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47 – Les frères Derouin, 315e RI, 1914

Des documents sont éclairants quant à la difficultés de faire une biographie fiable des hommes mobilisés pendant la Première Guerre mondiale. Parfois, c’est une pièce administrative, d’autres fois un témoignage. Ici, c’est une photographie qui nous oblige à relativiser les autres sources tout en les complétant de manière inattendue.

Les documents provenant d’Européana donnent des informations précieuses, sans insister ici sur un élément rarement visible.

  • Casimir et Léon Derouin

Quelques documents sur ces deux frères ont été numérisés puis mis en ligne sur le site Européana suite à la Grande Collecte de 2014. Sans ces documents, que saurions nous de ces deux frères, Casimir et Léon Derouin ? Essentiellement ce que nous disent leurs fiches matricules, à savoir pas grand-chose.

Tous deux ont fréquenté l’école communale de Rouperroux, en Sarthe, où ils sont nés. Leur niveau scolaire est de 3. Le cadet Casimir était « exercé » pour ce qui est de sa préparation militaire. Il était aussi plus grand de quatre centimètres avec son mètre soixante-huit que Léon. Léon, l’aîné, a eu des soucis de santé puisqu’il est allé de commission médicale en commission médicale avec une suspicion de tuberculose. D’abord affecté au 103e RI, il passa ensuite quelques mois au 115e RI de Mamers avant d’être réformé. Son frère passa ses deux ans au 146e RI.

Seul le cadet obtint son certificat de bonne conduite, Léon ayant passé trop peu de temps sous les drapeaux pour devoir en justifier. Ils ont repris leurs activités de cultivateur, Casimir au Rouperroux, Léon à Saint-Cosme depuis 1905.

En 1906, Léon passa une fois encore devant une commission médicale et fut définitivement reconnu apte au service armé. Désormais réserviste, il eut l’obligation de faire les périodes d’exercices.

Comme tous les réservistes, les deux frères furent affectés à un régiment proche de leur domicile, ici le 115e RI de Mamers. Léon fit deux périodes, l’une pour les manœuvres d’automne 1908, l’autre en mars-avril 1911. Son frère n’en fit qu’une, lors des manœuvres d’automne de 1911, la seconde n’ayant pas lieu en raison de la guerre.

Le parcours de chacun dans le conflit est peu précis. Voici ce que l’on peut déduire des quelques mentions portées sur leurs fiches matricules. Léon fut appelé le 11 août 1914 au dépôt du 115e RI. Il s’y entraîna jusqu’à son départ pour le front le 20 septembre : il fit partie de ces hommes restés au dépôt qui furent ensuite envoyés renforcer les régiments affaiblis par les combats d’août et de septembre. Il resta au front en continu jusqu’à son évacuation pour maladie le 6 octobre 1915. Il n’y retourna qu’en avril 1916, participa aux combats de son régiment à Verdun d’où il revint avec la croix de guerre et la citation suivante : « Agent de liaison brave et courageux du 17 au 27 juillet 1916 a fait preuve de belles qualités dans la transmission des ordres dans un terrain à découvert et soumis à des bombardements incessants ».

Évacué à nouveau pour maladie en avril 1917, il ne retourna plus au front jusqu’à sa libération le 27 février 1919.

Casimir, plus jeune, fut mobilisé le 4 août 1914 aussi au 115e RI. Sa fiche matricule ne nous dit rien de son parcours jusqu’au 6 septembre 1916 : ce jour là, il fut tué à Verdun, dans le secteur de Fleury-devant-Douaumont.

On le constate, peu de certitudes. Surtout, deux photographies familiales vont nous permettre d’affiner ces éléments, à commencer par l’affectation.

  • 115e RI ou 315e RI ?

Les photographies disponibles montrent toutes, sans l’ombre d’un doute, que ces deux hommes n’étaient pas au 115e RI, mais au 315e RI, les soldats ayant eu la bonne idée de blanchir leur numéro de régiment à la craie pour les rendre bien visibles.

Il ne s’agit pas pour autant d’une erreur de la fiche matricule : le 315e RI étant un régiment dit de réserve, les effectifs restaient gérés par le dépôt du régiment d’active, le 115e  RI. Pour l’administration militaire, la mention du régiment précis dans la fiche matricule n’était pas utile puisqu’elle savait par qui ils avaient été gérés.

