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Trésor d’Archives n°50 – Perdus dans les Alpes, 12/1916

Décembre 1916. L’adjudant Schaub et le sergent Dominguez sont arrivés depuis peu à Barcelonnette. Ils sont tous deux affectés au camp de prisonniers, le premier dans le section « Troupe » et le second en qualité d’interprète au camp des officiers. Classé service auxiliaire en novembre 1915, le sergent Dominguez est d’abord affecté au dépôt des prisonniers de guerre de Monastir avant d’arriver à celui de Barcelonnette le 10 novembre 1916. L’adjudant Schaub est quant à lui arrivé le 30 novembre 1916.

Grâce au rapport de gendarmerie, on découvre comment une balade s’est transformée en cauchemar1.

  • Promenade du dimanche en montagne

Les paysages qui entourent Barcelonnette sont majestueux.

Panorama depuis les hauteurs au Nord de Barcelonnette en 1911.
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C’est peut-être ce qui leur donna l’envie de faire une randonnée le dimanche 3 décembre 1916, accompagnés du sergent Allard pour lequel on ne dispose d’aucun détail permettant de l’identifier. Vers midi, ils prennent la direction du col d’Allos, sans qu’il soit possible de dire jusqu’où il avaient l’intention d’aller, le temps étant froid, la région enneigée et la nuit tombant vite.

À l’appel du soir, les trois sous-officiers sont portés manquants, tout comme à celui du lendemain matin. Le lundi 4 décembre, dès 9 heures, le commandant de place informe la gendarmerie de la disparition des trois hommes. Les recherches commencent immédiatement dans deux directions, vers Uvernet et Fours.

Zones de recherche des disparus le 4 décembre 1916.
Source : https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0001952782

En interrogeant les habitants d’Uvernet, les gendarmes apprennent que les trois disparus ont été vus la veille vers 15h00 au « quartier de Mourjuan ».

Philomène Arnaud, 48 ans, raconte :

« Le 3 décembre courant, à 15 h. 1/2, étant à la ferme de Beaume-Longe, j’ai aperçu trois militaires sur le sentier partant de la route nationale n°210 du Col d’Allos, passant à Mourjuan, à Chancelaye et le refuge du col d’Allos. L’un d’eux était vêtu d’une capote kaki, les deux autres portaient le pantalon rouge avec tunique grise. J’ai cru que ces militaires étaient des permissionnaires des hameaux de Mourjuan et de Chancelaye (…). En passant à Mourjuan, ils sont entrés dans une maison et en sont sortis aussitôt ; l’un d’eux y est entré de nouveau, les deux autres ont continué à se diriger sur le sentier, vers Chancelaye. Mon attention n’a pas été attirée plus longtemps par la présence de ces militaires à cet endroit ; je suis rentrée dans une maison et ne les ai plus revus. Ces trois militaires auraient pu être entraînés dans les Gorges de Palluel par une avalanche, après leur passage à Mourjuan. »

Il est probable que les trois hommes passèrent non par la route sinueuse, traversant le hameau des Agneliers mais qu’ils utilisèrent un sentier.

Voilà les hypothèses de parcours des randonneurs avant leur disparition : en bleu le parcours suivant la route, en rouge, la proposition de raccourci par un sentier (cheminement approximatif) jusqu’à Mourjouan.

Source: Géoportail, consulté le 1er mars 2024.

En effet, le cadastre de 1832 montre de tels sentiers allant de La Malune à Mourjouan sans passer par Les Agneliers et donc beaucoup plus courts en distance. C’est un ancien sentier muletier, remplacé par la route en 18922. Une fois à Mourjouan, le récit de la témoin est assez précis. Elle est la première à donner une hypothèse concernant la disparition du trio : une avalanche. Une autre vient à l’esprit : le froid, la neige, la pente, la nuit qui va bientôt tomber ont pu inciter les hommes à privilégier un chemin a priori plus court pour rejoindre au plus vite Barcelonnette.

Extrait de la table d’assemblage du cadastre de 1832 concernant la commune d’Uvernet.
Source : AD04, 105 Fi 226 / 001.

Mais les pentes sont rudes dans ce secteur pour des randonneurs comme pour les secours : elles aboutissent dans les gorges de Palluel puis dans le lit du Bachelard très encaissé également.

