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LES JOLLIVET, une famille bonnevallaise dans la guerre

Cette histoire sort de l’ordinaire plus par les circonstances de la découverte que par les destins qu’elle nous fait découvrir qui eux furent, au contraire, forts communs à l’époque.

C’est à l’occasion d’un vide grenier dans un village que j’ai trouvé, dans une corbeille un lot de CPA et de photographies. Déçu par la réponse d’un vendeur qui me proposait une photo carte de soldats dans un avion chez un photographe pour 30 euros, j’allais partir quand j’ai aperçu cette corbeille et trouvé cet ensemble. Il a fallu quelques années encore pour que les sources nécessaires soient accessibles sur le net afin de trouver qui figure sur ces documents.

  • Du temps pour trouver…

Les indices « parlants » sont minces : un prénom (« Jacques ») sur deux cartes, quelques éléments chronologiques (1913, septembre et octobre 1914), une adresse de destinataire (Monsieur Girard au Pré-Saint-Evroult) et d’un photographe (à Bonneval) et… c’est tout.

Ce n’est qu’en juin 2014 que j’ai pu me lancer dans cette recherche grâce à la mise en ligne des fiches matricules par les Archives départementales d’Eure-et-Loir. En effet, les documents ont été trouvés dans ce département et les indices tournent en partie autour de Bonneval. De plus, les photographies montrent des hommes ayant eu plusieurs affectations, c’est une source de recoupements avec les données de ces fiches.

Je suis d’abord parti sur l’hypothèse qu’il s’agissait d’un membre de la famille Girard et que tous les documents provenaient du même homme. Hypothèse d’autant plus séduisante que certains hommes figurent sur plusieurs photographies. Cependant, l’exploitation des fiches matricules des hommes portant ce nom dans le département pour les classes 1910 à 1915 ne donna strictement aucun résultat : aucun homme affecté successivement au 101e puis au 115e RI ou dans l’artillerie au 105e RAL. Pas de « Jacques » Girard non plus au Pré-Saint-Evroult en 1901 d’après le recensement ou les actes d’état civil. Fausse piste, retour à la case départ.

La seconde piste fut de repartir du « Jacques », affecté en septembre 1914 au 115e RI de Mamers puis ayant porté l’uniforme du 101e RI. Pour ce faire, j’ai listé tous les « Jacques » de la classe 1914 du bureau de recrutement de Chartes (dont dépendait Bonneval). Et parmi les six hommes portant ce prénom, j’ai trouvé un Jacques Jollivet, qui correspondait en tous points aux indices : de Bonneval, au 115e RI puis au 101e RI. Restait à confirmer cette identification grâce aux recoupements avec les autres sources disponibles : recensement de 1901, état civil. Tout concorde. Mieux encore, ce n’est pas un homme qui a été ainsi trouvé, mais toute une famille qui pose devant le photographe, ainsi que le lien avec les Girard du Pré-Saint-Evourlt.

  • La famille Jollivet

C’est une famille nombreuse que la guerre va bouleverser.

François Paul Jollivet et sa femme Rosine Créspin ont eu huit enfants entre 1885 et 1896. Ce furent d’abord trois filles, Jeanne, Thérèse et Suzanne, puis cinq fils, René (mort en bas âge) Rigobert, René, Jacques et Noël (né un 25 décembre).

En août 1914, si les parents sont désormais âgés, toutes leurs filles sont mariées. Le dernier mariage a d’ailleurs été célébré le 9 mai 1914.

Rigobert est le seul à ne pas être mobilisé. En effet, il est exempté pour « idiotisme » et aucune des commissions devant lesquelles il passa ensuite ne le reconnurent apte à un quelconque service. Ce ne fut pas le cas des trois frères ni, mais cela reste à vérifier, des trois maris des sœurs.

  • René Jollivet

Il ne reste de lui qu’une carte postale : il envoyait fièrement à la famille Girard une image de sa caserne, la caserne Gaulois de Mamers. Son texte ne nous apprend pas grand-chose, à part une confirmation de son niveau scolaire de 2.

