Par la richesse de sa construction et de ce qu’il montre, un dessin peut être intéressant à décortiquer. Je l’avais déjà fait pour une illustration de cuirassiers photographiés. Voici la première étude d’une série de trois sur un dessin de l’illustrateur Charly. Il y concentre son regard acide sur la vie militaire sur un moment particulier dans la chambrée.
- Qui est Charly ?
Il faut attendre 2014 pour qu’un article révèle l’identité du dessinateur du début du XXe siècle dont le pseudonyme est Charly1. Malgré son abondante production, exclusivement tournée vers la satire militaire, il était resté inconnu. Ainsi, Blaise Louis Charles Terrière est le Charly qui va nous intéresser. Son œuvre quasi exclusivement tournée vers l’armée et montrant une fine connaissance de ce monde a au moins deux explications.
Tout d’abord, il est le fils d’un capitaine d’infanterie. C’est un officier de 51 ans lorsque son fils Charles naît en 1870. Sa jeunesse a pu être marquée par les histoires de la vie de garnison même si son père décéda alors qu’il n’avait que 11 ans.
Enfin, il a lui-même passé un an à la caserne comme soldat de 2e classe au 20e RI. Il n’a pas fait trois ans comme la majorité des hommes de sa classe car il était fils unique de veuve et bénéficiait d’une dispense pour cette raison. À cette époque, il était déjà « artiste peintre ». Il ne gagna pas de galons et ne fit par ailleurs qu’une période d’exercices, de 12 jours dans l’armée territoriale en 1910.
Sa carrière s’arrête en 1913 : ne pouvant plus dessiner, il se suicide le 5 juin 1913 à Paris.
- Une belle chambrée ?
S’il dessine depuis la fin du XIXe siècle, sa collaboration avec l’illustré « Le Rire » marque une étape importante dans la carrière de Charly. La revue est nationale et connue. Pour son numéro 419, du 15 novembre 1902, Charly réalise la quasi-intégralité du numéro. Seules les trois dernières pages comportent des signatures et des thématiques autres que celle du reste du numéro.
Charly y développe sa thématique de prédilection : la satire de la vie de la caserne, plus particulièrement les désillusions et les misères de la vie de « bleu ». Il y développe sur deux doubles pages des dessins réunissant de petites saynètes. Il s’agit de la couverture qui, une fois dépliée donne un panorama de l’arrivée des bleus et de la double page centrale. C’est cette dernière, intitulée « Patience, bleu, ton tour viendra » qui nous intéresse ici. Dans une joyeuse scène de charivari, au milieu de nombreux effets traînant sur le sol, la scène illustre les « farces » dont étaient victimes les bleus à leur arrivée à la chambrée. Difficile de déterminer s’il s’agit d’un avertissement pour les bleus ou d’une volonté d’effrayer derrière les multiples scènes cocasses.
Quoi qu’il en soit, la chambrée est particulièrement bien évoquée. Tous les éléments attendus, étudiés dans cet article, sont visibles.
Il prend même soin de représenter les couverts fixés sous la planche à pain, ce qui est très rarement visible sur les photographies de chambrées.
- Du sens du mot « farce »
S’il n’est pas explicite, le dessin de Charly montre sans ménagement la violence qui pouvait être subie à la caserne par les bleus. Dans le grand bazar qui s’offre au lecteur, on note deux saynètes liées à ces pratiques.
Dans la première, un bleu est maintenu au sol par un ancien. Le mot ancien est utilisé ici pour parler des soldats qui sont déjà présents à la caserne depuis au moins un an. Un autre s’est placé à califourchon sur lui et a défait les boutons de son pantalon. La suite ne fait aucun doute : une fois le pantalon baissé, le bleu va se retrouver le nez dans le caleçon voire directement dans le séant de l’ancien. Sa tête montre qu’il a bien compris ce qui l’attend.
Il est important d’observer l’attitude des anciens qui entourent la scène : les visages sont détendus, calmes, sereins et contrastent violemment avec ceux des bleus, que ce soit celui qui est maintenu au sol ou celui d’un bleu qui observe. Ce contraste est également de mise dans la seconde saynète. Pour en terminer avec la première, en observant de manière un peu plus large, on constate qu’un homme s’approche avec un polochon. Observateur amusé tenant une pipe, un caporal qu’on reconnaît à sa patelette, ne bronche pas, alors que tout ce qui se passe autour de lui est interdit par le règlement et que cela fait partie de sa fonction d’y mettre fin.
La seconde saynète montre la même attitude de la victime et des anciens, quand un caporal approche non pour mettre fin à la brimade mais pour y participer.
Que se passe-t-il ? Un bleu est allongé et maintenu de force sur un lit : un ancien lui tient la tête quand deux autres lui bloquent bras et jambes. La suite ne fait pas l’ombre d’un doute : trois hommes, dont le caporal, tiennent une patience utilisée pour brosser les boutons sans salir le tissu. Le trou servant à faire entrer le bouton va trouver un autre usage sous-entendu par un soldat qui y a glissé son long nez.
Trois hommes tiennent une brosse utilisée pour cirer les godillots. Un est en train de mettre du cirage dessus. Il est donc procédé devant les yeux du lecteur au passage de « la bite au cirage » pour reprendre l’expression usitée pour nommer cette pratique.
