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19 – Manœuvres, 69e RI, septembre 1913.

Au détour d’une carte, ce qui n’était qu’une photographie prise pour avoir un souvenir devient un témoignage pour ceux qui ont la chance de la voir un siècle plus tard.

  • La photographie

Il n’est pas toujours facile d’interpréter ce que l’on voit. On émet des hypothèses et il faut souvent en rester là faute d’éléments probants. Si on ne prend que la photographie, on voit vingt soldats, dont trois sergents et un caporal. Ils appartiennent au 69e RI en garnison à Nancy.

Ils se trouvent à proximité d’une ferme à l’heure d’un repas. L’image n’en montre pas beaucoup plus. Impossible de déterminer le lieu, la saison, le contexte. Marche ? Manœuvre de garnison ? Manœuvres d’automne ? Cependant, grâce à la correspondance on peut aller beaucoup plus loin.

  • La carte postale
Ce qui aurait pu n’être qu’une hypothèse devient une certitude : le soldat qui écrit indique qu’il participe aux manœuvres, sous-entendu les grandes, celles d’automne. Ce qui est confirmé par le mois inscrit sur le cachet de la poste : septembre.

Ce même cachet nous apprend que la carte a été postée depuis un village de Meurthe-et-Moselle. Hélas, probablement pour faire apparaître le texte en-dessous, le timbre a été en partie arraché ainsi que de précieuses lettres de la localité. Ne reste visible que TAN_O (le « O » est nettement visible sur l’original non sur la copie numérique ci-contre). Seules deux communes de Meurthe-et-Moselle ont un nom comportant ces lettres : Tanconville et Tantonville. Ma préférence allant vers la seconde, le « C » aurait probablement été plus lisible sur l’oblitération que ne l’est un « T ».
Seul le parcours du 69e RI permettrait de le déterminer avec certitude, mais dans un premier temps, je n’avais pas cette information.

Finalement, cette information est arrivée de manière inattendue au cours des recherches : alors que je consultais le JMO du 69e RI pour voir le déroulement de la mobilisation et ses premiers combats, j’eus la surprise de voir que juillet 1914 commençait à la page 40. En regardant la page 39, je ne fus pas déçu : comme il arrive parfois, le rédacteur du JMO a pris le volume ayant servi à rédiger celui des manœuvres de 1913 ! Notre soldat a profité de son jour de repos à Tantonville pour rédiger sa carte et la poster. Une énigme résolue.

La carte a été postée le 16 septembre et son auteur indique « vivement demain soir que l’on couche dans un lit« . Il est donc à une journée de la fin de ces manœuvres (ce qui est confirmé par le JMO). L’image a été prise quelques jours plus tôt, sans que la date soit précisée, dans un cantonnement. Retrouver le lieu serait une tache bien difficile en l’absence du jour de la prise de vue et sans connaître le bataillon de notre homme, et ce malgré la précision du JMO sur les lieux de cantonnement.

Un coin de cour de ferme ou de pré suffit à installer de quoi se sustenter. Une marmite est sur le feu, une miche de pain coupée est visible, en partie au centre de l’image et en partie dans les mains du soldat qui l’a probablement tranchée. Un sac en toile ayant dû servir à apporter de l’eau d’un puits ou d’une mare à boire est aussi au milieu du groupe et un autre… sur la tête d’un soldat.

Finalement, les quarts sont symboliquement à la main ou en train d’être remplis. Moment de détente avant ou après les longues marches des manœuvres.
Deux petites filles, peut-être celles du paysan voisin, sont au milieu du groupe, probablement invitées par les soldats à venir poser pour le photographe.

  • Un texte court mais riche

« Bonjour à tous.
Souvenir des manœuvres. Ne fais pas attention si je suis mal, car c’est le jour où j’étais malade. Maintenant ça va mieux, et vivement demain soir que l’on couche dans un lit, car j’en ai assez de couché (sic) dans la paille, enfin sa été dur mais on y pense plus car on est trop content que ce soit fini et vivement que l’on recommence celles de l’année prochaine, car ce sera du 3 demain matin et la fuite.
Ton garçon qui t’embrasse. G… »

Le soldat G. aborde trois points dans son texte : d’abord son état physique lors de la prise du cliché. Il est malade ce qui explique qu’il ne soit pas comme d’habitude. Trois hommes ont les traits tirés sur la photographies, joues creuses, regard peu joyeux. Ils sont visibles sur les deux gros plans ci-dessus : le grand soldat à côté de l’homme portant le sac en toile comme coiffure, les deux hommes assis, dont celui en chemise blanche. Impossible de dire si c’est bien l’un d’entre-eux. Pas de croix.

Le deuxième point abordé est la difficulté physique que représentent ces manœuvres et son envie de dormir dans son lit à la caserne. Dans les cantonnements, les soldats dormaient dans des granges, sur de la paille. Le texte laisse imaginer la fin de journée, la nuit passée sur la paille dans une grange.

Le troisième point est son impatience d’être aux prochaines manœuvres. Propos qui peuvent paraître contradictoires avec ce qui précède. En réalité, c’est exactement dans le même esprit : vivement que le service soit terminé. Il est impatient car cela voudra dire qu’il ne lui restera que trois jours à faire avant sa libération.

Quelle a pu être son état d’esprit l’année suivante ? Pourquoi cette question ? Le soldat écrit en 1913 comme le montre le cachet de la poste. Les manœuvres qu’il attend, celles de septembre 1914, n’auront pas lieu puisque les hommes seront en campagne contre l’Allemagne. Notre homme ne sera pas libéré fin septembre ! Quelle fut sa réaction lorsqu’il apprit le 30 juillet que le régiment partait aux positions de couverture (3) ? Résignation ? Excitation ? Tristesse ? Peur ? On ne le saura jamais car ce qui est écrit sur une carte ne fixe pas définitivement le regard d’un homme sur sa situation. Par contre, le fait de savoir qu’il devait être libéré en septembre 1914 nous permet d’en conclure qu’il était de la classe 1911, dernière classe à n’avoir fait que deux ans de service.

Reste que les pertes du mois d’août seront terribles aussi pour le 69e RI et que certains de ces hommes en firent peut-être partie. Impossible de le dire faute de nom, même pour le soldat qui écrit. On ne possède que la première lettre de son prénom : « G ». Gaston ? Germain ? Gérard ? … Peu importe. Et décoller le timbre ne nous en dirait pas plus car il n’a visiblement pas écrit son nom.

  • En guise de conclusion

Sans le texte du soldat, il aurait été impossible de déterminer avec certitude le contexte de cette photographie. Et sans le cachet postal, il n’aurait pas été possible de parler de cette attente, qui sera vaine, de la libération. Si cette carte garde de nombreuses zones d’ombre (localisation de la ferme, identité du soldat), elle nous a laissé entrevoir beaucoup plus que les photographies vierges de toute indication et même de s’arrêter quelques instants sur la vie au cantonnement pendant les manœuvres. Ces hommes ont-ils survécus aux événements de l’année suivante ? La photographie ne peut pas le dire.

  • Remerciements :

Un grand merci à Jean-Claude Bataille qui a eu la gentillesse de me prêter ses photos-cartes « inconnues » pour recherches. Certaines sont restées inconnues, mais d’autres, comme celle-ci, ont pu faire l’objet d’un petit article. Merci aussi pour l’autorisation de publier dans ces pages.

JMO du 69e RI, SHD 26N658/1, page 39.

JMO du 69e RI, SHD 26N658/1, page 40.


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