« Je vous montre la Caserne ou je suis c’est une belle caserne par exemple. Je vous souhaite le bonjour a tous le monde et bon courage »

Il écrit probablement à son beau-frère Camille Fabien Girard qui a épousé Jeanne, l’aînée de la famille Jollivet. La famille Girard vivait au Pré-Saint-Evroult et c’est probablement là que s’installa Jeanne.

Incorporé au 115e RI en novembre 1913, cette carte est arrivée en décembre à Bonneval comme l’indique la seule partie du cachet lisible. Toujours au régiment en août 1914, il part directement vers le Nord-Est. S’il échappe à l’hécatombe de Virton et aux combats pendant la retraite, il tombe le 18 septembre 1914 lors des combats dans l’Oise lors du repli allemand suivant la bataille de la Marne.

  • Jacques Jollivet

Alors que son frère René est déjà au combat, Jacques est appelé avec la classe 1914. Il est également incorporé au 115e RI de Mamers. Il y arrive le 4 septembre 1914. On peut se demander s’il y avait chez ce jeune homme de la fierté à être au même régiment que son frère ? Ou si, au contraire, c’était un régiment comme les autres à ses yeux ?

Il profite d’une de ses premières sorties pour se faire photographier avec deux amis de chambrée et pour envoyer probablement la carte à l’une de ses sœurs.

Comme son frère René, son orthographe est approximative et lui vaut un « 2 » dans sa fiche matricule au niveau d’instruction.

« Mercredi 16 septembre 1914
Je t’envoie cette carte pour te montré l’habillement que j’ai je me suis fait fautografier avec deux camarade de lit j’en ai un a droite qui est de Lavardin, Sarthes il s’appelle Morin Léon, et l’autre a gauche est d’Alençon (Orne) et il s’appelle Louis Berson, en te souhaitant bon courage et bonne santé, et tu dis que maman n’a pas encore reçu des lettres j’en ai pourtant envoyé trois, ton frère Jacques. »

De gauche à droite : Louis Berson, Jacques Jollivet, Léon Morin, Mamers, septembre 1914

Jacques et Léon sont de la classe 1914 mais Louis Berson est un ajourné de la classe 1913.

La seconde carte conservée est datée du 11 octobre 1914. Elle montre l’entrée de la caserne Gaulois. Surtout, le texte donne une information intéressante : on y apprend où il loge dans la caserne.

« dimanche 11 Octobre 1914
Cher sœur
souhaite bon courage bonne santé je pense que tout le monde va bien chez toi
Fabien se porte bien je pense
tu vois pas caserne elle est pas mal, ma chambre est au 3e étage la 3e et 1ère fènètre a droite de l’orloje au revoir ton frère Jacques 
»

La destinataire ne fait cette fois-ci aucun doute : il s’agit de sa sœur Jeanne dont l’époux se prénomme Camille Fabien Eugène, preuve que son prénom usuel était Fabien.

À peine deux mois plus tard, les trois hommes de cette chambrée photographiés en septembre sont séparés par leur affectation dans une unité au front : Jacques reste au 115e d’infanterie jusqu’à sa blessure le 10 janvier 1916 au Mont Têtu en Champagne lors d’un violent bombardement qui tua 5 hommes et en blessa 31. Léon part pour le 150 e RI et reste prisonnier du 1er mai 1915 à la fin de la guerre suite à des combats dans le secteur du bois de la Gruerie. Louis Berson, également affecté au 115e RI, y resta jusqu’à son décès des suites de blessure le 15 mai 1917.

D’autres portraits de Jacques ont été conservés, à commencer par celui-ci, pris au cours de sa convalescence ou de sa permission qui suivit sa première blessure au printemps 1916.

Même s’il convient d’être prudent dans l’interprétation de ce que l’on observe sur une photographie, on a tout de même beaucoup de mal à lire de l’enthousiasme, de la joie ou de l’assurance dans ce portrait. Blessé le 10 janvier 1916 lors d’une journée marquée pour son régiment par de violents bombardements, il passa par trois structures médicales avant d’obtenir 7 jours de permission (plus le transport) du 21 au 30 mai 1916. C’est sûrement pendant cette période qu’il est photographié car il porte le nouvel uniforme et est encore au 115e RI, régiment qu’il quitte à compter du 14 juillet suivant quand il retourne au front au 101e RI. Il y retrouve probablement son jeune frère Noël.

