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44 – Peinture : le photographe à la caserne

Exceptionnellement, cette recherche ne porte ni sur une photographie ni sur une carte postale. Il s’agit de la reproduction d’un tableau. Mais la mise en abyme et la richesse de l’image proposée par l’artiste nous conduit à un sujet déjà présenté sur ce site avec l’exemple du 31e RI : la mise en scène des photographies prises dans les casernes.

Exceptionnellement aussi, je vais utiliser une méthode des plus classiques pour étudier cette image : une présentation suivie d’une description et d’une interprétation de l’œuvre.

  • Présentation :

Cette image est une reproduction d’un tableau (huile sur toile) réalisé par Eugène Chaperon et présentée au Salon des artistes français de 1899. Elle provient de l’ouvrage de Roger de Beauvoir, Album-annuaire de l’armée française (14e année) 1902. Paris, éditions Plon – Nourrit et Cie, 1902. 98 pages.

Elle fut aussi diffusée dans des revues spécialisées de l’époque comme le montrent ces trois exemples, à commencer par le catalogue du Salon de 1899 :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57654520/f9.image

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k202506r/f277.image

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6228434w/f12.image.r

Le lieu de conservation actuel de l’œuvre m’est inconnu et les copies couleurs sont forts difficiles à obtenir (celle proposée n’est qu’une reproduction d’époque de qualité assez classique pour l’époque et rehaussée de couleurs). On trouve sur internet des reproductions médiocres provenant d’ouvrages anciens, parfois avec les traductions incorrectes sur des sites anglo-saxons : « The Photographer at the Barracks » ou « Le photographe au régiment ».

Eugène Chaperon (1857-1938), élève de Detaille, fut un artiste qui travailla principalement dans la thématique de l’armée, que ce soit dans des représentations du quotidien de l’armée (scènes de caserne comme ici, de manœuvres) ou historiques. Nous allons voir que derrière l’impression photographique donnée par l’image, il y a tout un travail de composition.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6255635w/f344.image

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6383110s/f8.image

  • Description

Nous sommes dans une caserne, probablement la caserne du 1er régiment de cuirassiers auxquels ces hommes appartiennent. Ce pourrait donc être la caserne Dupleix dans le XVe arrondissement de Paris. Je n’ai pas réussi à localiser un espace pouvant ressembler à celui-ci sur un plan des lieux ou sur cette photographie aérienne de 1920 :

Il faudrait trouver un lieu dans la caserne en contre-bas d’une butte de terre surmontée d’un mur donnant fort probablement sur une rue d’où les passants peuvent observer la scène. Un bâtiment sur la gauche délimite l’espace. Mais la question est surtout de savoir si ce lieu est réel, s’il est inspiré du réel ou s’il est purement imaginaire… Car là est la difficulté : c’est bien d’une peinture dont il s’agit et non d’une photographie.

L’image se découpe clairement en trois parties. D’abord une partie décors, fond et pourtours de l’espace centrale (1). Ensuite, l’espace central, lui-même découpé en deux zones distinctes délimitées par les deux groupes de deux hommes de chaque côté du photographe (2a et 2b).

Le décor de l’image permet de placer l’observateur au cœur de la scène. Son importance dans cet espace marque aussi l’aspect militaire du lieu : un mur avec des contreforts.

Le photographe occupe la partie gauche de l’espace. Il est accompagné d’un jeune assistant qui tient une plaque utilisée pour faire le cliché. Une autre plaque est posée contre la chaise. Le sac sert à transporter lesdites plaques.

Un homme âgé est perceptible sur les reproductions. On peut interpréter sa présence face à un militaire comme étant un autre assistant en train de placer les hommes.

On peut ainsi visualiser les différentes étapes qui vont du placement des hommes à la prise de vue finale.

Pour en savoir plus sur le procédé, je vous invite à visualiser cette vidéo de Jean-Jacques Duval :

Les soldats appartiennent au 1er Cuirassiers comme l’indique l’inscription placée derrière le groupe et souvent difficilement lisible sur les reproductions.

