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La chambrée avant 1914

C’est l’un des principaux lieux de vie du conscrit. Il est souvent mal connu car il est rarement décrit dans les écrits des soldats. Heureusement, des textes réglementaires, des romans, des photographies et des illustrations permettent de comprendre un peu plus en détail ce dont il s’agit. Cette présentation s’intéresse à la chambrée des unités d’infanterie.

  • Un monde normé

À l’armée, dans les casernes, tout est réglementé au sens propre du terme. La chambrée a ses articles de règlements, elle n’est pas une exception. Ainsi, le mobilier est standardisé : on y trouve des planches à bagages, des râteliers d’armes, une table, des bancs, une planche à pain. Ces éléments sont visibles, au moins en partie, sur tous les clichés pris dans une chambrée. Ces images de la chambrée de la caserne Chanzy du 117e RI au Mans et celle de la caserne Marceau du 102e RI à Chartres permettent d’en constater l’uniformité, même si la table a été déplacée et qu’il y a des différences dans l’organisation de la pièce.

L’organisation de la chambrée prend comme base le règlement sur le service du casernement du 30 juin 1856, régulièrement mis à jour au fil des décennies et dont on trouve la version de 1892i ici :

Couchage de la troupe.

Art. 39. L’administration militaire pourvoit, soit directement, soit par l’entremise d’une entreprise dite des lits militaires, au couchage des troupes dans les casernes (2).

Mobilier des chambres de soldats.

Art. 40 (modifié d’après la circulaire du 22 février 1877). Les chambres de soldats sont garnies du mobilier suivant :

1° Objets fournis, entretenus et remplacés par le service du génie (3) :

Planches à bagages, de 0m,30 de largeur, à simple rang pour l’infanterie de ligne, à double rang pour la cavalerie;
Chevilles, crochets ou boutons pour porter l’armement et l’équipement ;
Crochets porte-souliers ;
Râteliers porte-brides ;
Râteliers d’armes (le porte-canon en est garni d’une bande de drap ou de cuir par le chef armurier au compte de la masse de casernement. Le drap ou le cuir est pris sur les effets réformés (circulaire du 28 novembre 1877, J. M., p. 234 et 3 avril 1891, B. O., p. 523 ; J. M., p. 481). Le travail est payé à raison de 0 fr. 01 par encastrement de canon (Circulaire du 4 février 1878, J. M., p. 37). Le remplacement est payé à raison de 0 fr. 008 par garniture remplacée (Circulaire du 5 avril 1880, J. M., p. 139).
Tables de 1m,50 de longueur sur 0m,70 de largeur (une table par 16 hommes) ;
Bancs de 1m,50 de longueur (2 bancs par 16 hommes) ;
Planches à pain de 0m,60 de largeur, et d’un développement total calculé à raison de 0m,12 au moins par homme de l’effectif ; elles sont élevées à 2 mètres au-dessus du sol, et placées au-dessus des tables ;
Planchettes destinées à recevoir l’extrait de l’état des lieux et de l’inventaire du mobilier dressé par les soins des corps.

2° Objets fournis, entretenus et remplacés par les corps, sur la masse d’habillement et d’entretien (1) :

Planchettes destinées à recevoir les instructions, les règlements, les listes et les consignes qui doivent être affichés dans les chambrées ;
Étiquettes à placer à la tête des lits et au-dessus de chaque arme au râtelier.
Les chambres des musiciens reçoivent le même ameublement que les chambres des soldats (2).

(1) Voir le cahier dos charges du 30 septembre 1886 et le règlement de la même date sur le couchage des troupes.
(2) Voir, pour la fourniture des caisses à charbon, la circulaire du 23 avril 1861.

On observe rarement sur les clichés l’intégralité de ces éléments. Dans le cas des cartes postales, il y a presque toujours une part de mise en scène : on déplace, on range.

Sur le cliché ci-dessous, on voit nettement mieux la planche à pain avec les provisions. La table a été déplacée afin de rendre visible la saynète du soldat tombé de son lit. On constate aussi que les gamelles ont été disposées en pyramide comme au chamboule-tout, ce qui n’est évidemment pas réglementaire. On devine même les étiquettes, aux places les plus éloignées, punaisées sur la planche à bagages.

