Aller au contenu

51 – 75e BTS, Oise ?, août 1918

Un soldat noir au milieu d’un groupe de soldats blancs. C’est la première observation que l’on fait en regardant cette photographie. Mais aussi intéressant que soit cet élément, s’il est le seul identifiable, difficile de mener une recherche. Si cette image regorge d’éléments à faire parler, la recherche bloquait sur l’identité du soldat auteur de la correspondance au verso.

  • Lire un nom

Je suis parti de l’idée que l’auteur, Albert, écrit à sa belle-sœur (il nous le dit) en indiquant dans l’adresse « madame + prénom et nom de l’époux » comme cela se faisait fréquemment à l’époque. L’époux étant le frère, cela donne le nom de l’auteur. Reste à identifier le nom, car il est particulièrement mal écrit.

« Creinolières » n’a rien donné, tout comme les autres essais avec des dérivés. Après m’être égaré dans une recherche tournant autour des noms en Algérie en raison de l’adresse du destinataire, je suis arrivé à « Trémolières ». Ce que je prenais pour un point de « i » n’était qu’un accent bien loin de son « e ».

Grâce à Généanet, la recherche a été très rapide : j’ai vite trouvé un Albert Trémolières ayant un frère Émile (le nom lu étant Madame Emile Trémolières). La recherche de la fiche matricule en Aveyron a permis de confirmer que c’est bien le Albert affecté au 75e BTS.

  • Des soldats du 75e bataillon de tirailleurs sénégalais

Heureusement que l’unité est notée sur la gamelle tenue par le soldat noir. Sans elle, il aurait été difficile d’affirmer qu’il s’agit à 100 % d’Albert Trémolières. En effet,  on perçoit juste qu’ils ont des uniformes de couleur différente et des liserés différents de ceux de l’infanterie de ligne. Point de « bleu horizon » ici mais une couleur kaki (dit «  moutarde ») et des liserés jaunes. L’ancre de marine est visible sur les képis et les cols.

Mais il faut regarder avec beaucoup d’attention pour deviner le « 75 » qui se trouve au-dessus de l’ancre de marine de chaque côté du col.

Sans tomber dans la mode de la colorisation, on peut avoir une idée fidèle du coloris grâce à une série de photographies en couleur d’époque.

Sur le cliché étudié, on peut observer une belle galerie d’effets utilisés par les troupes coloniales. La majorité des hommes portent le patelot.

Il y a le modèle « 1873/1914 troupe » reconnaissable à ses deux rangées de cinq boutons et son col droit (théoriquement muni de pattes de collet en drap du fond à chiffre et soutaches, invisibles sur l’image). C’est celui que porte le soldat de gauche sur le cliché ci-dessous. Le plus courant est le patelot de tirailleurs sénégalais « modèle 1914 troupe » qui lui a un col chevalière orné d’une ancre câblée cousue à même le drap. Il est visible sur le soldat de droite sur le cliché.

On peut imaginer que la présence de paletots différents s’explique par le parcours de l’homme qui le porte, qui a pu passer par un régiment d’infanterie coloniale ou tout simplement par un choix personnel ou une distribution d’un stock différent. Un dernier effet est visible sur l’homme suivant :

La présence d’un col chevalière mais d’un seul rang d’au moins six boutons fait penser à un manteau de cavalerie « modèle 1914 troupe ».

On note également une grande variété dans les couvre-chef. Dans l’ordre des images ci-dessous, on observe le képi, le képi d’achat personnel, un képi bleu horizon ou kaki (difficile de distinguer les couleurs sur une image en noir et blanc), le béret, le bonnet de police et un improbable chapeau faisant penser vaguement à ceux des Australiens ou des Américains.

  • Qui est Albert ?

Il n’est pas toujours simple de retrouver l’auteur de la carte sur une photographie. La fiche matricule indique qu’il a une cicatrice sur le nez mais rien n’est visible sur les visages. Un détail plus important permet de l’identifier.

