MARQUAND Albert, « Et le temps, à nous, est compté », lettres de guerre (1914-1919). C’est-à-dire éditions, Forcalquier, 2011.
Voici un livre dense. Les correspondances le sont souvent, celles présentées ici en tout cas (Etienne Tanty ou Étienne Ducruy). Dense pas la quantité et par le contenu.
Albert Marquand est né en 1895 en Ardèche. Sa correspondance commence au moment où il fait ses classes à Digne-les-Bains). Sa classe (1915) est appelée fin 1914 : il a échappé aux mois meurtriers de 1914, il connaîtra ceux de 1915.
Ce qui est remarquable avec ces correspondances, c’est qu’elles permettent de se faire une idée de la diversité des parcours et de la vision de chaque individu sur son propre parcours, sa destinée. Ici, Albert Marquand narre, et c’est assez rare pour être souligné, ses classes en détail, ce qu’il fait, nombre de faits quotidiens qui sont si anodins à l’époque qu’ils ne sont pas souvent mentionnés, mais qui manquent aujourd’hui pour qui cherche à se représenter ce que furent ces jours à cette époque. Ici, on perçoit nettement ce que faisaient les jeunes conscrits avant le départ au front, pourquoi tous ne partaient pas en même temps.
Le départ au front est, pour cet homme, marqué par son passage par un 9e bataillon où il va poursuivre son instruction. Sur ce dernier point, le passage au 9e bataillon est rarement évoqué de manière aussi détaillée. C’est qu’Albert, en plus d’entretenir une correspondance fréquente avec sa famille, tient pendant cette période un carnet. Une mine d’informations, un outil fort utile pour comparer ce qu’il écrit dans les deux type de documents (cartes à la famille, carnet personnel).
Ce texte est riche aussi par les relations entre cet homme et sa famille. Arrivé jeune adulte en 1914 à la caserne, il rentre chez lui plus de quatre ans après, changé. On voit cette évolution, on voit aussi le fossé qui se creuse inéluctablement entre lui et sa famille, résumant la coupure front/arrière, l’incompréhension qui pouvait exister. Incompréhension qui n’est pas complète, juste sur ce qui touche à la guerre. Pour le reste, Albert reste le fils de ses parents, lapalissade pour dire qu’on sent cette volonté de rester soi-même, de s’ancrer dans sa famille pour ne pas se perdre dans la guerre.
Outre ses observations, sa narration des étapes de sa vie militaire et les relations familiales, le texte d’Albert Marquand est aussi incontournable en raison d’une de ses annexes : le récit de l’assaut à la Malmaison par le 149e RI en octobre 1917. D’une richesse évocatrice rare. Ce récit est d’ailleurs à comparer avec ses lettres de la même époque. Malgré une écriture à postériori, ce texte est d’une très grande qualité, comme l’a montré André Bach dans la postface.
Une fois ces simples constats réalisés, se pose la question de comment faire un commentaire exprimant tout le bien que je pense de ce livre sans tomber dans la paraphrase de l’analyse faite par l’historien André Bach ? Sa postface est aussi incontournable que le document qu’il accompagne !
André Bach met en avant le caractère incontournable de cette publication : sa richesse, la connaissance de son auteur qui permet de réaliser une analyse fine de ce qu’il raconte, par sa densité, l’évolution de son auteur, son recul, sa matière. Outre le simple récit, j’ajouterai que ce qu’il raconte a, en plus de toutes les qualités expliquées par André Bach, un indéniable aspect pédagogique : pour qui s’intéresse aux parcours de combattants, par les détails qu’il donne, Albert Marquand permet de bien comprendre les étapes traversées par les classes appelées au cours de la guerre, celles vécues par les blessés, celle de l’attente de la permission, de la vie après le 11 novembre, de l’attente de la libération.
Deux autres des qualités de ce récit sont d’abord la mise en évidence de la séparation grandissante entre les hommes du front et les familles à l’arrière. Ensuite André Bach a montré de manière remarquable qu’il y a eu 8 millions de mobilisés donc 8 millions de parcours individuels. Je n’ai pas encore lu ou entendu ce fait aussi bien exprimé : je pourrai reprendre ses mots en guise d’introduction à ce site tant ils expriment à merveille son point de vue. Pour arriver à l’idée, après une démonstration simple et efficace, que résumer l’attitude des hommes mobilisés dans un « duel d’écoles » manichéen entre « contrainte » et « consentement » est simpliste et réducteur. Où placer Albert Marquand qui est tout à la fois contraint et consentant ?
Après avoir conseillé de lire les lettres d’Étienne Tanty, jeune soldat de l’armée d’active en 1914, et celles de Cyrille Ducruy, réserviste, je ne peux que conclure : lisez la dense correspondance d’Albert Marquand. Elle permet de suivre pendant plus de quatre ans, au quotidien, un jeune homme de 19 ans dans la Grande guerre, de 1915 à 1919, dans ce qu’elle a de plus banal et connu, mais aussi dans ce qu’elle a de plus tragique.
Pour terminer, si Albert Marquand a très souvent eu une analyse fine et juste de la situation, il s’est au moins trompé une fois. Peut-être pour se convaincre, se rassurer lui même, il écrit le 7 octobre 1918 (page 297) : « Quelle somme de douleurs, de deuils ne va-t-on pas encore accumuler pour la folie de quelques-uns ? Heureusement, l’homme possède un puissant antidote au malheur : c’est l’oubli qui vient avec le temps et fait la nuit de plus en plus opaque sur les souvenirs« . Traumatisés, les hommes qui ont participé à cette guerre n’ont pu oublier, beaucoup ont enfoui, toute leur vie, sans oublier. Les générations suivantes n’ont pas non plus tiré un trait sur ce conflit qui a bouleversé les combattants, les familles, la société.
- Complément :
Ce témoignage est régulièrement utilisé dans le blog du 149e RI : http://amphitrite33.canalblog.com/
Les autres ouvrages sur 1914-1918 dans cette maison d’édition : http://cestadire.editions.free.fr/spip.php?mot75