Les étiquettes sont bien plus visibles sur cette photographie de 1912.

Voir l’image complète – Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6922155b

Chaque chose a une place. Cette maxime est on ne peut plus vraie quand on observe les photographies. Chaque effet a une place précise, réglementée. Pour ce qui est de la planche à bagage, chaque homme dispose d’une place réduite. Les images d’illustration montrent parfois plusieurs képis. Il s’agit des deux képis fournis, un usagé pour les exercices et un en bon état pour la tenue de sortie, les hommes portant le plus souvent le bonnet de police dans la chambrée.

Dans les photographies les éléments en cuir (ceinturon ou bretelles de cartouchières) sont presque toujours absents de la chambrée. Un meuble était destiné à les recevoir sur le palier.

On observe des piles dont le contenu est masqué soit par un tissu unicolore, soit par un tissu qui ressemble à une couverture soit par un mouchoir d’instruction. Les présentations sont évidemment nombreuses et les clichés montrent des situations qui, si elles sont uniformes dans la chambrée, varient d’un régiment à l’autre dans les détails.

Les clichés montrent soit des murs dont les soubassements sont noirs soit des murs intégralement blancs. En 1900, il est envisagé de recouvrir les planchers des casernes de coaltarib. L’idée était de remplacer le balayage à sec par un nettoyage par chiffon humide vu comme plus efficace. Les parois sont aussi prévues pour être coaltarisées. L’objectif est de lisser et imperméabiliser les soubassements des murs. Il semble que cette dernière mesure ait été largement appliquée.

  • Les activités dans la chambrée : le repos

Ce sont une fois encore des cartes postales qui vont nous permettre d’observer les activités dans la chambrée, aussi diverses que quotidiennes. En particulier, une série de cartes postales publiée aux alentours de 1910 à Nancy montre notamment un groupe de soldats dans la chambrée à quatre moments différents. Certes, ce sont encore des mises en scène, mais elles ont le mérite d’être détaillées. La première évoque des soldats au réveil : deux s’habillent, deux prennent le café. Ils sont en tenue de nuit, avec le bonnet réglementaire.

  • Les activités dans la chambrée : le repas

La chambrée est d’abord un lieu pour dormir. Mais c’est aussi le lieu de multiples activités. Le repas, les théories, la détente, l’entretien des effets et les corvées sont les principales.

Pour les repas, on a trois écoles. La première était réservée aux soldats les plus fortunés : ils quittaient la chambrée pour manger à la cantine ou, à l’occasion des permissions, à l’extérieur. Celles qui nous intéressent sont illustrées par deux documents. Le plus ancien, vers 1884-1885, montre des cavaliers en train de manger directement sur le litii.

La dernière solution pour manger était celle de l’image ci-dessous : des soldats sont en train de prendre le repas dans leur chambrée. Dans celle du Colombier à Guéret, si le cadre général est une caserne peu adaptée et manquant de place, les hommes ont à leur disposition : bancs, tables et planche à pain.

  • Les activités dans la chambrée : entretien et revues

La chambrée est également le lieu où les soldats doivent entretenir leur équipement. La carte postale ci-dessous illustre plusieurs taches liées à cet entretien :

1. Entretien du cuir du havresac ;
2. Entretien de la baïonnette ;
3. Entretien du fusil (mais sans avoir sorti le nécessaire) ;
4. Peut être théorie individuelle du maniement du fusil d’un soldat par un sous-officier ;
5. Cirage d’une paire de brodequins.

L’entretien de l’arme individuelle est aussi important. Comme pour chaque élément de la chambrée et de l’équipement, le fusil fait l’objet de revues fréquentes. Un sous-officier ou un officier vérifie la propreté de l’arme et du nécessaire qui l’accompagne. Sur la carte postale ci-dessous, le tout est disposé réglementairement sur le lit.

Les autres effets sont aussi passés en revue régulièrement. Les hommes descendent leurs vêtements de la planche à bagages et vident leur havresac. Le sous-officier vérifie alors l’entretien et la présence de chaque pièce d’équipement.