Les photographies n’étaient pas indispensables pour en arriver à cette conclusion. En effet, Casimir est tué à Verdun en septembre 1916. Sa fiche « Mémoire des hommes » indique bien une appartenance au 315e RI. De plus, le 115e RI est en Champagne à cette date. Toutes les photographies, y compris deux pouvant être datées de fin 1915- début 1916 le montrent en uniforme du 315e RI comme on va le voir bientôt.

Pour Léon, les choses sont plus compliquées. Étonnamment, on ne dispose d’aucune autre photographie de lui. Sa citation, pour des faits intervenus en juillet 1916, ne correspond pas au 315e RI mais au 115e ! Sans qu’il soit possible d’en donner la chronologie, il semble que Léon ait fait un passage par le 115e RI, probablement après son retour de maladie en avril 1916 jusqu’à son départ du front en avril 1917.

  • « Deux frères » en campagne

Le photographe a eu la bonne idée de garder son ardoise pour que les soldats puissent mettre quelques éléments d’identification, quelques précisions.

La première photographie présente un groupe d’homme devant une maison. L’ardoise indique « 1ère escouade ».

Si on ne connaît pas la compagnie, on apprend aussi qu’il s’agit de soldat du 315e RI et la mention « 1ère escouade » nous apprend que ce groupe n’est pas là au hasard. Ces hommes forment le plus petit ensemble des unités françaises, l’escouade. Deux escouades donnent un peloton, deux pelotons une section, quatre sections une compagnie.

Tout laisse à penser que les hommes sont au repos dans une ferme fin 1914. La cour est boueuse et l’indication de « campagne 1914 » est typique des inscriptions de début de guerre.

Il est certain que la photographie n’a pas été prise au dépôt car les uniformes sont trop uniformes, les hommes portent tous le couvre képis, ce qui n’est pas habituel au dépôt. Un homme a remplacé les guêtres par des bandes molletières. Un autre n’a plus tous les boutons de sa capote.

La seconde photographie a été prise au même endroit.

Cela ne signifie pas seulement dans la même ferme, mais aussi devant le même mur. On retrouve quelques détails significatifs :

L’ardoise est très intéressante car elle nous donne plusieurs éléments extrêmement précieux.

D’abord, une date : « 12 décembre 1914 ». Cette date explique la boue au sol et permet de dire que le régiment était dans le secteur de Dancourt-Popincourt. Hélas, les cantonnements précis n’étant pas connus, difficile d’identifier pour l’instant le lieu faute de JMO pour ce régiment et d’un historique qui n’est qu’une notice de quelques pages pour tout le conflit.

Ensuite, ce sont les deux frères qui apparaissent sur le cliché. Sans cette indication et en l’absence d’autres informations, une telle photographie aurait pu perdre cette information.

L’absence d’identification précise ne conduira pas à une – souvent – vaine séance de recherche de « qui est qui ». Grâce aux autres clichés disponibles sur Européana, il est facile d’identifier Casimir.

On a donc :

Dernier point important, c’est que l’identification des frères sur le second cliché permet de constater qu’ils sont présents tous les deux sur le premier ! Ainsi, ces deux frères étaient-ils probablement dans la même escouade. J’ai ajouté « probablement » car une fois encore, si tout laisse penser que c’est bien le cas, on ne peut éliminer la possibilité qu’un frère ait rejoint l’autre pour le cliché. Toutefois, j’en doute car dans ce cas, la mention de l’escouade aurait-elle été laissée ?

S’il existait le moindre doute sur l’identification, la carte d’ancien combattant pourvue de sa photographie confirme ce que l’on sait.

  • Deux frères dans la même escouade ?

La présence de deux frères dans un régiment, cela n’a rien d’exceptionnel. Grâce à l’internet, les exemples sont nombreux de telles situations. J’ai déjà évoqué sur ce site les frères Jollivet dont deux furent affectés en même temps au 101e RI.