Albert Trémolières est affecté au 75e BTS le 1er août 1916. Il est alors sergent. il devient sergent-fourrier le 1er mars 1918. Or, un seul sergent-fourrier est visible sur la photographie. C’est cet homme, debout au visage plus âgé que le camarade sur l’épaule duquel il a posé sa main gauche :

Outre le grade, cet homme ne porte pas de décoration comme d’autres soldats de l’image. Albert Trémolières n’en reçut aucune à l’exception de médailles commémoratives obtenues après-guerre. Un dernier détail pourrait permettre d’avoir la certitude que cet homme est bien Albert, à défaut d’autres photographies où il est identifié : il porte un brassard de deuil. Il n’y a pas eu de décès parmi ses frères et sœurs au cours des années 1917-1918. Seul son frère cadet Auguste est décédé en 1916 de maladie à Salonique. Mais appartenant à une famille très nombreuse (il a eu 13 frères et sœurs), les deuils étaient potentiellement plus nombreux.

Avant de terminer sa campagne au 75e BTS, Albert a beaucoup voyagé. Mobilisé dans un RIC que je n’ai pas réussi à déterminer (8e ? 38e ? ), il devient caporal en octobre avant de retourner au dépôt du 10 novembre 1914 au 4 octobre 1915. Il est alors affecté au 1er RIC et retourne au front mais pour intégrer le 5e bataillon de tirailleurs sénégalais. Il prend la direction du dépôt de Marseille pour se rendre dans l’AOF. Il devient sergent en janvier. Il revient en métropole en juillet 1916 et est hospitalisé en septembre à Toulon. Depuis le 1er août 1916, il est affecté au 75e BTS. Il retourne dans la zone des armées en octobre 1916. Et y reste jusqu’en octobre 1917, date à laquelle il va en Tunisie. La suite est son retour en avril 1918 en métropole avec le bataillon.

Voilà ce qu’écrit Albert à l’épouse de son frère Émile :

« 16 Août 1918

Ma Bien chère Belle sœur

Je suis en plein dans la fournaise, ne vous faites pas on les tient les bandits ils fuient devant nous
Ma santé est bonne ; pas de perme depuis 1 an, ça fait rien le principal en ce moment c’est de les avoir, nos nègres sont admirables, je vous embrasse tous et vous en particulier chère Belle sœur

Votre beau frère

Albert, S.P. 236 »

Que veut-il dire quand il écrit qu’il est en pleine fournaise ?

En août 1918, effectivement, les combats font rage. Le 75e BTS a été engagé le 19 juillet et a eu des pertes importantes (60 tués, 295 blessés et 68 disparus). Il est ensuite allé au repos, à Boullarre du 6 au 11 août puis à Saint-Etienne (Oise) du 13 au 18. Le 16 août il n’est pas pas à proprement parlé « dans la fournaise » même s’il n’en est pas loin. Le 18, le bataillon prend la direction de Berneuil (Berneuil-sur-Aisne aujourd’hui) et participe aux combats à partir du 20.

Il est donc assez loin de la « fournaise ». Comment expliquer son affirmation ? Se projette-t-il à la date où sa correspondante devrait recevoir le courrier ? Estime-t-il, étant à peu de distance de la zone la plus active du front, être dans la fournaise ?

Ce peut être aussi une manière de dire qu’il n’est plus en Afrique du Nord, dans une zone assez calme. Il est dans une unité venant d’être durement engagée dans le contexte des combats de l’été 1918 et qui va y retourner très vite. Il n’y a peut-être aucune forfanterie, juste un constat que son unité est dans la bagarre.

Il faut se rendre à l’évidence, il est impossible de le dire. En effet, on ne sait rien de cet homme à l’exception des éléments factuels de son état civil et de sa fiche matricule. Quels sont ses liens avec sa belle-sœur ? A-t-il une éventuelle propension à exagérer et à dramatiser dans sa correspondance ? Avec un document isolé, impossible de le dire.