  • Les activités dans la chambrée : les théories

Si les règlements organisent le placement du mobilier et son type, d’autres prévoient des tâches quotidiennes à faire.

La chambrée est le lieu des théories, en particulier les jours où les exercices en extérieur sont réduits en raison du mauvais temps. Un sous-officier ou un officier vient parler aux conscrits autour d’un thème.

  • Les activités dans la chambrée : aération et corvées

Parmi les activités quotidiennes de la chambrée, on trouve aussi des corvées comme remplir la cruche d’eau fraîche, balayer le parquet, ouvrir et fermer les fenêtres pour aérer, monter du charbon pour le poêle.

Sur bon nombre de clichés pris en intérieur ou depuis l’extérieur et tirés ensuite en cartes postales, on voit les fenêtres ouvertes. On arrive là à ce qui est le plus difficile à imaginer et ce qui transparaît dans certains textes critiquant la vie de la caserne : l’odeur.

Toilette sommaire le matin, transpiration abondante suite aux corvées et exercices, godillots, linge, chaleur de la nuit de sommeil devaient donner une odeur très particulière à la chambrée au petit matin. Pour imaginer ce qu’il en était, dans son ouvrage C’était mieux avantiii, Michel Serres fait la description d’une chambre de pensionnat au début des années 1950 :

« À propos de ce parfum d’étable, je chante mon passé de pensionnaire, dortoirs, études, réfectoires. Au collège d’Agen, nous dormions à trente, à soixante au lycée de Bordeaux, à plus de cent au centre du Quartier Latin (…). Je chante donc lavabos, douches et chiottes, tous communs. Pas question de se laver après le cours de gym ni à la fin des rencontres, basket, athlétisme ou rugby ; nous rentrions suants à l’étude, au cours, dans nos lits. Le premier couplet de cette chanson de geste concerne donc l’odeur, compacte au dortoir, puissante au réfectoire, où le fumet du menu et de la vaisselle s’ajoutait à celui des aisselles (…). »

Si l’information ne transparaît que peu dans les témoignages, certains restent saisissant quant à cette imprégnation particulière si éloignée de ce que nous connaissons actuellement. Parmi les descriptions les plus fines de la chambrée figure celle de René Arcos dans son ouvrage publié en 1921, Caserneiv. Certes, il parle principalement de son expérience d’auxiliaire au printemps 1915 mais il dort et vit dans la chambrée de la caserne du 28e RI. Il note page 21 : « Chambrée nauséabonde, ce lieu était celui qu’il fallait à notre déchéance. Ces plafonds, ces murs dégradés et pollués, ce parquet gras, ces odeurs qui venaient toutes de la bête ou de la chose encrassée par le long usage des répugnants débris dans les coins d’ombre (…) ». Certes, il a la volonté de montrer la déshumanisation des mobilisés, mais la description corrobore ce que l’on trouve dans d’autres témoignages.

Évidemment, les chambrées étaient loin d’être aussi dantesques que ce que cherche à généraliser Arcos. Il a aussi des descriptions sordides des douches et des toilettes dans un chapitre consacré à un camarade avant-guerre (matricule 4832).

Ses descriptions rejoignent celles de Léon Werth qui écrit, dans les années 1950, des souvenirs de son année à la caserne en 1900v. La question des odeurs l’a marqué :

« Court [nom de son personnage] ne s’accoutumait pas à l’odeur de la chambre. Sans doute, s’il n’était pas sorti en ville après cinq heures, il n’en sentait pas le remugle. L’odorat devient vite insensible. Mais s’il rentrait à neuf heures, le contraste était insupportable entre l’atmosphère du dehors et celle de la chambre. L’odeur était terrible., non point piquante et par effluves, mais compacte et dans laquelle on enfonçait comme dans un fond vaseux, odeur de soldat. Car il est une odeur qui n’est que du soldat et que, seul, le soldat semble ne point sentir. »

Rentrant de permission, une recrue du 74e RI de la classe 1913 écrit le 22 juin 1914vi :

« … et puis je suis arrivé à Rouen, et puis je suis rentré à la caserne (oh ! l’escalier bardé de fer, les odeurs assorties de crasse blanchie à la chaux, de poussière mouillée, de vieux bois humide !). »

Passer le balai et le parquet à l’eau pour à la fois enlever la terre et autres salissures du quotidien (les godillots ramènent de la terre dans les clous malgré les décrottoirs) et fixer la poussière grâce à l’humidité faisait partie des tâches de l’homme désigné pour les corvées du jour.