  • Noël Jollivet

Le cadet des quatre frères est appelé avec la classe 1916, donc en avril 1915. Comme ses autres frères, il est envoyé au 115e RI à Mamers. À l’occasion d’une sortie, il va chez un photographe et le moins que l’on puisse dire est qu’il fait vraiment jeune, engoncé dans une capote trop grande et cadré de manière maladroite ce qui accroît l’impression de fragilité. Il n’a pas encore 19 ans, puisqu’il est né en décembre 1896.

Il ne part dans la zone des armées qu’à la fin de l’année 1915, probablement pour rester dans un 9e bataillon pour parfaire son instruction militaire. Il n’est affecté au 142e RI que le 12 juin 1916 : il appartient au groupe de 100 hommes de la classe 1916 arrivés en renfort. Mais lui n’y reste pas longtemps : alors que le régiment part au repos après un éprouvant séjour à Verdun (le JMO indique un effectif de 1689 hommes, bien loin du total théorique ! ), Noël est blessé par éclat d’obus le 15 juin. Cependant, difficile d’en connaître les circonstances, le régiment n’étant plus dans une zone dangereuse. Sa fiche matricule est, hélas, bien incomplète à de nombreux niveaux.

Cette blessure ne l’éloigne que quelques jours du front, mais au lieu de retourner à son régiment, il est affecté au 101e RI, régiment où se trouve aussi son frère Jacques. Faut-il y voir une demande de sa part pour le rejoindre ? Rien ne le dit dans les documents mais c’est tout à fait plausible.

L’hiver 1916-1917 a été rude pour Noël : le 15 décembre, il est évacué pour des gelures au pied gauche et le 31 janvier 1917, il est évacué pour pieds gelés. Il est de retour au régiment dès le 10 février, ce n’est donc pas pendant cette période qu’il fut photographié. Quel contraste avec sa première photographie en uniforme, s’il n’a pas de moustaches, son visage et sa posture ont largement gagné en assurance.

Une datation assez précise doit être possible : on reconnaît à droite Jacques, toujours au 101e, mais nettement plus vaillant que sur la précédente photographie de lui, il est même souriant.

En faisant un tableau (voir bas de page), on constate qu’il n’y a que deux possibilités : soit les deux frères ont eu une permission en même temps (entre février 1917 et janvier 1918), soit ils ont profité de la permission suite à blessure (du 15 au 30 janvier 1918) de Jacques et d’une hypothétique permission de Noël avant son départ en Orient. En effet, le 23 janvier 1918 ce dernier part pour l’Orient et quitte le 101e RI. Cependant, d’autres photographies furent prises le même jour comme l’attestent les tenues et le port identique des calots. Sur l’une d’entre elles, Noël nous montre sa manche gauche et surtout ses chevrons de présence dans la zone des armées.

On en compte trois, soit deux ans. Le calcul est simple : il arrive le 21 décembre 1915 dans la zone des armées, il ne peut donc avoir cousu le dernier chevron qu’après décembre 1917. C’est la seconde hypothèse qui est la bonne.

Le troisième homme pourra apporter des éléments pour être encore plus précis. Mais au fait, qui est cet homme ? Seule certitude, ce n’est pas un frère Jollivet.

  • Le reste de la famille

La famille Jollivet, ce sont quatre frères vivants, dont trois sont envoyés au front. Ce sont également trois sœurs mariées. Une autre photographie montre d’ailleurs cet inconnu avec une femme, femme aussi présente avec un des frères.

La probabilité est très grande qu’il s’agisse donc d’une sœur et de son mari. La vérification est simple, il suffit de trouver la fiche matricule des maris et de regarder quel est celui qui était affecté au 105e RAL, qui était décoré et qui avait 3 années de présence au front (5 chevrons).

Est-ce Fabien Girard, classe 1898, matricule 702 ? Est-ce Emile Isambert, classe 1895, matricule 251 ? Ou est-ce Robert Blondeau, le tout jeune marié, classe 1909, matricule 671 ?