A droite, la pente en direction de Mourjouan. A gauche, le lit du Bachelard depuis la route D902.
https://maps.app.goo.gl/NpU8taXRCLaXsS9M7
Collection particulière
Source: Géoportail, consulté le 2 mars 2024.
  • Mardi 5 décembre

Les recherches reprennent à 5 heures 1/2. Rendez-vous est donné aux gendarmes et aux soldats ayant cherché la veille du côté des sommets de la rive gauche du Bachelard et cantonné la nuit à Fours. Mais les chutes de neige sont abondantes, jusqu’à « 18 centimètres d’épaisseur » note le gendarme dans son rapport. Il est donc décidé de ne pas attendre le détachement de Fours pour repartir à la recherche des disparus. Cinq habitants d’Uvernet se sont portés volontaires pour accompagner les militaires dans leurs recherches. Ils prennent la direction de la Malune par la route et par des sentiers.

« Arrivés au quartier de la Malune, vers 11 heures, nous nous sommes engagés dans un versant très incliné, sur un sentier complètement effacé par la couche de neige qui était de 80 centimètres. Nous n’avons pu continuer à marcher dans cette direction par suite de la tourmente de neige et de nombreuses avalanches qui nous menaçaient. Nous sommes revenus sur la route nationale pour nous rendre au hameau des Agneliers, où nous sommes arrivés à 13 heures. »

C’est à cette occasion que les gendarmes recueillent le témoignage du soldat Paul Bernardi, alors en permission aux Agneliers.

« Dimanche 3 décembre courant, vers 15h. 1/2, je passais sur la route nationale n° 208, au quartier de la Malune, lorsque j’ai aperçu sur une crête, et sur le sentier conduisant à Mourjouan, à 300 M. environ en aval du village, trois individus qui se dirigeaient vers ce village. J’ai cru qu’il y avait deux hommes et une femme ; je ne pus très bien les distinguer et ne me suis pas rendu compte que ces trois personnes étaient des militaires. Je les ai perdus de vue presque aussitôt après. »

Le témoignage permet de circonscrire un peu plus la zone des recherches car Bernardi a interrogé Napoléon Jaubert, le seul habitant de Mourjouan puis Jaubert du hameau de Chancelaye : aucun des deux n’avait vu passer le groupe. Bernardi propose une nouvelle explication à leur disparition :

« À mon avis ces trois militaires, en arrivant à Mourjouan, ont pris le sentier dit « des Chevilles » qui est très périlleux et impraticable en cette saison. Il y a surtout deux passages dangereux sur ce sentier : l’un, à 200 m. des maisons de Mourjouan ; l’autre, à 20 m. avant d’arriver au pied du ravin et de la route de Fours. Le premier se trouve sur le bord des Gorges de Palluel, d’une profondeur de 300 à 400 mètres. »

Bernardi s’engage à reprendre les recherches le plus vite possible, dès que les conditions météorologiques seront favorables, aidé du soldat Jaubert de Chanceloye et d’hommes des Agneliers.

Le détachement de gendarmes rentre à 20h00 non sans avoir expliqué la situation à deux soldats volontaires. Ces deux hommes, dont le soldat Marchisio, « anciens chasseurs de chamois de la région, s’étant présentés comme volontaires pour poursuivre les recherches sur la demande du Commandant d’Armes ».

Mercredi 6 décembre

Les recherches sont désormais exclusivement menées par les civils et les militaires en permission ou volontaires. Le soldat Jaubert raconte :

« Le 6 courant, dans la matinée, je suis parti avec mon camarade Bernardi, également permissionnaire et avec deux civils du village : Jaubert (Napoléon) et Michel (Martin), pour rechercher les trois sous-officiers disparus. Nous avons rencontré à Mourjouan le soldat Marchisio et M. Martin, venus de Barcelonnette. Nous avons parcouru le sommet des Gorges de Palluel et, au moyen de signaux faits par les habitants de Beaume-Longe qui se trouvaient sur la montagne opposée, nous avons pu nous engager dans les passages où les disparus avaient été vus le dimanche 3 courant.

A 13 heures, j’ai découvert le sergent Allard qui se trouvait abrité sous une grosse pierre ; à côté de lui se trouvait le cadavre du sergent Dominguez.

