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19 – Au dépôt du 88e RI, Mirande, 1916

La formation de nouvelles classes (1914 à 1919) au cours du conflit nécessita souvent d’utiliser tous les effets disponibles pour équiper les hommes. Tel fut le cas de ces jeunes recrues dont l’allure uniforme ne peut cacher la variété des effets. Variété qui nous donne autant de pistes pour essayer de dater cette photo-carte sans texte.

  • Au dépôt du 88e RI de Mirande

La jeunesse de ces conscrits est nettement visible. Ce groupe détonne quand on pense aux photographies de groupes prises avant-guerre, quelques années auparavant seulement, où la majorité portait la moustache.

En l’absence de texte, cette photo-carte ne nous permet pas de savoir à quelle occasion elle fut prise : peu après l’arrivée au dépôt ? Peu avant le départ pour le front? Entre deux exercices ? Simplement car le photographe est venu ce jour-là ? Seule certitude : ils ont tous le sac au dos, le fusil à la main et ont été disposés afin d’être tous parfaitement visibles.

L’appartenance à l’infanterie fait peu de doutes : les chiffres sont bleu horizon comme les képis. Ils n’apparaissent pas comme on l’attend car ils sont cousus sur du tissu de la couleur des anciens uniformes.

Le dépôt du 88e RI est resté à Mirande tout au long de la guerre mais il est difficile de dire où le cliché a été pris. L’emprise de la caserne est importante : il ya beaucoup de bâtiments. Les cartes postales éditées ne montrent que le bâtiment principal qui ne correspond pas à l’architecture visible sur la photographie. La photographie a pu être prise devant une des nombreuses annexes. Il est possible également que ces hommes aient été casernés dans un autre bâtiment de la ville voire d’une autre ville, procédé rencontré pour d’autres dépôts.

La datation est toute aussi problématique en l’absence de toute indication écrite. Le meilleur moyen, et le plus simple, serait de pouvoir comparer l’image avec d’autres photographies de groupes prises au dépôt pendant la guerre et datées. Il en existe une sur le site du Chtimiste (accès direct à l’image) mais les hommes ne portent pas le même équipement, ni le même armement. Elle a été prise devant le bâtiment principal de la caserne en 1916 (ce sont des hommes de la classe 1917). Ce n’est pas un argument définitif éliminant la classe 1917, les unités du dépôt pouvant avoir des tenues différentes qui pouvaient varier au cours du séjour. Retour à la case départ : peut-être la grande variété d’équipements sera-t-elle la clé pour en savoir plus ?

  • Unité en apparence, variété dans les détails

L’observation rapide de l’image donne une apparence d’unité des tenues qui ne résiste pas dès que l’on s’attarde un peu sur les détails. La variété des équipements s’observe au niveau de chaque pièce.

– Les képis : ils sont du modèle 1914 de type 1 ou de type 2 suivant qu’ils ont ou non le calot cousu affleurant le bord supérieur. Le premier képi ci-dessous est du type 2. La majorité des autres sont pris légèrement en contre-plongée, ce qui empêche de voir le dessus et, pour moi, d’identifier le type.

Toujours au niveau du képi, on observe une grande variété dans l’indication du numéro de régiment. Cette pratique est théoriquement abolie depuis le 9 décembre 1914, mais comme l’indique l’ouvrage de Mirouze et Dekerle, l’usage se rencontre jusqu’en 1918, rendant impossible toute datation à l’aide de cet élément. La variété est visible sur les trois exemples ci-dessus : le premier cousu en rouge sur un rectangle de tissu bleu de fer ; même tissu mais découpe arrondie pour le deuxième. Le troisième a les chiffres cousus sur du tissu bleu clair, ce qui rend la lecture plus facile.

– Les ceinturons : visiblement en cuir, c’est au niveau de la boucle que se trouve les variantes. On en trouve une avec plaque modèle 1845, une majorité avec une boucle d’infanterie coloniale, une avec plaque du modèle du génie.

– La cartouchière : les hommes n’en ont visiblement qu’une, vide, de modèle 1888 ou 1905. Cela explique l’absence de bretelle de suspension.

– La vareuse modèle 1870 « ras de cul » à neuf petits boutons est de couleur foncée, donc du modèle d’avant-guerre, observé aussi jusqu’en 1918. C’est en regardant les boutons que les variantes sont visibles. Toujours au nombre de neuf, ils sont en différentes matières. De gauche à droite sur l’image ci-dessous : petits boutons, gros boutons (provenant probablement de capotes), gros boutons noircis, bouton du commerce, mélange.

Les tailles des vestes manquent singulièrement d’ajustement dans certains cas. C’est particulièrement visible pour un homme dont la ceinture semble vouloir glisser inexorablement en-dessous tant la veste est courte.

– Le porte-baïonnette : les modèles diffèrent aussi, mais ce n’est visible qu’en zoomant sur l’image. Au moins un homme dispose d’un porte-baïonnette de circonstance reconnaissable aux rivets métalliques utilisés.

– Les bandes molletières sont de différentes teintes, du bleu clair au bleu foncé.

– Les chaussures : peut-être est-ce dû au fait d’avoir dû poser rapidement, mais il semble que deux hommes du second rang n’aient pas les brodequins mais plutôt une paire de repos.