Mais les règlements sont plus poussés encore. Voici les articles consacrés à l’hygiène générale dans la chambréevii.

De l’habitation du soldat (art. 4) – La tenue, l’entretien, l’hygiène du casernement intéressant au plus haut point la santé des hommes, la répartition des locaux doit être établie avec soin, car l’encombrement favorise à un très haut degré la diffusion des maladies contagieuses.

Après le lever, et lorsque les hommes sont habillés, les chambres sont largement aérées. Toutes les fenêtres du même côté sont ouvertes, on découvre les lits et l’on ploie au pied du lit les différentes parties de la fourniture.

Le balayage des planchers ne doit jamais être opéré à sec. On peut employer avec avantage le balai ordinaire et la sciure de bois mouillée ou imprégnée d’une solution antiseptique. Les armoires et les planches à bagages, le râtelier d’armes, les tables, les bancs sont essuyés. Les ordures sont descendues et déposées à l’endroit désigné.

Toutes les semaines, les vitres sont nettoyées, lorsque le temps le permet, la literie est portée dans la cour et exposée au soleil pendant plusieurs heures, les couvertures et les matelas sont battus au grand air, autant que possible en dehors du quartier.

Pendant la saison froide, les locaux d’habitation sont modérément chauffés. Les poêles et les tuyaux de poêle qui laissent échapper de la fumée dans les chambres sont dangereux. Le fonctionnement des appareils de ventilation continue doit se faire régulièrement pendant la nuit et l’on ne doit pas en obstruer les orifices et s’exposer ainsi aux dangers du confinement.

Le blanchiment périodique des murailles extérieures des chambres est généralement insuffisant, il vaut mieux les blanchir au fur et à mesure des besoins.

(…)

Il est défendu de cracher à terre dans les chambres et les escaliers. Un crachoir est placé dans chaque local. On emploie de préférence des crachoirs incinérables, garnis de tourbe ou de toute autre substance combustible. Un décrottoir est placé à l’entrée de chaque bâtiment et au pas des escaliers.

Les objets servant au nettoyage des chaussures, les objets de cuir composant le harnachement doivent être déposés à l’extérieur des chambres, soit dans une salle réservée à l’astiquage, soit dans des armoires disposées sur les paliers.

  • Le caporal de chambrée

La norme nécessite des vérifications : le caporal est tenu de surveiller la propreté de sa chambrée. Entre organisation de la tenue de la chambrée et police de ses occupants, ses missions sont multiples. Voici ce qu’indiquent les textes officielsviii :

Devoirs généraux (art. 128) –Lorsque le caporal est le plus ancien de sa chambrée, il est le chef de sa chambrée.

En prenant la chambre, il reconnaît avec le fourrier, le matériel de casernement qui s’y trouve, signe avec ce sous-officier l’état de ce matériel et en devient dès lors responsable : il veille avec soin à sa conservation et rend compte au sergent de section des dégradations qui se produisent.

Tenue et police des chambrées (art. 129) – Au réveil, le caporal de chambrée fait lever les soldats, découvrir les lits, aérer les chambres et il procède à l’appel en présence du sergent de semaine.

Il fait connaître le nom des malades à ce sous-officier, lui signale ceux qui paraissent ne pouvoir se rendre à la visite du médecin et l’informe des événements de la nuit.

Il commande chaque jour à tour de rôle un soldat de la chambrée pour nettoyer les planchers, essuyer les tables et les bancs, les planches ou armoires à pain, les planches à bagages et les râteliers d’armes, les portes et les fenêtres, porter les ordures à l’extérieur et remplir la cruche d’eau potable. Une fois par semaine, le nettoyage est fait à fond dans les conditions prévues au chapitre Hygiène générale.

Le caporal de chambrée interdit dans sa chambrée toute espèce de brimade ou de plaisanterie déplacée, notamment à l’égard des jeunes soldats : il réprime tout ce qui se fait ou ce qui se dit contre le bon ordre.

Il se conforme en ce qui le concerne aux prescriptions de l’article 115 relatives à la tenue des chambres. Il empêche en outre de fumer au lit, de se coucher sur le lit avec des chaussures et d’une façon générale de dégrader ou de salir aucun objet de casernement ou effet de couchage.

Il préside au repas pris en commun et use de son autorité pour y maintenir le bon ordre et la bonne harmonie.

En hiver, il s’assure que le feu est entretenu avec modération, il fait placer un bassin plein d’eau sur le poêle.

Il fait l’appel du soir en présence du sergent de semaine et le rend au sous-officier d’appel.

Pendant la nuit, si un homme est gravement malade, il avertit le sergent de garde de la nécessité de faire venir le médecin de service ; dans le jour, il prévient le sergent-major ou, à son défaut, le sergent de semaine.

  • Les activités dans la chambrée : la détente

On peut distinguer deux types de moments de détentes : ceux choisis et ceux imposés. Parmi les choisis, il y a la sieste et le moment d’écriture. Ce dernier est souvent représenté car c’est une mise en abîme facile : le soldat en train d’écrire une carte postale écrit sur une carte montrant un soldat en train d’écrire une carte postale.

On peut y jouer aux cartes.

La chambrée est vue pour un certain nombre de personnes comme un lieu de grivoiserie, de vulgarité et des publications ne manquaient pas de prévenir les jeunes de dangers. C’est le cas de la publication catholique Pochette du conscrit françaisix :

« 2° A la chambrée

L’arrivée dans la chambrée est ordinairement pénible pour le jeune homme bien élevé, par suite de l’atmosphère de grossièreté que l’on respire quelquefois.
Il faut éviter d’y avoir un rôle.
Laisser absolument de côté les conversations ordurières et les blasphèmes. »

D’autres sont plus modérés et insistent sur les « farces » et « brimades » qu’il est conseillé d’accepter de bon cœurx.

Les farces aux bleus.

Il est bien rare que dans votre chambrée on ne vous soumette pas à quelque farce en usage à la caserne, et quoique les brimades soient formellement interdites, elles existent néanmoins, et ont quelques fois des suites fâcheuses. Ne vous faites pas trop rebelle si on vous fait une farce qui ne vous cause aucun désavantage, et faites voir que vous avez bon caractère, alors on ne recommencera pas et on vous laissera tranquille.

Les principales brimades consistent d’abord à mettre le lit du bleu en bascule, c’est-à-dire le retourner quand celui-ci est endormi, ce qui se fait en passant sous le lit et en soulevant une des planches sur lesquelles repose le matelas ; voyez-vous d’ici le plaisir que l’on éprouve à se réveiller dans un méli-mélo de draps, polochon et matelas, le tout sur le plancher, mais bah ! on refait son lit et on se recouche. Il y a aussi le réveil avec le quart d’eau qui est suspendu au-dessus de votre tête et qui se retourne quand vous dormez d’un profond sommeil ; ce réveil sous la douche est un des plus désagréables. (…)

Dans les faits, on dispose de peu de témoignages sur la vie dans les chambrées, moins encore sur les moments peu plaisants et les « farces ».

Le mélange des groupes sociaux est vu par Louis Hébrardxi, jeune conscrit de la classe 1916, comme la raison du comportement de certains. Il le note dans son carnet et se montre particulièrement sensible à la vulgarité des propos et des chansons autour de la table.

« Vendredi 16 avril

(…) les soldats de la chambrée font le cercle autour de la lampe, ce sont alors des chansons absurdes la plupart, obscènes quant aux autres, des crachats sur le parquet, des gros mots. C’est une honte de la part de jeunes gens qui veulent passer pour des personnages bien élevés qui traitent les Allemands de grossiers personnages (…)

Samedi 17 Avril :

(…) Le soir la conversation roule sur les femmes qui sont traitées honteusement. Corvée de chambre. (…) »

Ces « farces » nourrissent un imaginaire au travers des nombreuses cartes postales, chromos et dessins. Outre celles décrites par le texte « Les farces aux bleus », on a le « train de 10 h. 3 » qui vise à défaire une rangée de lits qui, rappelons-le, sont composés de planches de bois et d’une structure en fer comme une ligne de chemin de fer.