Le sergent Allard qui était dans une grande faiblesse a reçu les premiers soins puis a été retiré du précipice au moyen de cordes et de courroies et a été transporté dans une maison de Mourjouan à une distance de 1500 mètres du lieu où il a été trouvé. Le corps du mort n’a pu être retiré, des travaux vont être organisés pour le sortir du gouffre. »

Retrouver un survivant permet de comprendre ce que voulurent faire les trois soldats en passant par la gorge de Palluel : trouver un raccourci pour rejoindre la route de Fours, raccourci qui se révéla mortel.

« Le sergent Allard après avoir été soigné pendant une partie de la nuit a fait connaître qu’il s’était engagé volontairement dans une gorge de Palluel, avec ses deux camarades, le 3 courant, à la tombée de la nuit et qu’il n’avait pu en sortir ; il a dit que l’adjudant Schaub l’avait abandonné le lundi 4 décembre et qu’il le croyait rentré à Barcelonnette.

Ces trois militaires se sont engagés dans les gorges croyant pouvoir arriver sur la route de Fours, au pied de la montagne, pour rentrer à Barcelonnette. »

Le sergent Allard fut ensuite ramené à Barcelonnette à l’aide d’un traîneau. On ne sait pas ce qu’il est advenu de lui.

La nouvelle est télégraphiée le soir même aux rédactions des journaux. Dans son édition du 8 décembre, Le Petit Marseillais note :

Perdus dans la neige

On nous télégraphie de Barcelonnette, 7 décembre :

Les recherches effectuées en vue de retrouver les trois sous-officiers de notre garnison, disparus depuis dimanche, alors qu’ils étaient partis en excursion en montagne, et que la neige avait surpris, ont permis de retrouver le sergent Allard, vivant encore, après un séjour de 68 heures sous la neige.

Malheureusement, le sergent Domenguet était mort depuis mercredi midi. Quant à la troisième victime, l’adjudant Schaub, toutes les recherches effectuées jusqu’à ce jour sont restées sans résultat ; elles continuent cependant. – G.

On retrouve pratiquement le même article dans La Dépêche Toulouse le même jour, avec la même erreur sur le nom du sergent Dominguez et un titre aussi accrocheur « Alpes homicides ».

L’histoire ne s’arrête pas là. Outre l’inhumation du sergent Dominguez, il reste la recherche du dernier disparu.

Inhumation du sergent Dominguez

L’acte de décès de Christian Dominguez est daté officiellement du 6 décembre 1916 à 11 heures. Il est dressé le 7 décembre à 10 heures du matin, les témoins étant le soldat Marchisio et Joseph Victor Martin, cultivateur à l’Adret, tous deux ayant participé aux recherches et à la découverte du corps.

Il est inhumé à Barcelonnette le 11 décembre 1916 dans la matinée. Sa fiche matricule précise qu’il est décédé de « congestion pulmonaire imputable au service » quand sa fiche Mémoire des Hommes indique « accident non contracté en service ». Il est bien considéré comme « Mort pour la France ».

  • Récompenser les sauveteurs

Le Commandant de la Place et les autorités civiles furent unanimes pour récompenser les volontaires ayant participé dans des circonstances difficiles aux recherches. Le rapport de la gendarmerie comporte un avis afin que les sauveteurs soient récompensés, à commencer par les deux permissionnaires, Bernardi et Jaubert. Tous les protagonistes sont félicités nominativement dans le rapport de Place du 10 décembre 1916 :

Décision du 10 Décembre 1916.

Ordre de la Place. Le Commandant d’Armes de la Vallée de l’Ubaye félicite tous les militaires de la garnison, la Brigade de Gendarmerie de Barcelonnette et les civils du pays qui se sont spontanément offerts et ont pris part aux recherches très pénibles organisées pour retrouver les traces des trois sous-officiers perdus dans la montagne ; tout particulièrement les soldats Marcellin Casimir, Manuel Élie, Renaudon Jean de la Compagnie du 157e, les deux permissionnaires Bernardi Antoine et Jaubert Emile d’Uvernet.

Une mention spéciale doit être accordée : 1° au brigadier de Gendarmerie Crozet qui a pris part à toutes les expéditions et a fait preuve d’un dévouement inlassable ; il appartient à une arme d’élite où ces belles qualités sont de tradition ; il n’en mérite pas moins les plus grands éloges. 2° Au soldat Marchisio Jean de la Compagnie de Garde qui s’est également prodigué pendant toute la semaine. Au péril de sa vie, et malgré mille difficultés, il a pu retirer vivant le sergent Allard. C’est lui le principal sauveteur. C’est un modeste et un brave.

