Quand j’ai vu cette photographie de soldats du 71e RIT d’Angers, j’ai tout de suite pensé à l’image ci-dessous déjà étudiée : uniformes, attitudes bien peu martiales, amusement des hommes. Mais dans le cas présent, les hommes ont su faire preuve d’originalité à plus d’un titre.
- Les mal lotis en période d’exercices
Étrange titre pour cette partie ; il fait référence aux uniformes visibles. En effet, ces hommes portent un uniforme du 135e RI alors qu’ils n’en font pas partie. Il ne s’agit pas d’une affirmation liée aux visages déjà marqués mais aux uniformes usagés fournis à l’occasion. Comme le cliché cité plus haut, il s’agit de territoriaux du 71e RIT ayant reçu des uniformes du 135e RI, dépôt gérant également ce régiment territorial.
Pourquoi cette certitude ? C’est la conjonction de trois éléments :
1. Les visages des hommes montrent qu’ils ont déjà un certain âge. En réalité, ils ont autour de 35 ans ;
2. Un petit « 71 » est noté en haut à droite de l’image, mais il pourrait aussi s’agir d’une coïncidence (photographie n°71, tout simplement) ;
3. L’inscription « 11 ans à faire ». Cette inscription à elle seule suffit à affirmer que ce sont des territoriaux, mais nous reviendrons un peu plus tard sur ce point.
L’homme en bas à droite porte une capote d’un modèle différent des autres : moins de boutons pour la fermer, mais plus sur les manches. Il faut dire que l’intendance ne sortait pas les uniformes neufs pour des hommes faisant une période d’exercices, encore moins pour les quelques jours que les territoriaux passaient à la caserne.
Mal lotis, ces hommes n’en oublient pas pour autant de garder un esprit espiègle pour poser sur la photographie.
- De gais lurons en uniforme
Ils ont joué de la craie, non seulement pour créer le contraste nécessaire pour faire apparaître les numéros du régiment, mais aussi pour s’amuser un peu. Quatre ont dessiné une médaille, trois se sont donnés des galons, allant jusqu’à imiter le liseré caractéristique des sous-officiers rengagés. Un dernier semble avoir voulu imiter les parements d’officiers aux manches. Plus énigmatiques sont les double-chevrons visibles tracés au niveau du coude.
Galons de sergent (à gauche) et de sergent-major et deux chevrons (à droite) :
Parements de manches d’officier :
Ces hommes font figurer à côté d’éléments humoristiques d’autres plus classiques comme le nombre de jours avant le retour à la vie civile, « 4 demain matin », ou deux messages qu’il a été difficile d’interpréter : « Je la creive » (sic) pour « J’ai la crève » et « 4 an » pour « 4 au [jus] » ou pour le temps déjà passé sous les drapeaux ? Pour « Je la creive », on pourrait aussi y voir une allusion à l’expression « Je crève la dalle », surtout que l’homme qui la porte est grand et pas très gros.
La partie texte de la carte pose problème : « L’arrivée au camp ».
Pour une période d’exercices de territoriaux, il n’était pas pratique d’aller dans un camp en raison de la durée faible du séjour des hommes (8 jours rappelons-le). Il s’agit probablement d’une nouvelle touche d’humour, la toile derrière les hommes laissant apparaître un décor de camp. Il n’est toutefois pas impossible qu’ils soient allés dans un camp pour un court entraînement. Comme il était donné en exemple dans cet article, « 4e jour au 6e jour [sur 9] : manœuvres et bivouacs, de préférence à proximité de la garnison au début. »
Avec la craie, ils ont aussi noté : « 11 ans à faire ». C’est le temps restant à faire avant la fin de leurs obligations militaires. C’est pour nous un indice permettant de proposer un intervalle de datation : ces 11 ans à l’époque de la dernière période correspond aux classes 1888 à 1897 qui n’avaient plus que 11 ans à faire suivant la loi de recrutement de 1905. On peut affiner les classes concernées en observant les périodes d’exercices des territoriaux affectés au 71e RIT d’Angers.
