus orientés des lecteurs (qu’ils soient pro ou anti).  Il ne nie pas les difficultés de l’exercice : pas de sources mais de l’information sous diverses formes (images, articles de presse, dépêches, discours), des biais personnels connus. Il ne manque pas également d’insister sur la « masse inédite » de données disponibles. Cette prudence est répétée à plusieurs reprises tout au long du livre et les limites des informations disponibles aussi (en particulier la masse donnée par l’Ukraine face aux éléments rares de la Russie).

La densité de l’ouvrage fait qu’il n’est proposé ici qu’un résumé dans les grandes lignes. La structure de l’ouvrage vise à mettre en évidence les grandes étapes de cette première année de conflit. Toutefois, à l’intérieur de chaque chapitre des éléments plus thématiques peuvent être abordés au fil de la discussion et le tout est souvent mis en parallèle avec d’autres événements historiques impliquant la Russie ou l’URSS. C’est d’ailleurs par une partie historique présentant les étapes aboutissant au conflit que commence l’étude.

L’introduction forme en fait un premier chapitre qui vise à montrer le cheminement qui a abouti à l’invasion de 2022 depuis la première dislocation de l’Empire russe. Les auteurs notent avec pertinence que l’Histoire ici ne vise pas à remonter au XVIIe siècle, critiquant la manipulation de l’Histoire opérée par Vladimir Poutine.

Cette chronologie montre les relations variables des deux entités dans l’URSS puis depuis leur indépendance. Les différents événements qui aboutissent à 2014 sont aussi expliqués ainsi que les opérations militaires. Si l’ensemble est moins dense que l’excellente présentation réalisée par Anna Colin Lebedev7, il n’en reste pas moins une vision fort claire, simple et surtout distante. Les interactions avec l’UE ou les États-Unis ne sont pas oubliées.

Le chapitre suivant aborde les forces des deux belligérants. Il montre les évolutions récentes, en particulier en Russie depuis 2008 et en Ukraine depuis 2014. C’est l’occasion de passer en revue les conflits impliquant chaque pays en terminant par la Crimée et le Donbass en 2014 qui marquent le réel début de celui qui nous intéresse.

L’échec de la Blitzkrieg russe est un chapitre qui explique les premières étapes de l’invasion, ses objectifs probables et le cheminement de chaque armée. Les multiples explications des échecs de la majorité des colonnes russes sont abordées de manière une fois encore très précise. Tout comme la réussite de l’armée russe partie de Crimée, malgré tout rapidement bloquée. Les auteurs ne manquent pas de rappeler à plusieurs occasions que leurs conclusions reposent sur des observations et que nombre d’éléments liés aux décisions manquent.

Le chapitre s’achève sur un point particulièrement intéressant : l’épisode de l’Ile aux Serpents et du Fantôme de Kiev montre que, tenté par une propagande mensongère, le gouvernement ukrainien a rapidement abandonné cette manière de communiquer comprenant la facilité pour la déjouer et la mauvaise image donnée aux pays occidentaux.

La seconde étape de la guerre est l’attaque russe dans le Donbass après l’abandon de l’opération autour de Kiev. Les auteurs mettent en évidence les carences tactiques de l’attaquant et les difficultés de l’attaqué. La prise de Marioupol puis de Severodonetsk-Lysychansk conduisent en juillet à une pause stratégique de plusieurs mois. Le tout est analysé : les tactiques d’écrasement par l’artillerie, les effectifs insuffisants, les pertes importantes des deux côtés.

Dans ce chapitre, les auteurs s’interrogent sur les choix stratégiques de la Russie, les raisons des crimes de guerre commis. Dans ce thème, les défenseurs aveugles de la Russie en Europe sont critiqués : ils usent de justifications parfois contradictoires et surtout qui ne résistent pas aux faits. C’est aussi la période où les Occidentaux décident d’aider massivement l’Ukraine et de renforcer le régime de sanctions mis en place en 2014. L’impact de ces décisions est aussi abordé, en particulier au niveau de l’artillerie. Le discours russe fait aussi l’objet de remarques, de l’apport tchétchène aux menaces nucléaires en passant par le discours sur le recours à des mercenaires syriens, ces deux derniers restant déclamatoires.