Plusieurs discussions sur le Forum Pages 14-18 avec des exemples précis ont été créées autour de ce thème. Le plus simple est de lister les frères morts au combats (parfois le même jour). Vincent Lecalvez l’a fait de fort belle manière pour le 28e RI : deux fois des frères sont tués au même endroit par un obus. Sur le site du 119e RI, on découvre le très beau témoignage d’un des frères Létondot.

http://119ri.pagesperso-orange.fr/Fantassins/Letondot/Letondot%20partie%204.html

Sur le site du 149e RI, on peut lire le tragique destin des frères Delort, tout juste affectés à la 12e compagnie en mai 1915 : http://amphitrite33.canalblog.com/archives/2015/06/17/32213591.html

Difficile de dire si ces hommes étaient dans la même escouade, la même compagnie, le même bataillon. Le cas des frères Létondot ou ceux évoqués pour le 28e RI semblent indiquer que les hommes appartenaient au même groupe puisqu’ils sont décédés au même moment au même endroit (un abri, une cave) ou étaient proches quand l’un des deux est mort.

Il est des exemples plus généraux qui montrent la réalité de cette situation, en particulier au début du conflit. Ainsi, Stéphan Agosto a déjà plus d’une trentaine de fratries au sein du 74e RI.

Les raisons de ces affectations ne sont pas difficiles à établir, en particulier pour les cas documentés par une correspondance ou un témoignage. La plus simple est le fait que les deux frères, réservistes,  aient été affectés au même régiment puisque vivants au même endroit. Cela explique une grande partie des cas à la mobilisation. On peut ajouter que réunir les frères dans une même unité était possible légalement avant-guerre pour le service actif au moins depuis 1910.

« Art. 6. -Affectation des appelés ayant un frère sous les drapeaux.
Les frères faisant partie du même appel et tous les frères de militaires déjà liés au service comme appelés ou engagés, à l’exception des frères de rengagés, de commissionnés ou d’officiers doivent, s’ils le demandent et s’ils ont l’aptitude physique requise, être placés, dans le même régiment ou dans le régiment où leur frère se trouve déjà incorporé au moment de leur appel sous les drapeaux, quelle que soit la raison qui ait fait affecter le premier frère à un corps déterminé. Il est bien entendu, toutefois, que ces dispositions ne sont pas applicables aux frères des hommes servant dans les corps d’épreuve, ni aux jeunes soldats ayant encouru des condamnations ou n’ayant pas produit en temps utile le certificat de bonne vie et mœurs dans les conditions indiquées à l’article 5 pour les hommes mariés et les soutiens de famille. Au cas où le plus jeune des deux frères (ou le dernier appelé) n’a pas l’aptitude physique requise pour servir dans le même corps que l’aîné (ou le premier incorporé), ce jeune soldat est affecté à un autre corps stationné dans la même garnison, si cette garnison comporte des troupes d’autres armes (y compris les sections).
Les intéressés doivent adresser leur demande au commandant du bureau de recrutement dont ils relèvent, dans les quinze jours qui suivent leur comparution devant le conseil de révision. »

Instruction relative à l’affectation des jeunes soldats, à l’appel et à la libération des classes, 16 avril 1910.

Ce qui semble plus compliqué et relevant un peu plus du hasard est l’affectation ensuite dans le même régiment qu’un frère qui y est déjà. Cette affectation peut être facilitée dans le cas d’un engagement volontaire. Je n’ai pas d’exemple de frères mais tel est le cas d’un père venu retrouver son fils dans le même régiment (JMO du 4e RMZT, 20 juin 1915-9 janvier 1917, 26 N 855/9, page 38) : le texte de sa citation nous apprend « Âgé de 52 ans, s’est engagé pour la durée de la guerre dans une unité où servait l’un de ses fils ». L’engagement a facilité les choses.

La lecture des témoignages montre qu’il y avait un vrai pouvoir des officiers concernant l’affectation des hommes dans une compagnie. Voici ce qu’écrit Maxime Leydet suite à l’arrivée des soldats de la classe 1914, en novembre 1914 :

« Ces jours-ci, nous avons reçu 40 hommes par compagnie pour combler, pour la deuxième fois, les vides créés dans nos rangs. Parmi les derniers arrivés (…) Boeuf Firmin, qui est non seulement à ma compagnie, mais que j’ai pu faire mettre à mon escouade en priant le capitaine (…). », pages 277-278 du livre de Nicolas Balique, L’adieu aux pays, correspondance de guerre de quatre soldats bas-alpins.