« Classe 95

1er R. de Cuirassiers

5e Escadr »

En ce qui concerne les gradés, ils sont assis au milieu des autres hommes. Pour le brigadier, la question reste ouverte : s’agit-il d’un brigadier ou d’un maréchal des logis-chef (équivalent du sergent-major de l’infanterie) ?

Les hommes du rang sont plus nombreux et présentent des tenues différentes : tenue de travail, tenue d’entraînement (pour l’escrime), tenue de campagne, de service à pied. On devine même un chou ou une salade dans les mains du cuisinier.

L’artiste n’a pas simplement voulu faire une galerie d’uniformes dans une mise en scène originale, il a cherché à faire passer à l’observateur une certaine image de l’armée.

  • Analyse

L’impression donnée par l’œuvre est que l’on pourrait être devant une photographie. Pourtant, plus encore qu’une photographie, elle se révèle être une construction, le fruit d’un choix narratif assez clair.

Ainsi, comme on vient de le voir, l’artiste a composé une galerie des différentes tenues, ce qui ne se voit jamais dans les photographies de groupes.

Les photographies d’officiers au milieu de leurs hommes sont fréquentes, que ce soit sur photo-cartes ou dans les albums régimentaires. Cependant, une telle scène n’est pas dans les habitudes : dans les clichés classiques, les officiers sont au milieu de leurs hommes en tenue uniforme. La variété visible ici est donc à lier à un choix voulu par l’artiste.

Il s’agit d’abord de donner une image positive du passage à la caserne à l’aide de ces hommes de la classe 1895. L’armée, c’est un lieu de fraternité où l’on se sent bien, où il existe des relations fraternelles :

Mieux encore, c’est un lieu d’égalité : les officiers sont au milieu de leurs hommes. Comme eux, certains portent même un pantalon de treillis. Ce thème de l’égalité est probablement aussi la raison d’une telle variété de fonctions : chaque homme a sa place dans la caserne. De l’officier au maître d’armes, de la trompette à l’homme de corvée ou au cuisinier, tous sont présents sur l’image.

C’est aussi un lieu où il faut être fier d’aller : la posture des hommes, leurs visages où on ne peut lire nulle crainte mais au contraire de l’assurance, y compris chez les soldats spectateurs. Pas de honte de se présenter en tenue de travail, voire de corvée, ou pour les officiers d’être ainsi entourés.

La caserne est aussi un lieu ouvert, en témoigne la simple présence du photographe et de son équipe mais aussi les spectateurs qui observent la scène du haut du mur (l’observation des chapeaux laisse penser que ce sont des civils).

  • En guise de conclusion

Au-delà de la représentation de la scène où le photographe immortalise un groupe de cuirassiers à la caserne, cette peinture montre une partie du hors-champ : les curieux attirés par ce qui se passe, dans la caserne et à l’extérieur. Elle montre aussi le dispositif utilisé pour faire cette prise de vue.

Mais cette peinture n’a pas qu’une valeur documentaire. Elle met aussi en avant la volonté de représenter l’armée positivement, modèle pour les valeurs de la République que sont l’égalité et la fraternité. Même si cette construction est fort symbolique, il n’est pas surprenant de la voir défendue par un artiste qui illustra abondamment les publications sur l’armée et qui semble avoir été proche de Déroulède et de Barrès.

  • Source des images :

Roger Beauvoir, Album-annuaire de l’armée française (14e année) 1902, Paris, Edition Plon-Nourrit et Cie, 1902. Page 49.

L’image en couleur est de source inconnue, peut-être d’un ouvrage ? Il s’agit d’une reproduction et non d’une gravure colorisée. Ce type de reproduction donne une précision décevante. C’est la raison pour laquelle c’est la reproduction de l’image du livre qui a été utilisée pour les gros plans dans cet article.


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