Hélas, les Archives départementales d’Eure-et-Loir sont en train de numériser les registres matricules des classes correspondant aux maris. De ce fait, une seule fiche est disponible.

Il s’agit de celle de Robert Blondeau, 28 ans, mobilisé dans l’artillerie et affecté au 105e RAL du 1er novembre 1915 au 1er mars 1918. Son parcours manque de précision, mais il n’est pas incohérent avec plus de 3 ans passés dans la zone des armées. Seule la trace d’une médaille n’a pas été retrouvée. S’il s’agit de Robert Blondeau, la femme présente est à n’en pas douter, Suzanne, son épouse. Ses traits semblent bien correspondre à ceux d’une femme de 29 ans de l’époque.

On constate qu’elle a le même bas de visage marqué par des lèvres minces comme ses frères.

Avez-vous remarqué la broche à son cou ? Un gros plan montre qu’il s’agit d’un canon de 75. L’allusion à son mari artilleur est évidente. Art de tranchée ? Broche offerte à l’occasion d’une « journée » ? Broche du commerce ?

  • En guise de conclusion

S’il a été possible de « recontextualiser » ces photographies, il est regrettable que cet ensemble qui devait avoir une cohérence, qui avait été précieusement conservé (quelques cartes postales et photographies familiales), ait perdu tout sens au point de finir dans une brocante, vendu dépareillé. Au moins cela m’aura-t-il conduit à désormais regarder toutes les cartes d’un lot, y compris celles qui n’avaient rien de « militaire » car celles qui ont permis de faire parler les autres, ce sont bien les deux cartes postales et la photo carte écrite et simplement signées d’un prénom. Sans ces trois courts textes, il n’aurait jamais été possible de reconstituer les éléments qui nous ont permis de découvrir le parcours d’une partie de la famille Jollivet de Bonneval. Le cas des deux derniers beaux-frères reste en suspend, leurs fiches matricules étant en cours de numérisation. Donc, à suivre…

  • Petit conseil méthodologique

Pour retrouver la date de la prise de la dernière série de photographie, j’ai réalisé une chronologie afin d’y voir plus clair. En mettant un peu de couleur, on arrive facilement à visualiser les périodes correspondant aux indices.

  • Sources :

Archives départementales d’Eure-et-Loir : https://archives28.fr/

– La famille Jollivet :

Actes de l’état civil de la commune de Bonneval, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 E 112, 114, 116, 117, 120, 121, 123.

Fiche matricule de Rigobert Jollivet, classe 1912, matricule 984 au bureau de recrutement de Chartres, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 1 R 519.

Fiche matricule de René Jollivet, classe 1913, matricule 162 au bureau de recrutement de Chartres, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 1 R 531.

Fiche matricule de Jacques Jollivet, classe 1914, matricule 47 au bureau de recrutement de Chartes, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 1 R 535.

Fiche matricule de Noël Jollivet, classe, matricule 698 au bureau de recrutement de Chartres, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 1 R 542.

Fiche matricule de Léon Morin, classe 1914, matricule 305 au bureau de recrutement du Mans, Archives départementales de la Sarthe, 1 R 1248.

Fiche matricule de Louis Berson, classe 1913, matricule 555 au bureau de recrutement d’Alençon, Archives départementales de l’Orne, 1 R 1227.

JMO du 115e RI, SHD 26 N 681/14, vue 67/106.

JMO du 142e RI, SHD 26 N 693/15.

– Les beaux-frères:

Fiche matricule de Robert Blondeau, classe 1909, matricule 671 au bureau de recrutement de Chartres, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 1 R 518.

Fiche matricule d’Émile Isambert, classe 1895, matricule 251 au bureau de recrutement de Chartres, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 1 R 464.

Fiche matricule de Camille Girard, classe 1898, matricule 702 au bureau de recrutement de Chartres, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 1 R 477.

Actes de l’état civil du Pré-Saint-Evroult, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 3 E 051/060 et 064.

  • Remerciements :

À Serge Ridard, pour m’avoir signalé la mise en ligne des fiches matricules de deux beaux-frères.

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Publication de la page : mardi 16 septembre 2014. Dernière mise à jour : 10 mars 2018.

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