Dans un autre exemple, daté du 5 décembre 1915, Cyrille Ducruy écrit : « Je te dirai qu’hier j’ai changé de compagnie, je suis retourné à la 3ème avec Démure [un ami du pays], nous sommes à la même escouade tous les deux. (…) Il y avait presque 18 jours que j’avais fait une demande au colonel pour changer avec un homme de la 3ème compagnie qui avait son beau-frère à la 5ème. Je n’y comptais plus hier lorsque la réponse est arrivée ». Extrait de Dargère Christophe, Si ça vient à durer tout l’été… Lettres de Cyrille Ducruy, soldat écochois dans la tourmente 14-18. L’Harmattan, collection Histoire de la défense, Paris, 2010. Page 111.

On a donc bien la possibilité de demander à rejoindre un membre de sa famille, sans certitude d’obtenir ce que l’on veut. Malgré les affirmations d’un article du journal La Voix du Nord du 14 novembre 2010, aucun texte normatif (instruction, directive…) n’a été trouvé interdisant ces affectations ou remettant en cause celle de 1910.

Les témoignages existent aussi pour le cas de soldats arrivant en renfort et séparés les uns des autres sans considération des liens les unissant. On peut donc imaginer que la situation des frères Derouin ait été sinon facilitée au moins autorisée suite à une demande et non le seul fruit du hasard. Mais cela s’est-il fait lors de l’arrivée de Léon en septembre ? Plus tard ? En l’absence de toute autre source, c’est strictement impossible à dire. Ce qui est certain, c’est qu’un tel regroupement sur un cliché pris au front n’est pas très courant et que cet aspect méritait d’être mis en valeur.

  • En guise de conclusion

Si les photographies de frères pendant la guerre ne sont pas rares, celles illustrant deux frères au sein de la même escouades sont tout de même moins courantes. Elle illustre cette situation dont on trouve parfois mention dans un témoignage, exceptionnellement dans quelques biographies montrant la mort de deux frères le même jour, parfois même au sein du même régiment.

Difficile de quantifier ce phénomène qui doit avoir été plus courant en début de conflit : dans l’effervescence du départ en août, il était semble-t-il assez simple d’être versé dans la même compagnie que son frère. Une fois encore, les photographies illustrant ce phénomène sont plus rares encore.

La confrontation des sources, si elle permet d’affiner le parcours, ne donne pas pour autant toutes les clefs. La consultation du dossier de carte de combattant de Léon aurait permis d’en savoir plus sur son passage au 115e RI. Or, la lettre D n’a pas été conservée par les AD72. Cette source est donc perdue ici.

  • Sources :

Européana, contribution de Jean-Paul Hauroigne, FRBNSA-023 Léon Pioger et Casimir Derouin
Lien direct vers la contribution : http://www.europeana1914-1918.eu/fr/contributions/8631

Lieutenant Boumier, Notice historique : le 315e Régiment d’Infanterie (dans la Grande guerre). Mamers, Imprimerie Alfred Chevalet, 1920.
Accès direct sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8598630

A la date de publication, aucun JMO du 115e RI et du 315e RI n’tait disponible au SHD.

Archives départementales de la Sarthe :

Fiche matricule de Léon Paul Derouin, classe 1901, Bureau de recrutement de Mamers, matricule 444. 1 R 1121.

Fiche matricule de Casimir Théophile Derouin, classe 1905, bureau de recrutement de Mamers, matricule 1059. 1 R 1159.

3 R 282 – Carte d’ancien combattant ; lettre D.

Deux ouvrages :

Balique Nicolas, L’adieu aux pays, correspondance de guerre de quatre soldats bas-alpins, précédée de Barles et les Barlatans dans la Grande Guerre, Les Baux-de-Provence, Jean-Marie Desbois éditeur, 2017. 374 pages. 

Dargère Christophe, Si ça vient à durer tout l’été… Lettres de Cyrille Ducruy, soldat écochois dans la tourmente 14-18. L’Harmattan, collection Histoire de la défense, Paris, 2010. 320 pages.


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