Une autre version est le train de 11 heuresxii. Théoriquement, cette expression fait référence à la nécessité de marcher.

Toutes les blagues autour des gamelles remplies d’eau, de bascule de la pile d’effets depuis la planche à bagage ont leurs illustrations. Plus que faire tomber la pile d’affaires, la carte postale ci‑dessous montre un soldat avec un balai qui s’apprête à renverser une gamelle d’eau sur l’endormi. On peut s’interroger sur le soldat qui semble vouloir l’accompagner d’un jet de brodequin.

La dernière illustration, ci-dessous, regroupe plusieurs « farces ». Le soldat en train de verser la cruche est simplement monté sur la planche à bagages, montrant au passage sa solidité.

  • Représentations de la chambrée

Photographies d’amateurs ou de professionnels sont des documents que l’on peut trouver, mais nécessitant un apport important de lumière, elles sont loin d’être les plus fréquentes et toutes ne sont pas réussies.

Cet article a été largement illustré de cartes postales. Elles représentent régulièrement la chambrée par l’intermédiaire de deux thématiques : « La vie de soldat » et l’humour des soldats. Si les scènes sont posées, elles n’en montrent pas moins une vraie chambrée et des détails forts intéressants pour réussir à comprendre ce lieu.

Les illustrations (dessins ou gravures) sont très nombreuses et permettent aussi de découvrir ce lieu. Qu’on trouve l’image dans une publication pédagogique ou humoristique, la vision de la chambrée sera une caricature allant de l’ordre parfait au pire des lieux imaginables. En voici trois exemplesxiii.

Il reste une dernière source à évoquer : la littérature. Certes souvent caricaturaux aussi, les romans de l’époque ainsi que la littérature autour de la vie à la caserne n’en sont pas moins des révélateurs – par l’excès – de la vie de la chambrée et un moyen intéressant d’en découvrir une réalité. Il n’est pas questions d’essayer ici d’en dresser une liste exhaustive mais juste de signaler quelques exemples représentatifs. C’est toutefois une thématique prisée à l’époque comme le prouvent les nombreuses œuvres disponibles dans Gallica. Il faut dire que le thème est universel à l’époque : la très grande majorité des hommes passent par ce lieu et la caserne de 1880 est peu différente de celle de 1910. Ainsi, tous y retrouvent un peu de ce qu’ils ont vécu dans des lieux qu’ils ont bien connus.

L’incontournable Georges Courtelinexiv est à lire pour découvrir, de manière caricaturale évidemment, la vie quotidienne dans un quartier de cavalerie. Mais les saynètes utilisent les espaces, les règlements, le quotidien des conscrits.

Léon Werth a aussi croqué à l’acide la vie militaire dans Caserne 1900xv. Étant plus tourné vers l’humain que la description simple de son quotidien, la chambrée est le lieu des corvées, des théories et des anecdotes qui nourrissent ses chapitres. Il a des phrases sur les odeurs, sur le lit, sur une bataille de polochons.

  • Et au cinéma ?

La meilleure reconstitution d’une chambrée et plus généralement de la vie à la caserne vue pour l’instant est dans les deux films consacrés aux écrits de Georges Courteline : Les gaietés de l’escadron de 1932 et Le train de 8h47 de 1934. Dans le premier, on a plusieurs séquences se déroulant dans la chambrée : de nuit, l’appel du soir et le départ des deux cavaliers qui font le mur, le soldat Potiron qui préfère manger à la cantine, lors de la visite d’inspection du général. Dans le second, les 25 premières minutes se passent à la caserne, le plus souvent à la chambrée.

Toutefois, les plans dans ces deux films sont souvent soit très serrés, montrant de faibles portions d’espaces, soit avec beaucoup de mouvements, soit très sombres.