Charly a pris soin de masquer par un soldat la partie du corps qui va être noircie. À l’arrière-plan, un soldat de 1ère classe explique discrètement à un bleu qui semble peu impressionné la suite de ce qui est en train de se passer.
Reste le titre du dessin « Patience, bleu, ton tour viendra ! ». Outre le jeu de mots avec « patience », l’outil utilisé pour nettoyer les boutons et ici coincer le sexe pour y mettre du cirage, il est probable qu’il s’adresse au soldat au premier plan qui semble s’éloigner, les mains croisées sur son bas ventre et le regard effrayé tourné vers le bleu qui va être enduit de cirage.
Un élément du dessin est plus difficile à interpréter. Le soldat monté sur la planche à pain est-il un bleu placé là par les anciens ou un ancien qui s’amuse à envoyer des biscuits – dont un certain nombre jonche le sol – sur les bleus depuis son promontoire ?
Un homme surgit de la gauche avec une gamelle remplie d’eau, rappel d’une autre farce classique à la caserne qui consiste à arroser un bleu, en général endormi.
- De la farce à la brimade : les violences dans l’armée au début du XXe siècle
Charly insiste beaucoup sur ces brimades dans ce numéro. Une autre scène dessinée par Charly montre un bleu secoué dans une couverture remplie de petit équipement (brosse, gamelle…). La pratique était douloureuse, à chaque retombée le bleu percutant les effets sans pouvoir s’en protéger.
Un dernier dessin montre un bleu qui se retrouve sous son lit et ses effets renversés en pleine nuit.
D’ailleurs ce qu’il dessine dans ce numéro est parfaitement expliqué par Odile Roynette dans un article publié en 2001 dans le magazine l’Histoire2. Elle évoque la coupe des cheveux.
Après l’évocation des violences institutionnelles, elle passe à celles moins visibles mais tout aussi impactantes, que Charly justement met en évidence.
« Dernier élément de l’instruction du conscrit, informel cette fois : les recrues sont placées dans les chambrées sous l’autorité d’« anciens » qui peuvent se prévaloir d’un an de service. Transmettant aux nouveaux arrivants un savoir et une expérience, ils les soumettent aussi à des épreuves vexatoires : moqueries, privations alimentaires, corvées supplémentaires et souvent nocturnes, lits mis en bascule, paquetages défaits, etc.
Cette brutalité, physique et verbale, est intentionnelle. Elle a une fonction : endurcir le cœur et le corps d’adolescents que l’armée s’efforce de transformer en adultes capables d’affronter les épreuves de la guerre et les terreurs du champ de bataille — même si la frontière qui sépare ces pratiques du pur sadisme est parfois ténue.
Les brimades, de même que l’âpreté de l’accueil et de l’instruction, fondent ainsi une pédagogie de la violence, une dure initiation qui crée chez tous, à des degrés divers, une souffrance physique et psychologique. Le bouleversement des habitudes, la confrontation avec des inconnus, la rupture avec les lieux familiers, la modification des rythmes biologiques imposés à la caserne provoquent ce qu’un médecin militaire de renom, Michel Lévy a qualifié en 1845 de « crise physiologique et morale ». La sollicitation constante de l’attention et de la mémoire sur le terrain d’exercices, l’accumulation oppressante des ordres provoquent, spécialement chez le paysan qui n’y est pas habitué, une fatigue et un stress pernicieux. Sans parler de l’effort physique pénible, y compris pour des hommes habitués à des travaux de force. »
On peut remarquer qu’Odile Roynette ne mentionne pas la « bite au cirage » parmi les brimades, sous-entendue lourdement par le dessin et dont on trouve des témoignages sans discontinuer jusqu’à ces dernières années, avec des conséquences parfois dramatiques. Ainsi, Charly, derrière la satire et l’accumulation peu réaliste de brimades dans un seul dessin, derrière l’aspect pouvant amuser le lecteur, montre ce qui l’est très rarement. Je n’en ai pas vu d’autres représentations pour l’instant.
- En guise de conclusion
Si le service actif marquait le passage de l’adolescence à l’âge adulte, l’arrivée du bleu pouvait être incroyablement brutale pour lui. En plus de devoir quitter la famille et la vie civile, il fallait s’adapter au plus vite à un univers nouveau, masculin, viril, très physique, auquel s’ajoutait dans certains cas devoir supporter des brimades plus ou moins bienveillantes. Le dessin de Charly a le mérite de mettre crûment le lecteur face à cette réalité.
- Pour en savoir plus
Sur la souffrance des soldats pendant leur service actif
Odile Roynette-Gland, « Signes et traces de la souffrance masculine pendant le service militaire au XIXe siècle », in Anne‑Marie Sohn, Françoise Thélamon, Une histoire sans les femmes est-elle possible ?, Paris, Perrin, 1998, 427 p., p. 265-289.
Un exemple de brimade dans Courteline :
- Sources :
Gallica :
Le Rire du 15 novembre 1902, n° 419, numéro spécial « V’là les bleus » texte et dessins de Charly.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1174285c/f9.item
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- Voir cette article narrant la recherche ayant permis de le retrouver : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1312 dans l’addenda. ↩︎
- Odile Roynette, « Discipline, patriotisme, virilité… Quand la vie de caserne forgeait les hommes », L’Histoire n° 259, novembre 2001. Consulté le 20/07/2023. https://www.lhistoire.fr/discipline-patriotisme-virilit%C3%A9-quand-la-vie-de-caserne-forgeait-les-hommes ↩︎