Il en est de même pour l’élément central du cliché : ce soldat noir.

  • Au 75e Bataillon de Tirailleurs sénégalais

La présence d’un soldat noir au milieu de soldats blancs, le surnom donné à ce même soldat, la présence du mot « nègre » dans la correspondance ; comment interpréter ces trois éléments ?

La question se pose réellement mais il convient de se remettre dans l’état d’esprit de l’époque et de ne pas le voir avec notre grille actuelle, plus d’un siècle plus tard.

Pris de manière isolée, ce document pourrait être vu comme une preuve de racisme contre les soldats noirs à cette époque. En effet, tous les éléments convergent vers un regard se voulant supérieur de la part d’Albert : si on lit le surnom péjoratif donné par les soldats à ce cuisinier, « Boule de neige », l’utilisation du mot « nègre », le jugement sur les soldats qui sont « admirables » (ce qui sous-entend qu’on pourrait en douter), le fait que le soldat noir soit rabaissé au rôle de cuisinier (donc au service des blancs). Mais peut-on plaquer notre grille de lecture actuelle sur ce document qui a plus de 100 ans ? Peut-on tirer des conclusions sur ce que pensait réellement Albert sur les soldats noirs des colonies ?

Une fois encore, difficile d’interpréter un document totalement isolé, qui rend impossible de savoir si le surnom est un humour de caserne voire bon enfant, s’il y a une ironie grinçante, une condescendance ou même un racisme au sens actuel de la part de ceux qui le lui ont donné. Tout comme l’usage du mot « nègre », très répandu dans les courriers des combattants dès l’instant qu’ils parlent de tirailleurs sénégalais, faut-il y voir le même sens péjoratif qu’aujourd’hui ? Pour ce dernier point, la définition du mot « nègre » dans le Petit Larousse Illustré (page 665) publié vers 1908 est éclairante :

« Personne appartenant à la race noire : les nègres d’Afrique. (…) C’est le nom donné spécialement à la race noire. L’élément nègre peuple presque toute l’Afrique, certaines parties de l’Asie du Sud et de l’Amérique, l’Australie et la Mélanésie. Les nègres sont au nombre de 145 millions environ ; ils sont en général caractérisés par la couleur de leur peau plus ou moins foncée, leurs cheveux et leur barbe noirs crépus. (…) ».

Aucun indication d’un sens péjoratif du terme. Cette définition est dans le cadre de pensée de cette époque, avec une croyance en l’existence de races sans mettre en avant la supériorité de l’une sur l’autre. D’ailleurs le mot race a aussi un sens précis : « (..) Variété constante qui se conserve par la génération : la race humaine (…) »

Quant à l’indication que ces soldats africains sont « admirables », faut-il chercher une autre interprétation que la volonté de l’auteur d’indiquer à sa correspondante qu’il est dans une troupe composée de soldats dignes d’éloges ? Ou que les hommes autour de lui sont aussi courageux que les stéréotypes sur les soldats noirs le disent.

Le rôle de cuistot était une place recherchée car relativement à l’abri dans toutes les unités. Faut-il proposer ici une autre grille de lecture en raison de la couleur de peau de celui qui l’occupe et de ceux qui l’entourent ?

Comment interpréter le relevé des pertes dans le JMO pour les combats du 19 juillet 1918 qui mentionne nominativement les pertes des « Européens », y compris pour les soldats, quand il ne le fait que pour les sous-officiers « Indigènes » ?

Sans recours à l’histoire des mentalités de l’époque, je ne m’aventurerai pas dans une explication ou une interprétation.

S’il convient d’être extrêmement précautionneux avec l’interprétation que l’on peut faire de ce que nous montre cette photographie et de ce qui est écrit, il convient de l’être tout autant quant à son utilisation. En faire un document à charge serait tout aussi malhonnête que d’assurer avoir compris sans l’ombre d’un doute ce que voulaient dire Albert et ses camarades.