Le Chef de Bataillon, Commandant d’Armes de la Vallée de l’Ubaye.

Saint-Loup.

Le 17 décembre 1917, le sous-préfet écrit au Préfet pour récompenser les civils :

Comme suite à votre lettre du 12 courant, j’ai l’honneur de nous faire connaître que toutes les personnes qui ont contribué au sauvetage du sergent Allard perdu en montagne avec 2 de ses collègues, sont des militaires appartenant à la garnison de Barcelonnette ou en permission dans la vallée.

L’autorité militaire a proposé les plus méritants pour une récompense honorifique et je ne pense pas que l’autorité administrative ait actuellement à intervenir en leur faveur.

Parmi les civils qui ont contribué aux recherches, beaucoup ont fait preuve de dévouement et de courage mais pour éviter toutes jalousies, il me paraît prudent de ne demander pour aucun une distinction spéciale et de faire inscrire seulement sur un journal de la région l’article ci-après :

« Au nom de l’autorité militaire et en son nom personnel, le Sous-Préfet de Barcelonnette remercie tous les civils qui se sont offerts spontanément et ont coopéré aux recherches pénibles faites pour retrouver les traces des sous-officiers perdus dans la montagne. Il adresse notamment des félicitations

à M. M.

Giraud Emile, bûcheron à Barcelonnette
Donnadieu François, bûcheron à Barcelonnette
Honoré Ernest, bûcheron à Barcelonnette
Martin Victor, propriétaire à Barcelonnette
Meyran Camille, mécanicien à Barcelonnette
Doux Jean, Secrétaire à la Sous-Préfecture, Barcelonnette

Qui se sont particulièrement distingués par leur dévouement en ramenant les dépouilles du sergent Dominguez

et à M. M.

Arnaud J. cantonnier à Barcelonnette
Pons Jacques, négociant à Barcelonnette
Bellon Alphonse, cultivateur à Barcelonnette
Gilly René, mécanicien à Barcelonnette
Pellas Camille, charretier à Barcelonnette
Doux Fortuné, sans profession à Barcelonnette
Rupaud, typographe à Barcelonnette
Pellotier, cordonnier à Barcelonnette

qui le 4 courant ont guidé la gendarmerie et opéré des recherches du côté du Pain de Sucre et du Chapeau de Gendarme. »

Je vous serais très obligé de bien vouloir me faire connaître si vous acceptez ma manière de voir.

Le Sous-Préfet

————-

Accepté
Digne, le 18 Décembre 1916
Le Préfet

  • Et l’adjudant Schaub ?

Ce n’est que plusieurs mois plus tard que le corps de l’adjudant Schaub est retrouvé au pied de Mourjouan. Son acte de décès précise « Son cadavre a été retrouvé au confluent du torrent du Palluel et du Bachelard » le 1er août 1917 à 16 heures sans donner de précisions quant aux circonstances de la découverte. Ici aussi, la mort est notée comme un « accident non imputable au service » dans la fiche matricule.

  • Le sort des sauveteurs

Que ce soit les deux permissionnaires locaux, Bernardi et Jaubert, ou le soldat Marchisio, tous ont en commun d’être des territoriaux, d’avoir un parcours de mobilisé en pointillés avant d’être de retour chez eux dès 1917.

Bernardi fut renvoyé définitivement dans ses foyers en mars 1917, quand Jaubert et Marchisio bénéficièrent d’un détachement comme agriculteurs, respectivement en mars et en juin 1917. Il y a peu de doutes que Marchisio reçut la médaille d’honneur en bronze le 28 juin 1917 avec la citation « A accompli un acte de courage et de dévouement » pour sa participation remarquée aux secours.

  • En guise de conclusion

Le sort du sergent Allard n’a pas pu être reconstitué pour l’instant. En effet, aucun document ne donne d’éléments plus précis que son nom et son grade. Or, des « Allard », il y en a beaucoup. J’ai bon espoir que la consultation d’un journal local donne une clef pour le retrouver, en fait simplement un prénom. Donc si un lecteur a la possibilité de chercher dans un journal des Basses-Alpes entre le 6 et le 10 décembre 1916, il pourrait découvrir éventuellement cet indice espéré ! Qu’il n’hésite pas à contacter l’auteur de cette petite recherche afin de la finaliser.