Le chapitre sur la contre-offensive ukrainienne aborde sa préparation qui commence par une opération d’intoxication qui pousse les Russes à dégarnir le front nord pour défendre Kherson. Mais c’est bien à Kharkiv que les Ukrainiens lancent leur contre-attaque, avant d’étrangler et reprendre la tête de pont autour de Kherson. C’est aussi l’occasion de comprendre la décision de la mobilisation partielle et de ses difficultés en Russie. Pendant cette période, l’Ile aux Serpents est perdue par les Russes et de fait la maîtrise d’une partie de la Mer Noire. Le tout se termine par l’attaque très symbolique du pont de Kerch qui n’est qu’une des opérations menées par l’Ukraine pour montrer ses capacités de nuisance et d’opération en dehors de son territoire. Il est rappelé à cette occasion la prudence dont font preuve les Ukrainiens dans ce registre, évitant les actions trop violentes afin de ne pas perdre l’appui des Occidentaux et d’éviter des représailles russes trop fortes. Le sabotage des deux gazoducs NordStream est une des énigmes liées à ce conflit que les auteurs se gardent bien d’attribuer à un pays quelconque. Toutefois, leur échange essaie de déterminer à qui pourrait profiter cette action, ne pouvant avoir été menée que par un petit nombre de pays.

L’avant-dernier chapitre porte sur deux éléments particuliers de cette guerre : l’utilisation des missiles et de la cyberguerre. Ce premier porte largement sur le début du conflit. Il montre un élément de surprise, à savoir le faible niveau d’efficacité des équipes russes pourtant très réputées en période de paix. Pour ce qui est des missiles, un point fort de l’armée russe, là encore, la faiblesse des frappes du début du conflit, les campagnes successives pendant l’hiver touchant les infrastructures, les campagnes début 2023 visant elles les civils sont étudiées pour en montrer les limites. Toutes sont contextualisées. Surtout, il est rappelé que ces frappes sont anecdotiques comparées à la longue zone de combat de plus de 1000 kilomètres qui concentre la majorité de la puissance de feu des belligérants. Pour les drones, c’est l’Ukraine qui les utilise avec une grande efficacité au début du conflit avant que les Russes ne mettent en place des contre-mesures de plus en plus efficace. Ainsi le fameux Baykar Bayraktar TB2 est-il désormais limité aux missions de reconnaissance car il est devenu une cible de choix.

La dernière partie porte sur les dernières avancées au moment de la fin de la rédaction. On est en avril 2023, les combats font rage à Bakhmut. La rumeur de la prochaine offensive ukrainienne agite déjà les médias. Les auteurs échangent sur les possibilités des deux camps, les moyens humains et en matériels mobilisés par les Ukrainiens. L’apport de quelques dizaines de chars Léopard et Challenger peut-il changer la donne ? Offensive en un point, offensives multiples, coup de boutoir tout le long du front  comme les Alliés au cours de l’été 1918 ? Quel est le niveau des pertes de chaque camp à ce qu’on sait malgré l’opacité des deux camps à ce sujet ? On le voit, les questionnements sont surtout l’occasion d’aborder les derniers développements du conflit sans prétendre apporter des réponses pour l’avenir.

La conclusion n’en est pas une et son titre « En guise de conclusion… » est une fois encore preuve de la prudence des auteurs quant à l’Histoire qu’ils essaient d’écrire. Elle se termine non sur un bilan chiffré comme on le voit trop souvent quand on parle de ce conflit, mais sur les difficultés de chaque camp, les implications internationales, le statu quo des deux belligérants pensant toujours pouvoir gagner la guerre, la question compliquée de la Crimée. Un questionnement des difficultés de l’Union Européenne qui paye ses faiblesses géopolitiques et son absence de politique de défense commune forment une ouverture toujours aussi pertinente. Ainsi, le travail réalisé sur le conflit en lui-même en appelle d’autres sur les différents acteurs.

  • Des faiblesses ?

L’ouvrage est destiné au grand public. Ce n’est en rien un défaut, bien au contraire : les explications sont soignées, le vocabulaire technique bien expliqué dans des notes de fin de chapitre. Tout fait sens. Le mélange entre décisions politiques et actions militaires est parfaitement lisible.

C’est plutôt sur le choix du dialogue que des critiques peuvent être réalisées. On a parfois l’impression que la réponse apportée à une question s’éloigne très vite de ladite question et part dans une digression qui fait certes transition avec la question suivante mais qui élude une grande partie de la réponse attendue.

La force de ce conflit et la masse d’informations provoquent un goulot d’étranglement : le temps disponible pour écrire est moindre. De ce fait, la forme dialoguée facilite la publication rapide. Jean Lopez apporte de la matière historique, des analogies avec l’armée russe tsariste ou l’armée soviétique et questionne Michel Goya. Ce dernier, avec un réel esprit de synthèse, répond. La lecture peut donner l’impression que ces réponses ne reposent que sur le savoir, les compétences analytiques d’une personne, Michel Goya. Pour qui suit Michel Goya depuis février 2022, il est facile de comprendre qu’il se sert de ce qu’il utilise dans son blog et ses interventions pour nourrir ses réponses. Ce ne sont donc pas des simples impressions, mais le fruit de recherches, de lectures qui sont par ailleurs détaillées dans les notes de fin d’ouvrage. Cela ne transparaît pas assez dans les explications méthodologiques au début du texte et surtout au fur et à mesure des échanges. Or, il suffit de suivre l’actualité pour s’en rendre compte, une frange refuse la grille de lecture des événements et ne se prive pas de critiquer, utilisant la propagande et les éléments de langage fournis, tout ce qui s’en éloigne. Que ce soit sur les choix qui aboutissent à l’invasion ou certains événements, le simple dialogue peut sembler insuffisant et trop peu sourcé.

Les deux auteurs font donc bien de l’Histoire immédiate plutôt que du journalisme : ils écrivent  en utilisant des sources, ils les critiquent, gardent un point de vue distancié.

Étant une histoire générale, cet ouvrage ne développe pas le sujet humain. L’aspect tactique est évoqué comme élément explicatif des réussites, des difficultés ou des échecs des uns et des autres, mais les deux auteurs ont pris une hauteur qui éloigne le lecteur du combattant. Ce n’est pas une critique, juste un rappel. On peut facilement comprendre que cette histoire générale et le manque de données – il y en a toutefois déjà bon nombre, même s’ils sont souvent liés à la politique de communication des Ukrainiens – font qu’il est encore trop tôt pour se pencher sur cet aspect du conflit.

La partie finale contient un peu de projection qui éloigne le lecteur et les rédacteurs de l’ambition initiale. Il ne s’agit plus de faire de l’Histoire, mais c’est bref et cela permet aux auteurs de revenir sur les éléments de la première année de conflit. Quant à la conclusion, elle reste ouverte, rappelant les limites du présent ouvrage et le fait que ce conflit est toujours en cours.

  • En guise de conclusion

On se retrouve donc dans une Histoire générale (ce qui n’est pas une critique) qui pose un fil d’explications et une chronologie qui auront à être peaufinés, approfondis dans tous ses aspects dans le futur à mesure que les sources seront ouvertes, que les témoignages des acteurs à toutes les échelles seront mis à disposition. En somme faire de l’Histoire, car nous n’en sommes qu’à une première étape, les événements n’étant pas encore terminés et trop d’éléments manquants pour avoir une idée plus précise sur de nombreux aspects du conflit : poids de l’aide américaine au niveau du renseignement aux Ukrainiens, pays fournissant une aide matérielle aux Russes, témoignages recoupés des combattants, comparaisons entre la réalité donnée à voir sur les réseaux sociaux et ce qu’il se passe réellement sur le terrain n’en sont que quelques-uns.

Ce livre donne donc un aperçu très complet de la première année du conflit ainsi que de ce qui a conduit au conflit dans la grande tradition des récits généraux de guerre. Il est servi par deux historiens qui excellent dans l’analyse du fait militaire et qui ont su prendre un recul difficile à avoir pour en sortir une Histoire du conflit. Conscients des limites de l’exercice, les auteurs ne donnent pas l’impression de faire preuve d’un opportunisme en étant les premiers. Il comble un besoin de donner au plus grand nombre des explications simples, solides après plus d’un an d’un conflit qui ne quitte pas le devant de la scène et qui peut paraître parfois difficile à comprendre.

Le conflit n’étant pas terminé, on espère que les auteurs n’auront pas à faire de nombreux volumes pour raconter la suite.

  1. Par exemple Kharkov 1942 (2022) ou avec Lasha Otkhmezuri Les maréchaux de Staline (2022) pour n’en citer que deux récents. Il est également rédacteur en chef de la revue « Guerres et Histoire ». ↩︎
  2. Je ne citerai que Les vainqueurs : comment la France a gagné la Grande Guerre (2018), L’Invention de la guerre moderne : Du pantalon rouge au char d’assaut, 1871-1918 (2004) ou le devenu introuvable La chair et l’acier: l’armée française et l’invention de la guerre moderne, 1914-1918 (2004). ↩︎
  3. https://lavoiedelepee.blogspot.com/ ↩︎
  4. Le combat d’infanterie en Ukraine [Les armes à l’épreuve de la guerre d’Ukraine #5] | 14.06.2022
    Parler de la guerre en Ukraine, avec Michel Goya | 26.04.2022 ↩︎
  5. @Michel_Goya ↩︎
  6. Un exemple : https://combattant14-18.pagesperso-orange.fr/Representer/EC02HistoireGrandeGuerre_Giraud.html ↩︎
  7. Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique (2022) ↩︎

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