La version muette des gaietés réalisée en 1913 aussi par Maurice Tourneur n’a pas été vue, impossible de dire si elle est encore plus intéressante que celle de 1932 en ce qui concerne la chambrée.

En guise de conclusion

La chambrée est finalement un lieu qui, bien que faisant l’objet de peu de recherches, est riche en sources et qui permet de découvrir une partie du quotidien des conscrits. Leur variété permet d’aborder le sujet de manière complète et de se faire une bonne idée du temps passé en ces lieux par plusieurs générations de conscrits. Pour en terminer sur la question, rien ne vaut une dernière carte postale…

  • Sources complémentaires :

Pour les chambrées de la caserne Colombier (78e RI) de Guéret, la page qui lui est consacrée sur le site de Christian Riboulet montre trois belles cartes postales :
http://www.riboulet.info/g/g_pg/armee/colombier.htm

Étude d’une photographie d’une chambrée
  • Remerciements :

A Stéphan Agosto pour les informations concernant l’utilisation du coaltar.

Dernière mise à jour : 24 septembre 2023


i Règlement sur le service du casernement du 30 juin 1856, annoté et mis en concordance avec les dispositions en vigueur jusqu’au 1er août 1892. Paris, Librairie militaire L. Baudoin, 1892, pages 29 et 30. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6155209s/f480.image

ib Circulaire et instruction relatives à la coaltarisation des planchers et des soubassements dans les casernements, Paris, H. Charles-Lavauzelle, 1900,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6105511h

ii De Vaux, E. Chaperon, Cahiers d’enseignement illustrés Numéro 17 : Au quartier. Paris, L. Baschet, 1885, page 6. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6525015z/f6.item#

iii SERRES Michel, C’était mieux avant, Paris, éditions Le Pommier, 2017, page 54.

iv ARCOS René, Caserne, Paris, F. Rieder, 1921, 233 pages.

v WERTH Léon, Caserne 1900, Paris, Éditions Viviane Hamy, 1993, pp. 26-27.

vi CARON Max, Un lys brisé, Paris, René Haton, 1918, p. 120.

vii Anonyme, L’infanterie en un volume, manuel d’instruction militaire, Paris, Librairie Chapelot, 1914, pp. 842-843. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k930947c

viii Anonyme, L’infanterie en un volume, manuel d’instruction militaire, Paris, Librairie Chapelot, 1914, pp. 776, 777.

ix Anonyme, Pochette du conscrit français, Lyon, librairie Emmanuel Vitte, 1900 (8e édition), page 14. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55338600

x Anonyme, Recueil de conseils pratiques et indispensables aux jeunes gens à leur arrivée à la caserne, Paris, Librairie-Imprimerie Populaire, 1902, pp 17-18.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1415802j

xi Européana, contribution 7377, avril 1915.

xii Le Rire n°419, 15 novembre 1902, numéro spécial « V’là les bleus » texte et dessins de Charly. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1174285c

xiii Image 1 : Cahiers d’enseignement illustrés n°5, À la caserne, dessins par Marius Roy, texte par Jules Richard. Vers 1884-1885.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6525003r/f4.item

Image 2 : Supplément illustré du Petit Comtois n°28, 9 juillet 1905. Voir sur Gallica
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9536615

Image 3 : GUILLAUME Albert, Mes campagnes, album militaire inédit. Paris, H. Simonis Empis, 55 pages. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k374599f/f21.item#

xiv Les écrits de Georges Courteline ont été réédités un nombre de fois considérable. Je propose les liens vers une version des textes disponible librement dans Gallica :

COURTELINE Georges, Le train de 8H.47., Paris, Flammarion, 1890, 338 pages.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6514331h

COURTELINE Georges, Les gaietés de l’escadron… . Paris, Fayard, 1913, 182 pages.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55680982

xv WERTH Léon, Caserne 1900, Paris, Éditions Viviane Hamy, 1993, 118 pages.

  • Autres images pour une éventuelle galerie :

04j : L’épatant n°1, 9 avril 1908.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5377748s

AD31 1 NUM 71/6
https://archives.haute-garonne.fr/ark:/44805/vtaffce84918360419b/daoloc/0/1

AD52 8 Fi 122-271


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