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Un titre réducteur pour un témoignage exceptionnel

CARRIAS Eugène, Souvenirs de Verdun, sur les deux rives de la Meuse avec le 164e RI, Saint-Michel l’Observatoire, C’est-à-dire Éditions, 2009, 272 pages.

Autant je m’offusque des choix éditoriaux de certaines maisons d’édition quand il s’agit de publier des témoignages de combattants de la Première Guerre mondiale, autant C’est-çà-dire éditions a toujours fait un travail remarquable. Je n’ai jamais été déçu par un ouvrage publié par cette maison. Cet ouvrage datant de 2009 a été le premier que j’ai acheté mais je n’en avais pas fait de recension lors de la première lecture. Dix ans plus tard, la qualité est toujours là : témoignage exceptionnellement riche, notes peu nombreuses mais toujours pertinentes et éclairantes, dossier complémentaire riche. Certes, la publication du JMO pour certaines périodes peut sembler aujourd’hui superflue mais rappelons qu’à l’époque de la publication, la mise en ligne des JMO venait d’avoir lieu. On sera fort intéressé par la découverte de l’hypothèse très séduisante de Pierre Carrias, fils aîné d’Eugène, sur l’inspiration de Jules Romains pour le tome XVI sur Verdun des Hommes de bonne volonté. La démonstration mettant en parallèle les écrits d’Eugène Carrias connus à l’époque par des exemplaires dactylographiés de ses souvenirs et le récit de Jules Romains est assez convaincant. Surtout, le récit de Jules Romains est reconnu pour sa capacité à être très réaliste ; c’est dire la qualité de la base fournie par Carrias. La lecture des dossiers préparatoires pour la rédaction de ce volume par Jules Romain pourrait finaliser la démonstration.

  • Un témoignage exceptionnel

Par exceptionnel, je veux dire d’une richesse rare en terme de détails, de densité mais aussi en humanité. Les qualités de cet écrit sont d’ailleurs bien mises en valeur dans la préface et dans la postface. Comme d’autres grands auteurs de témoignages, cet ouvrage est le savant mélange de tous ces éléments qui immergent immédiatement le lecteur. La partie sur la bataille de Verdun où Carrias était en première ligne lors de l’assaut du 21 février 1916 est d’une tension rare, le lecteur étant pris par le compte à rebours d’autant que les hommes savent que l’attaque s’annonce, puis l’attente de l’arrivée des Allemands. On trouvera rarement aussi dense donc mais bien écrit également. Certes, il ne s’embarrasse pas de figures de style, il n’y a qu’une évocation des faits rédigée avec soin et détails. Il nous immerge par les descriptions des terrains, du temps qu’il fait. Au milieu de la description des combats du 21 février, il écrit « Des flocons de neige tombent en voltigeant, puis leur chute s’accélère, et les stries obliques qu’ils tracent dans l’air nous enveloppent d’un voile mouvant sous la blancheur duquel tout s’efface », page 183.

Quand son ordonnance allume la cheminée de son abri, on visualise sans peine la scène. Le récit de son chemin de croix vers le poste de secours, la description des visages qui se détournent, des difficultés, de sa faiblesse, puis des soins sont d’une densité rare aussi.

Point de photographies vues partout et venant toujours des mêmes fonds. Il s’agit des photographies d’Eugène Carrias et de ses camarades prises au front et publiées au bon endroit au bon moment. Les légendes sont impeccables et on découvre les visages des camarades de Carrias, Vignolo ou Mangin par exemple, ainsi que les lieux avant la bataille, villages comme secteurs. Une des plus marquantes est la dernière publiée avant la bataille, prise dans une forêt enneigée en février 1916, les hommes en marche sous exposés (page 161). Elle nous rappelle toute la difficulté de photographier à l’époque. C’est tout de même aussi un reportage en images sur ce secteur en 1915-1916 où alternent moment de vue et de joie, exercices et attente en ligne.

Il y a évidemment quelques ellipses pour des périodes calmes dans des secteurs calmes, principalement en 1915. La publication d’un cahier d’Eugène Carrias pour la période de février 1916 montre qu’il a retravaillé et enlevé des passages non négligeables de ses souvenirs pour arriver au texte publié ici.

S’il est exceptionnel, c’est aussi parce qu’il ne narre pas seulement son passage au 164e RI sur les rives de la Meuse. Le titre est trompeur à ce sujet. Une partie non négligeable de l’ouvrage porte sur  la période d’août 1914 à janvier 1915 avant cette affectation. Il raconte de manière toute aussi vivante comment il a appris la mobilisation, alors qu’il était en train de passer le concours d’entrée pour Saint-Cyr et d’entreprendre les nombreuses démarches afin de pouvoir s’engager. On le suit de bureaux en bureaux dans les arcanes des administrations civiles et militaires, le tout raconté avec foule de détails comme c’est rarement le cas (on est loin des quelques lignes d’un Henri Laporte). Il ne manque pas non plus de noter son état d’esprit, celui de ses camarades, l’ambiance générale ce qui n’est pas si commun non plus.

Sa période au dépôt est richement détaillée, tout comme son passage au peloton de Draguignan, nous montrant les qualités mais aussi les grandes lacunes de l’instruction en ce début de guerre. La vision qu’il donne est en tout cas très riche et permet de bien comprendre le fonctionnement du dépôt au début de la guerre, l’embusquage pour certains, les entraînements, le mélange de populations disparates dans l’état d’esprit et les mœurs, les détails de la vie quotidienne et  des moments importants comme le départ pour le front. Autant le passage au dépôt du 40e RI de Nîmes est richement détaillé, autant celui, bien plus court au 164e RI de Verdun l’est moins, sans que cela ne soit pour autant une absence complète.

  • Des questions sans réponse

Le récit s’arrête à sa blessure et sur un hommage à ses camarades. Heureusement, une chronologie de la vie d’Eugène Carrias nous décrit les étapes de sa vie de sa naissance à son décès, permettant d’en savoir plus sur l’auteur. Mais une simple chronologie est loin de répondre à toutes les questions. Par exemple, comment un amputé de l’avant-bras gauche a-t-il pu poursuivre une carrière dans l’armée d’active ? Il semble qu’il soit retourné au front comme commandant d’une compagnie de mitrailleurs en 1918, hélas aucun détail n’est donné à ce sujet.

De la même manière, on ne sait pas grand-chose sur la naissance de ce manuscrit. Mais il n’est pas question d’en faire une critique contre ce livre car la majeure partie de la présentation de l’ouvrage porte sur la tentative de reconstituer les étapes de la genèse de ce texte.

  • En guise de conclusion

Un livre qui mérite de figurer sur les étagères ou dans la bibliothèque des lecteurs numériques, au-delà du cercle des lecteurs intéressés par la bataille de Verdun. Par la richesse humaine, par la richesse de son récit, sa densité, la qualité des photographies et tout le travail éditorial réalisé, c’est un ouvrage qui dépasse largement ce que le titre propose.


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