Suite de la recherche (23 mars 2024)

Serge du Forum Pages 14-18 a trouvé un article de la presse locale. Si ce document n’a pas encore permis de trouver qui est le sergent Allard, au moins a-t-il donné un nouvel élément. Allard était commerçant à Alger.

Il fournit également un récit du survivant qui nous éclaire sur le déroulement des événements, plus que le rapport des gendarmes qui se focalisait sur le travail des sauveteurs.

Arrondissement de Barcelonnette
[…]
Un drame de la montagne. – Lundi 4 courant, une pénible nouvelle jetait l’effroi dans la population. Trois militaires de la caserne, Allard, sergent, représentant de commerce à Alger ; Dominguez, sergent, avocat à Tunis, et Staube (sic), adjudant, alsacien, interprète, partis la veille en excursion du côté de Fours, n’étaient pas rentrés. Trois équipes se mirent à leur recherche. Après deux jours de vains efforts, le mercredi à 2 h. après-midi, on découvrait deux de ces malheureux touristes au fond d’une gorge dans le torrent de Paluel : l’un, le sergent Allard, vivait encore ; son camarade Dominguez, gisait inanimé à ses côtés ; l’adjudant avait disparu. Que s’est-il passé ?

Récit du rescapé. – Laissons la parole au sergent Allard, l’heureux survivant : Attiré, nous dit-il, par la beauté du site du pont du Fau, modifiant notre itinéraire nous dirigeons nos pas de ce côté. Arrivés à la Malune il fallut songer au retour. Un sentier se présente à nous, qui descend au fond du torrent des Agneliers, pour remonter sur le flanc opposé. Croyant rejoindre ainsi la route de Fours, nous nous y engageons. Ce fut notre malheur. Le hameau de Morjuan franchi, nous nous trouvons sur une pente très rapide, accidentée, encombrée de neige et de glace où l’on glisse à chaque pas. Nous nous étions égarés ; tout sentier ayant disparu, nous fûmes entraînés par un éboulis de pierres et de neige, au fond du torrent de Paluel. C’était la nuit tombante. L’adjudant, voulant chercher une issue et nous dégager, quitte notre groupe et disparaît dans les ténèbres ; nous ne devions plus le revoir.

Dominguez et moi, passâmes la nuit sous un arbre suspendu sur l’abîme. Le lundi matin, nouvelle tentative pour trouver un passage. Nous traversons le torrent à la nage, croyant rejoindre notre camarade. Vains efforts ! Nous étions enfermés, dans une gorge profonde, entourée de précipices, sans pouvoir ni descendre ni remonter.

Les échos d’alentour retentissent de nos cris désespérés. Dans la soirée, la neige se met à tomber, rendant notre situation plus critique encore. Par intervalle, des avalanches se détachent, menaçant de combler le petit abri où nous nous sommes réfugiés ; je m’efforce d’encourager Dominguez dont l’état de prostration m’inquiète. Pour apaiser la faim, rien autre qu’un peu de neige et de terre. L’aube du mercredi se lève. Croyant notre dernière heure arrivée, mon camarade et moi nous nous faisons mutuellement nos dernières recommandations. Dominguez me confie son portefeuille et son portemonnaie (sic). Il entre en agonie vers 10 h. et expire à midi. A mon tour je me prépare à mourir.

Vers 2 h., des voix et un bruit de pas se font entendre, je détourne la tête, croyant rêver. C’était le salut. Un soldat apparaît, c’était le brave Marchisio, venu à notre recherche avec d’autres camarades ; je l’embrasse avec effusion, pleurant de joie ; j’étais sauvé. De mes mains défaillantes, je saisis la ceinture de mon sauveur qui lui-même est aidé d’une corde et nous gravissons lentement le versant escarpé qui surmonte le hameau de Morjuan ; j’étais exténué, mais hors de danger.

Dès cette heure, je contractai une dette éternelle de reconnaissance, envers le généreux camarade qui, s’exposant à la mort, m’a rendu la vie.

Le soldat Marchisio, domicilié à Barcelonnette, a été félicité par ses chefs pour sa noble conduite.