| Classe | Date d’exercices | Armée territoriale | Réserve de l’armée territoriale | Libération de la classe | Durée entre la période d’exercices et la libération |
| 1888 | 16 au 29/10/1905 | 1902 | 1908 | 1914 | 9 ans |
| 1889 | 16 au 29/10/1905 | 1903 | 1909 | 1915 | 10 ans |
| 1890 | 14 au 27/10/1907 | 1904 | 1910 | 1916 | 9 ans |
| 1891 | 14 au 27/10/1907 | 1905 | 1911 | 1917 | 10 ans |
| 1892 | 18 au 26/10/1908 ou 18 au 26/10/1908 | 1906 | 1912 | 1918 | 10 ans |
| 1893 | 18 au 26/10/1908 ou 18 au 26/10/1908 | 1907 | 1913 | 1919 | 11 ans |
| 1894 | 24/05 au 01/06/1910 | 1908 | 1914 | 1920 | 10 ans |
| 1895 | 24/05 au 01/06/1910 | 1909 | 1915 | 1921 | 11 ans |
| 1896 | 10 au 18/04/1912 | 1910 | 1916 | 1922 | 10 ans |
| 1897 | 10 au 18/04/1912 | 1911 | 1917 | 1923 | 11 ans |
Seules trois classes semblent pouvoir correspondre à l’indication : « 11 ans à faire ». La photographie pourrait avoir été prise soit en 1908, soit en 1910, soit en 1912.
Trouver le destinataire permettrait peut-être de découvrir l’envoyeur et donc sa fiche matricule.
Ce n’est pas mission impossible malgré l’imprécision de la signature : des initiales. Évidemment, c’est aussi faire appel à la chance en partant d’une hypothèse : et si l’envoyeur écrivait à son employeur ? La piste est exploitable grâce au recensement de population. Par contre, si c’est un voisin, un ami, un membre de la famille, c’est peine perdue.
Recherche faite, monsieur Brisbourg apparaît bien dans le recensement de 1911 de Sablé-sur-Sarthe (vue 59/284). Hélas, rien ne correspond aux initiales ou à une personne dont la classe a été appelée pour une période d’exercices. Fin de la tentative d’identification, retour à l’image.
Toutes les capotes n’ont pas eu droit à ce traitement, quatre hommes n’ayant ni dessins, ni inscriptions. Ce ne sera pas le cas pour la photographie du lendemain !
- Le lendemain, mêmes hommes, même lieu
Si l’on en croit les informations lisibles sur la photographie, il semble qu’une partie des hommes soit revenue poser devant l’appareil. Je pense avoir retrouvé six hommes présents dans le premier groupe.
Ont-ils profité de la présence du photographe pour faire les deux clichés le même jour ? Un homme présent sur le premier cliché a boutonné sa capote dans l’autre sens sur le second.
Un autre a incomplètement effacé la précédemment inscription :
Le décor est strictement le même (une toile devant un mur en bois). Ces détails peuvent le faire penser. Le texte est aussi laconique que sur la première carte : « Moitié fait ». Cette indication est plus intéressante qu’il n’y paraît car si les hommes font une période d’exercices de huit jours, il n’en reste plus que quatre à faire, donc 4 jours au moment de la prise de vue et ne reste que trois à faire à compter du lendemain… comme le dit le texte écrit à la craie sur les uniformes.
- Difficile de conclure
Cette fois-ci, place à l’originalité au niveau des textes écrits à la craie : les hommes ont rédigé un message de groupe. Chaque homme porte une partie d’une phrase inscrite sur sa capote :
« 3 demain matin après le jus ». « La fuite ». « Resté pour 15 ans ».
La dernière inscription est une confirmation : cet homme a déjà fait 15 ans de service. Si on l’additionne ces 15 aux 10 ans à faire des classes 1892, 1894 et 1896, cela donne bien les 25 ans d’obligations militaires. Mais les soldats de la première photographie indiquaient « 11 ans à faire ». Il n’y a pas d’erreur : ces périodes d’exercices regroupaient deux classes, un à qui il restait 10 ans d’obligations militaires, l’autre qui en avait encore 11. Cela confirme le fait que ces clichés ont été pris au cours d’une des périodes qui regroupait deux classes, en 1908, 1910 ou 1912.
Pour que le texte colle aussi bien au recto, c’est que le tirage et l’achat ont été réalisés dans la foulée, ou au moins dans la même journée (le cas a déjà été vu ici).
Les postures et les attitudes ont gagné en sérieux par rapport au premier cliché. Peut-être faut-il y voir une conséquence de la présence d’un caporal ?
- En guise de conclusion
Il reste de nombreuses inconnues sur ces deux photographies. Même s’il n’a pas été possible de retrouver, par exemple, qui en était l’auteur, cette paire nous a permis de montrer l’étendue de l’imagination des hommes convoqués à une période d’exercices.
Sachant qu’ils ont été des millions à faire ces périodes, et pour un certain nombre à se faire photographier, il y a encore beaucoup de documents dans cette veine à faire parler.
- Remerciements :
Un grand merci à Se Souvenir du Forum Pages 14-18 pour ses remarques pertinentes.
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