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Trésors d’Archives n°18 – La terrible incertitude, août 1914

    Si la guerre est un moment de stress et de violence paroxystique, les familles vivaient également dans une angoisse permanente : celle de ne pas savoir. Alors quand les nouvelles entendues étaient mauvaises, l’inquiétude était plus difficile à maîtriser.

  • Rapport journalier du sous-préfet de Domfront dans l’Orne

Domfront le 22 août 1914.
Le Sous préfet de Domfront
à Monsieur le Préfet de l’Orne

Rapport journalier.

    Je crois devoir porter à vote connaissance que depuis quelques jours les bruits les plus alarmants circulent à Domfront sur le sort du bataillon du 130e d’infanterie, qui tenait garnison dans la ville avant guerre.

    D’après des récits faits par des soldats du régiment, blessés ou en traitement à l’heure actuelle à l’hôpital de Chartres, le régiment aurait été décimé et particulièrement le bataillon de Domfront aurait laissé de nombreux morts sur le terrain et de sous officiers.

    Les femmes d’officiers, restées à Domfront, affolées par ces rumeurs qui sont arrivées jusqu’à elles, ont essayé d’avoir des nouvelles, soit à la Mairie de Domfront, soit à la Sous Préfecture, mais elles n’ont pu en obtenir puisque nous ne savons rien officiellement.

    Hier, l’une de ces femmes d’officiers, s’est rendue au Dépôt du régiment à Mayenne et là elle aurait obtenu confirmation de la perte d’un des capitaines du bataillon de Domfront, M. Isnard.

    La nouvelle s’en est très vite répandue en ville et loin de calmer les esprits, elle n’a fait que les surexiter (sic) davantage. On parle maintenant avec plus de détails que jamais, de la perte ou de la disparition de la plupart des officiers, sous officiers et soldats du bataillon.

    Le Maire de Domfront a écrit et télégraphié à 4 reprises, m’a-t-il dit, soit au Ministère de la Guerre, soit au dépôt du régiment, mais il n’a encore reçu aucune réponse.

    J’estime que dans l’intérêt de la tranquillité publique, pour éviter d’affolement des esprits et aussi tout simplement par humanité pour les familles, il conviendrait que la vérité fût connue le plus vite possible.

    Mme Isnard, ainsi qu’il est dit plus haut, a été informée officieusement de la perte de son mari et elle ne se fait plus aucune illusion bien que n’ayant pas reçu d’avis officiel, mais les autres familles militaires de la ville sont plongées dans une angoisse et une anxiété bien compréhensibles.

Au nom de ces familles qui m’ont supplié d’intervenir auprès de vous, je vous prie, M. le Préfet, de tâcher d’obtenir du Gouvernement que la situation lamentable qui leur est faite, prenne fin au plus tôt.

    Il ne me paraît pas admissible, en effet, que ce soit la rumeur publique ou par des sources officieuses ou détournées que les familles intéressées risquent d’apprendre qu’un des leurs a été tué ou blessé au cours de la guerre.

    Le Sous-Préfet

    Signé : Roimarmier

    Ce rapport a un triple intérêt. D’abord, il montre comment un sous-préfet prend l’initiative de faire remonter une information. Ensuite, il illustre par quels moyens les pertes très importantes du 130e RI à la bataille de Mangienne le 10 août 1914 sont connues par la population et l’« angoisse et une anxiété » ressenties par les familles qui les incitent à chercher tout prix à avoir une information officielle : par le maire (qui joue du télégramme à défaut de savoir quoi que ce soit), le sous-préfet, mais aussi en se déplaçant directement au dépôt du 130e régiment d’infanterie à Mayenne, à un peu plus de 30 kilomètres. C’est cette dernière solution qui offre le plus de chances de succès en théorie : le dépôt est mis au courant du besoin en hommes et doit envoyer les renforts nécessaires pour recompléter le régiment. Toutefois, dans le cas présent, ce sont des réservistes prélevés dans les 315e et 317e RI qui furent utilisés pour compléter les effectifs d’après le JMO. Il y a tout de même eu des informations arrivées à Mayenne (rappelons que le dépôt assure le suivi administratif des hommes partis), ce qui explique que madame Isnard, probablement car épouse d’un commandant de compagnie, ait reçu l’information de la mort de son mari.

Portrait du capitaine Isnard

(source : https://saint-cyr-memorial.alumnforce.org/PLE/ISN_ND_0003_PLE.jpg , consulté le 3/01/2020).

  • Rapport du préfet au Ministre de la Guerre

    Suivant la voie hiérarchique, le préfet fit remonter le rapport au Ministre de l’Intérieur dès le 23 août.

Alençon, le 23 Août 1914
à Monsieur le Ministre de la Guerre,
(Direction de la Sûreté Générale).

Exécution des prescriptions contenues dans la circulaire télégraphique du 2 août 1914.

23 Août 1914 – 17 heures.

    […] Les populations attendent maintenant, avec une certaine impatience, je dois le déclarer, les nouvelles des opérations.

    À ce sujet, je crois devoir vous adresser copie d’un rapport que je viens de recevoir de M. le Sous-Préfet de Domfront relatif aux pertes qu’aurait subies le 130e Régiment d’Infanterie dont un bataillon tenait garnison à Domfront.

    S’il vous était possible, sans nuire aux opérations engagées, de m’adresser une note succincte, faisant connaître la situation d’une manière exacte, note que je communiquerais au Sous-Préfet, cette mesure produirait un excellent effet et mettrait, sans aucun doute, fin aux appréhensions, vraisemblablement exagérées des familles des militaires sous les drapeaux.

    Le Préfet de l’Orne
    R. Leneveu

    Difficile de dire si c’est une cause directe de ce rapport, mais l’acte de décès du capitaine Isnard fut transcrit à Domfront dès le 4 septembre 1914.

  • En guise de conclusion

    Ironie de l’Histoire, au moment où le sous-préfet et la population s’inquiètent des pertes des combats du 10 août, le régiment est au cœur de la bataille, oh combien plus sanglante, des frontières. À la fin de ce 22 août, 1450 soldats du 130e RI manquent à l’appel. Une seconde série d’officiers partis de Domfront sont touchés.

    Quant au préfet, malgré ses commentaires personnels, il resta en poste à Domfront jusqu’à son départ au front en décembre 1914 à sa demande. Affecté au 104e RI, il fut blessé en février 1915 à Mesnil-les-Hurlus (Champagne). Il reprit ses fonctions civiles en décembre 1916.

  • Sources :

Archives nationales : F/7/12938

JMO du 130e RI, SHD, GR 26 N 687/1, vue 8/50.

Dossier de la légion d’honneur du sous-préfet Fernand Roimarmier (1872-1966) : 19800035/606/68500

www2.culture.gouv.fr/LH/LH209/PG/FRDAFAN84_O19800035v1024990.htm

  • Pour en savoir plus :

La sépulture du capitaine Isnard : https://poilusdelamayenne.blog4ever.com/articles/mangiennes-1914

Mise en ligne de la page : 24 janvier 2021.


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