Au niveau du brodequin se trouve un détail qui pourrait être d’une aide précieuse pour dater le cliché. Une décision du 7 mars 1916, mise en œuvre au cours de l’année, décide d’ajouter un rivet « à l’extrémité de chaque assemblage du contrefort » précise le Mirouze et Dekerle page 111. Deux brodequins pourraient être du modèle 1912 modifié 1916. Seul problème : la netteté du cliché empêche d’en avoir la certitude. Dans un cas, cela semble être un défaut dans l’image ; dans l’autre il est difficile de trancher, d’autant plus que c’est un élément quasi invisible à la loupe.

– Les pantalons sont aussi d’une grande variété, que ce soit au niveau des teintes ou que ce soit au niveau des tissus. Certains portent des pantalons en velours, voire à rayures. Cette variété est typique des productions de circonstance de l’année 1915.

– Même les armes n’ont pas l’uniformité attendue. Il ne s’agit pas des célèbres fusils Lebel, mais de fusils Berthier 8mm modèle 07-15 du 1er type (à levier coudé, à gauche sur l’extrait de l’image ci-dessous) pour certains et du 2e type pour d’autres (à levier droit, à droite sur l’image ci-dessous). Son dessous est reconnaissable à la fente noire qui apparaît dans le bois.

C’est aussi un bon indice de datation. Grâce aux indications de Guy François, on sait que « la Décision Ministérielle, DM n° 120224 du 19 septembre 1915, stipule que les fusils 1907-15 distribués aux dépôts d’infanterie sont employés tant pour l’instruction que pour l’armement des renforts ou des unités nouvelles au même titre que les fusils modèle 1886 M 93 ». La présence de fusil du 1er type plaide en faveur d’une datation en 1916, le fusil suivant théoriquement le soldat du dépôt au front. De ce fait, les fusils du 1er type ne devraient plus se trouver au dépôt après le départ de la classe suivant cette décision.

– Certains hommes portent un étui. Il s’agit d’un étui métallique pour masque à gaz M2. C’est une indication très importante pour dater l’image : ces étuis sont distribués à partir de 1916. Les premiers ont une forme ovale et un nouveau modèle rectangulaire apparaît au printemps 1916. C’est ce second modèle qui est identifiable ici, ce qui donne une date avant laquelle la photographie n’a pu être prise : le printemps 1916.

Cette diversité dans les équipements ne pose pas de problèmes particuliers : il s’agit ici de former de jeunes recrues. Elles n’étaient pas envoyées vers la zone des armées ainsi équipées : on leur donnait un uniforme neuf, complet avant le départ. Les effets anciens et disparates étaient donnés aux nouvelles recrues qui leur succédaient.

Tout cela nous donne-t-il une date ? Printemps 1916 pour les étuis de masque à gaz, en 1916 pour le fusil dans la mesure où ceux du 1er type devraient avoir rapidement disparu des dépôts, après mars 1916 si un seul brodequin porte le rivet. Cela nous donne un faisceau de présomption qui tournent autour du printemps/été 1916. La classe 1917 est incorporée en janvier 1916 et part à partir de l’été dans la zone des armées. Cela pourrait correspondre.

  • Un paradoxe : en prévenir l’usage et en fournir ?

En plus des 13 jeunes recrues qui posent fièrement, d’autres hommes se sont invités sur le cliché en ouvrant les fenêtres du bâtiment. Ils sont sept à apparaître ainsi.

Quatre d’entre eux ont des tenues identiques à celles des recrues alignées, trois portent le bourgeron. Rien de paradoxal à tout cela, mais le fait d’avoir ouvert la fenêtre nous permet de découvrir l’intérieur de ce bâtiment et tout particulièrement un morceau d’affiche dont le message est on ne peut plus clair : « Les dangers de l’alcoolisme ».

Dans le cadre de théories morales et d’informations sous forme d’affiches, l’armée luttait contre l’abus d’alcool. Ce fut pourtant un allié pour nombre de combattants pour tenir, fourni par l’intendance. Paradoxe, mais pas tant que cela car c’est l’abus qui pose problème (l’efficacité militaire du soldat ivre étant quasi nulle, avec le risque du refus d’obéissance, de violence voire de démence alcoolique).

  • En guise de conclusion

Ces treize jeunes recrues posent fièrement avec leur fusil, figées dans un instant encore paisible, loin d’imaginer ce qui les attend dans quelques semaines. En l’absence de noms, difficile pour nous de savoir quel fut leur destin individuel, combien revinrent au pays quelques années plus tard.

L’absence de noms n’est pas la moindre des difficultés de cette image. Non datée, non localisée, montrant une foule de détails difficiles à interpréter, elle cumule les questions. Cependant, l’aide de plusieurs membres du forum Pages 14-18 a considérablement fait avancer la recherche. La multiplication des images mises en ligne sur internet nous donnera peut-être dans un futur plus ou moins éloigné de nouvelles pistes pour envisager une datation et une localisation précises.

  • Remerciements :

Un grand merci à tous les intervenants de la discussion sur le Forum Pages 14-18 autour d’un extrait de cette image et tout particulièrement Guy François, Pascal Lamy et Régis « Air339 » dont les explications, les recherches dans les sources et les indications très précises ont été d’une aide inestimable.

  • Bibliographie :

– DEKERLE S., MIROUZE L., L’Armée française dans la Première Guerre mondiale – Uniformes, équipements, armements, Tome 2 1914-1918, Vienne (Autriche), Editions Verlag, 2008.

– BOULANGER Philippe « Les conscrits de 1914 : la contribution de la jeunesse française à la formation d’une armée de masse », Annales de démographie historique 1/2002 (n° 103), p. 11-34. Pour en savoir plus sur le recrutement des classes 1914 à 1922, avec analyse et statistiques très complètes.


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