  • Des éléments de l’image restent énigmatiques

Autre question qui reste pour l’instant sans réponse est la localisation du cliché. Une baraque servant de poste de commandement et de poste de téléphoniste (on voit leur insigne), un escalier pour monter une butte. Je pense qu’il doit s’agir d’un cliché pris dans un camp à l’arrière du front plutôt qu’une image prise en ligne, même légèrement à l’arrière.

Difficile d’en dire plus car les lieux où le cliché a pu être pris sont nombreux entre l’arrivée du bataillon en métropole (en avril 1918) et la date d’envoi (16 août 1918).

Par chance, le JMO est précis à ce sujet. Il indique le cantonnement de chaque compagnie et de l’état-major (et donc de la section hors-rang). Albert fut donc installé an camp des Cinq frères le 19 mai puis au camp des Sénégalais jusqu’au 2 juin, date à laquelle il est au camp Massa. En août, il est en repos à Boullare et à Saint-Etienne (dans l’Oise) avant de rejoindre le front à Berneuil (Aisne). Seul un cliché montrant le même lieu mais localisé permettrait d’en avoir le cœur net. Pour l’instant, retour aux autres éléments difficiles à faire parler.

Difficile de dire ce qui est représenté sur le cadre présenté aux pieds du soldat noir. En modifiant le contraste et la luminosité, j’y vois un personnage marchant sur la pointe des pieds en train de jouer de la lyre au milieu d’explosions. A moins que, trop influencé par le « A travers la mitraille », il ne s’agisse pas d’explosions mais simplement des décors floraux…

Plus concrètement, où la photographie a-t-elle été prise ? Impossible de le dire vu qu’il est impossible de savoir quand elle a été prise, entre l’arrivée d’Albert au bataillon et la date de rédaction de la carte, période qui vit s’écouler quatre mois et demi..

  • Et une foule de détails à observer

Un sergent ayant un chevron de blessure sur le bras droit et au moins trois chevrons de présence dans la zone des armées sur sa manche au-dessus de ce qui semble être un insigne de cycliste.

Un vélo est aussi présent sur le cliché, mais il faut aller le chercher pour le trouver ! Mais est-ce le sien ?

Les soldats portent de manière très variée leur décorations. Miniature de la Croix de guerre, Croix de guerre, rappels de décorations diverses sont visibles.

Dans ce groupe d’hommes, il y a plusieurs gradés. Le plus haut gradé du groupe semble être un adjudant.

  • En guise de conclusion :

Même s’il a fallu des années pour retrouver l’auteur de la carte, son parcours, le contexte général et faire parler certains détails, c’est souvent plus qu’on ne l’imaginait. Toutefois, même en ayant la documentation nécessaire, il est difficile de tout dire sur une image. D’abord parce qu’on ne sait pas ce que pensait son auteur et donc comment interpréter certains mots ou certaines attitudes. Ensuite  les sources disponibles ne disent pas tout. Dans le cas présent, il reste à déterminer où précisément fut pris le cliché par exemple.

  • Remerciements :

À Stéphan Agosto pour le prêt de la photographie en…2011.

  • Sources :

Archives départementales de l’Aveyron, 1 R 877, fiche matricule d’Albert Trémolières, classe 1903, matricule 1979 au bureau de recrutement de Rodez-Montpellier.

SHD 26 N 872/4 : JMO du 75e Bataillon de tirailleurs sénégalais.

Dekerle S., Mirouze L., L’Armée française dans la Première Guerre mondiale – Uniformes, équipements, armements, Tome 2 1914-1918, Vienne (Autriche), Editions Verlag, 2008. Pages 216 à 249.


Retour à la galerie des recherches sur les photographies de 1914 à 1919

Étiquettes:

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *