PIGNOT Manon, L’appel de la guerre, des adolescents au combat, 1914-1918, Paris, Anamosa, 2019, 320 pages.
Important : une édition de poche de l’ouvrage vient d’être publiée (décembre 2023)1. Les indications de pages concernent l’ouvrage original de 2019.
Cet ouvrage a tout de suite attiré ma curiosité. En effet, depuis que je m’intéresse à ce conflit, je m’interroge sur le regard porté sur l’engagement volontaire ou les astuces utilisées par de jeunes garçons pour rejoindre le front. Autant les enfants soldats actuels sont dénoncés aujourd’hui, autant ces volontaires eurent droit à un regard positif à leur époque, voire érigés en modèle. Le présent ouvrage répond amplement à mes interrogations.
Manon Pignot ne se contente pas d’étudier le cas des adolescents français. Elle ouvre son questionnement à tous les belligérants européens. Elle porte un regard d’historienne, distancié, rigoureux. Si son travail ne repose que sur une poignée de témoignages, leur étude est minutieuse et permet de proposer une grille de lecture très complète. La faiblesse quantitative est une information en tant que telle et montre la difficulté pour travailler sur le sujet et dépasser les préjugés que l’on peut avoir sur le sujet. Elle évoque le problème « d’intelligibilité à une réalité qui nous échappe bien que toujours présente avec le cas des adolescents partis faire le Jihad en Syrie » et insiste sur « le caractère intolérable du phénomène aujourd’hui », page 16.
L’autre point majeur abordé dans l’introduction est la rareté des sources sur le sujet. Rares, éparses, ténues, Manon Pignot évoque d’abord la photographie parfois difficile à lire et si ponctuelle mais essentielle, puis les témoignages dont l’interprétation nécessite beaucoup de prudence.
Les difficultés s’enchaînent : définir le statut de ces jeunes personnes n’est pas simple : « ado-combattant » ? car âgés de 13 à 17 ans. Cet entre-deux se situe vers la fin de la scolarité obligatoire et la possibilité de s’engager. Quantifier le phénomène est tout aussi ardu. Tim Cook propose une estimation générale de 4401 combattants de moins de 17 ans. Pour finir, en France, chaque source a ses limites : fiche matricule, fichier Mémoire des Hommes ; trouver ces jeunes est un jeu de piste compliqué. L’auteure revient finalement sur la mémoire des engagés volontaires, mise en valeur jusque dans les années 1930, puis à nouveau sous le feu des projecteurs depuis les années 1990.
Mettant en miroir ces adolescents avec les embusqués, ces hommes en âge de se battre mais qui cherchent à tout prix à l’éviter, l’auteure cherche comment interpréter ces engagements ? Phénomène « quasiment plus que le fait des régimes totalitaires (…) tandis que dans les vieilles démocraties occidentales s’élabore progressivement le concept psycho-social de « révolte adolescente », page 37.
Ces réflexions organisent le livre en cinq grandes parties, permettant de faire un tour complet du sujet des motivations diverses dans un contexte précis, des stratégies et des complicités, de la confrontation à la réalité et les conséquences de cette expérience particulière.
1. La place dévolue aux adolescents dans la société en guerre et la place de la délinquance juvénile.
2. Les stratégies mises en œuvre par les adolescents pour partir à la guerre.
3. Les causes de l’engagement.
4. « désir adolescent à l’aune de la psychologie et de l’anthropologie » : un rite de passage ?
5. La guerre au prisme de l’engagement adolescent.
1. Comment la guerre vient à la jeunesse ?
Manon Pignot s’interroge sur les éléments qui ont pu favoriser le passage à l’acte d’adolescents. Elle met en perspective des éléments connus comme les romans d’aventure, la célébration des figures nationales comme ayant pu rendre les adolescents plus réceptifs au discours patriotique.
« La culture adolescente de la Belle Époque s’appuie ainsi sur un ethos2 mêlant aventure et guerre, qui a certainement constitué un « horizon d’attente » pour une partie de la jeunesse européenne, au moins celle de la bourgeoisie et des classes moyennes urbaines, et servi ensuite de fondement discursif au discours de guerre », page 45. Elle prend des exemples dans chaque pays étudié, le chevalier au Royaume-Uni, le cosaque russe, les Francs ou les soldats de l’An II en France.
Elle n’oublie pas les enfants héros souvent imaginés pour lesquels elle note « La particularité de ces récits édifiants destinés à la jeunesse est de présenter les jeunes héros comme des personnages réels, alors que leur caractère fictif est indéniable tant la trame narrative reste toujours la même. Ainsi, l’histoire d’Émile Després rappelle trop celle de Bara et les imprécisions plaident pour une fiction. L’enfant-héros « est la métonymie de la Nation en lutte, sa jeunesse et sa fragilité mettant en exergue la brutalité de l’ennemi, son courage la veulerie de l’adversaire », page 49.
Quelles sont alors les possibilités d’agir pour les adolescents ? Il y en a très peu : participer aux œuvres de charité, aux associations caritatives, aux associations de jeunesse, aux ventes de guerre, aux fabrications, travailler en usine. En France, la tolérance est grande vis-à-vis du travail enfantin. Les plus caractéristiques restent le scoutisme au Royaume-Uni et en Allemagne ou les sociétés de préparation militaire en France.
« Le climat d’excitation » du début de la guerre est étudié car il est à la fois mentionné dans des témoignages et il est confirmé par des observateurs de l’époque par exemple en Russie en 1914 et aux États-Unis en 1917. Il est d’ailleurs entretenu par certains journaux. Ces derniers encouragent le passage à l’acte comme avec l’édification d’un monument pour les enfants héros (page 60).
La délinquance juvénile augmente notablement en 1915. Les explications sont nombreuses : mobilisation des instituteurs, relâchement de la discipline sociale, faiblesse de la mère quand le père est absent. L’auteure montre que la guerre n’est pas vue comme un facteur explicatif partout. Pourtant, jouer à la guerre, reproduire ce qu’il se passe au front en fait partie, aggravé par la présence de la guerre dans certains secteurs. Manon Pignot termine ce chapitre en évoquant le vagabondage de guerre d’adolescents en mal de voir le front, de rester avec les soldats. Elle met finalement en évidence les différences sociales : les enfants qui travaillent sont moins touchés que les familles bourgeoises.
2. L’engagement précoce
Outre l’excitation déjà mentionnée par Manon Pignot, la correspondance est une autre caractéristique de l’engagement juvénile. Elle développe les lettres envoyées pour obtenir l’autorisation de s’engager envoyées parfois par des enfants très jeunes. En France, écrire à ses élus devient une habitude fortement ancrée dans la République. En effet, l’engagement volontaire met l’adolescent devant plusieurs difficultés, nécessitant mensonges et ingéniosité :
– tromper l’officier recruteur sur son âge réel. Le physique de certains adolescents pouvait passer pour celui d’un jeune adulte. Page 100, la question de la taille est plus complexe que la simple taille minimale de 1,55 m. C’était 1,54 m et surtout elle n’est plus d’actualité depuis le début des années 1900, une bonne constitution pouvant compenser une taille inférieure à 1,54 m.
– falsifier sa date de naissance, ce qui est plus facile pour les natifs des régions occupées ;
– tromper la vigilance familiale. Pour ce cas, la seule solution est la fugue. L’auteure insiste sur le fait que cette pratique n’est pas le fait exclusif d’un groupe social ou dû à la faiblesse d’une mère.
Le pic des fugues est en 1915, avant que les témoignages des permissionnaires ne refroidissent les vocations. Le trajet se faisant par train, cela facilite les arrestations des fugueurs.
Se pose également la question du « falsifier son nom… et mourir anonyme », page 101. De nombreux exemples sont étudiés mais aussi les moyens utilisés pour que la famille puisse retrouver le cas échéant.
Les complicités de la famille sont aussi évoquées. Elles sont parfois le fait de la famille mais la formule des bassidji en Iran « les jeunes choisissent leurs pairs plutôt que leur père » résume bien le conflit père/fils.
Une fois ces difficultés surmontées, reste à faire illusion dans la zone des armées auprès des vrais combattants. Manon Pignot étudie la tolérance, la connivence et la camaraderie miliaire qui se mettent en œuvre ici. Recruteur, médecin et officier ont pu être tolérants mais les échecs étaient nombreux. La connivence concerne les soldats qui cachent, équipent et nourrissent les adolescents fugueurs puis combattants.
3. S’engager, pourquoi ?
Pour les cas français, il semble que les registres d’engagements volontaires n’aient pas été consultés. Dans ceux-ci pourtant, on trouve des annulations d’engagements volontaires d’hommes trop jeunes et des indices des subterfuges utilisés. En somme, le matériel principal est le témoignage, trop peu peut-être l’aspect administratif, même s’il ne concerne qu’une partie des cas.
Les causes matérielles, l’argument économique est étudié, tout comme la solitude de l’orphelin. La « foi patriotique » est aussi analysée. Sa construction est liée à l’influence familiale et à l’influence scolaire. D’autres motivations peuvent être la volonté d’aventure et de construction personnelle menant vers le monde adulte.
L’auteure évite de calquer les concepts actuels, anachroniques, tel que « la conduite à risque », page 147. Elle reste centrée sur les mentalités de l’époque qu’elle étudie.
Le travail sur la question du « désir de guerre » montre les ressorts psychologiques des adolescents, faits d’énergie physique et de méconnaissance du danger. Mais la société n’est pas sans utiliser ces ressorts car l’auteure précise « La volonté adolescente était le fruit d’une construction socio-culturelle antérieure à la guerre », page 155. Elle montre qu’ici la « contrainte » est mise en place pour empêcher l’adolescent de faire la guerre aboutissant au paradoxe suivant : les adultes ont forgé cet appareil socioculturel puis refusent aux adolescents le passage à l’acte.
4. L’épreuve du feu, rite initiatique.
Après avoir expliqué ce qu’est un rite initiatique, Manon Pignot démontre que ces jeunes en subissent un. Elle met en avant le premier combat comme fondamental, en particulier en ce qu’il brise les illusions, le rôle des mentors et pour certains, la volonté au final d’arrêter ce jeu.
C’est là qu’elle évoque le syndrome post-traumatique et développe les autres conséquences pour ces jeunes. En effet, ils sont moins bien armés pour gérer ce stress que les adultes souvent habitués à le vivre au quotidien. D’autant que pour les adolescents, à ce stress s’ajoute celui de leur situation illicite.
Elle évoque également les horreurs vues par ces adolescents, leurs réactions, le fait qu’ils se sentent adultes après ce rite de passage. Cette partie est très dense, reposant sur des témoignages étonnamment précis et détaillés quand on les compare à ceux des adultes.
Les différentes étapes qui font de l’enfant un adulte sont étudiées, à commencer par l’épreuve du feu. Dans « Se sentir l’égal des autres hommes », Manon Pignot met en avant les changements physiques de l’expérience. L’étude d’une photographie est aussi un moment riche de ce travail.
« Certaines photographies rendent tangibles ce sentiment de fierté des combattants juvéniles. C’est le cas des photographies de groupe, où, même si la jeunesse de leur visage attire notre regard, rien dans leur position ou leur attitude ne trahit une différence de statut », page 191.
Elle termine par le regard que ces jeunes portent au final sur leur expérience, montrant la différence fondamentale entre la majorité des jeunes et les nazis qui en font une aventure « signe anticipateur de leur avenir nazifié », page 197.
5. Masculinité, féminité, sexualité
Pour les garçons, tabac, alcool et sexe sont les trois manières de se confronter à un idéal de masculinité en lien avec les mentalités du début du XXe siècle.
Les filles sont au nombre de quelques dizaines parmi les cas minoritaires des jeunes combattants de moins de 17 ans en France. Au début du XXIe siècle, les violences sexuelles marquent l’expérience de ces femmes, qu’elles les poussent à s’engager (fuite) ou qu’elles en découlent. A priori, il n’y a que l’armée russe qui connaisse ce phénomène visible. Ce sont des cas isolés, mais pour deux motivations : l’émancipation et la présence de femmes dans le récit national en lien avec 1812.
En France, les adolescents qui regrettent de ne pouvoir se battre se trouvent dans la zone occupée par les Allemands. Le cas d’Émilienne Moreau est longuement développé : elle a combattu, quittant temporairement et en raison des circonstances, son identité de genre.
La fin de l’ouvrage est consacrée à l’après. Du fait divers au mythe pour les adolescents morts au front, Carré ou Bianco. Hagiographies, monumentalité et mémoires sont décortiquées. L’auteure explique l’échec des associations d’anciens engagés volontaires mineurs à une époque de paix. Les parcours des principaux témoins sont suivis et montrent qu’ils mènent soit à la violence liée au nazisme soit à la vie normale, discrète liée à son genre. L’ensemble s’ouvre sur des réflexions et des pistes.
- En guide conclusion
La lecture de cet ouvrage est vivement recommandée car il apporte un regard complet sur un sujet auparavant connu pour des figures héroïques construites par la propagande. Son auteure en étudie chaque aspect, apporte de la complexité dans un sujet qui n’est pas si simple à étudier en raison du manque de sources. Elle ne tombe pas pour autant dans l’anachronisme et ne calque pas nos représentations sur ces adolescents du début du XXe siècle. À l’aide de quelques témoignages, l’auteure a su construire des démonstrations subtiles, sans essayer de donner une grille de lecture définitive ou universelle. Elle essaie au contraire de démontrer les individualités dans les motivations ou les parcours dans ce groupe d’adolescents. La richesse de son analyse vient de l’apport de nombreuses sciences dites annexes au profit de ses démonstrations. Un livre qui donne réellement le sentiment d’en apprendre à chaque page sur un sujet complexe du fait des représentations que l’on peut avoir aujourd’hui autour de la thématique des enfants soldats.
- En complément :
Podcast Paroles d’histoire sur Enfants et adolescents en guerre par Manon Pignot (2018)
Le livre vu par Antoine Prost : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2020-1-page-213.htm
Prost, Antoine. « Manon Pignot, L’Appel de la guerre. Des adolescents au combat, 1914-1918, Paris, Anamosa, 2019, 319 p., ISBN 979-10-95772-65-1 », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 67-1, no. 1, 2020, pp. 213-215.
- https://anamosa.fr/livre/lappel-de-la-guerre-2/ ↩︎
- A propos de l’ethos : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ethos ↩︎