Le corps du malheureux Dominguez a pu être ramené à Barcelonnette. Ses funérailles ont eu lieu mardi dernier. Sa veuve éplorée exprime par la voie de notre journal ses remerciements et sa vive reconnaissance à tous ceux qui s’employèrent avec tant de dévouement à rechercher le corps de son mari.

La Croix des Alpes et de Provence n°686 du dimanche 17 décembre 1916, page 3/4.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k83677403/f3.item

Un second article donne des éléments supplémentaires sur la découverte du corps et l’inhumation de l’adjudant Schaub :

Unvernet. – Les victimes de Palluel.

Jusqu’ici on n’avait pas retrouvé le corps de l’adjudant Schaub, une des victimes de Palluel (3-6 décembre 1916). Il a été retrouvé le 1er août par M. Maurel, chef-cantonnier, qui, de la route, l’aperçut entre le pont de Palluel et Bachelard, dans l’eau. Le cadavre, bien entendu, n’avait pas passé là l’hiver. Depuis quelques jours seulement il s’y trouvait, amené des gorges supérieures (250 mètres plus haut environ) jusqu’à ce point par les fortes eaux des jours précédents. Peut-être était-il encore sous la neige naguère. Sa tête s’était détachée du tronc à quelques pas. Pas de traces de blessures, à part quelques coups aux jambes. Un bras et la veste furent retrouvés 150 mètres plus haut dans les gorges abruptes, serrés entre deux pierres, sous la fameuse roche suspendue. Mais certainement le corps qui avait dû passer quelques jours suspendu sous la roche, venait de plus haut encore ; en effet, la carte d’état-major et le carnet de notes retrouvés dans la veste étaient intacts et bien lisibles et montraient que leur séjour au contact de l’eau n’avait pas duré tout le printemps.

L’enterrement a eu lieu à Uvernet, présidé par M. le Curé de Moulanès, assisté de M. Pélissier, vicaire de Barcelonnette, et du Curé de Fours, mobilisé. Une délégation militaire de 20 personnes y assistait et avait offert une belle couronne. La population civile d’Uvernet était également présente. Plusieurs médailles et scapulaires trouvés dans la ceinture du défunt attestaient ses sentiments chrétiens. Que Dieu ait son âme !

La Croix des Alpes et de Provence n°720 du dimanche 12 août 1917, page 2/2.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k83537640/f2.item.zoom
  • En guise de conclusion (2)

Le sergent Allard, malgré les indices, n’a pas encore retrouvé. Il n’apparaît pas dans les hommes venant des bureaux de recrutement d’Algérie. La recherche continue !

Sources :

Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence :

1 Z 129 – fonds des sous-préfectures de Barcelonnette.

1 R 384 – fiche matricule de Bernardi Paul Antoine, classe 1913 (1888), matricule 12 au bureau de recrutement de Digne.
https://www.archives04.fr/ark:/58484/s00555c886ef2667/56675080e9982

105 Fi 226 / 001 – Table d’assemblage du cadastre de 1832 concernant la commune d’Uvernet

3E259/1113 – état civil de la commune d’Uvernet, 1913-1922.

Acte de décès de Dominguez Christian : https://www.archives04.fr/ark:/58484/s00633c3f6dcae2b/634e74cadbb84

Acte de décès de Schaub Auguste : https://www.archives04.fr/ark:/58484/s00633c3f6dcae2b/634e74caec31f

Archives départementales des Hautes-Alpes :

1 R 967 – fiche matricule de Jaubert Emile Joseph, classe 1889, matricule 884 au bureau de recrutement de Gap.
https://archives.hautes-alpes.fr/ark:/23599/vta186cf0bc5fb8b531/daogrp/0/416

Archives départementales de la Marne :

1 R 1260 : fiche matricule de Dominguez Christian, classe 1900, matricule 1332 au bureau de recrutement de Châlons-sur-Marne.
https://archives.marne.fr/ark:/86869/xh9klbw2r0c3/fcb98bdd-f98f-4a50-80b3-39cd884e00fd

Archives d’Outre-Mer :

FR ANOM 2 RM 57 : fiche matricule de Schaub Auguste, classe 1895, matricule 820 au bureau de recrutement d’Oran.

Gallica :

Uvernet, près Barcelonnette (Basses Alpes) et vallée du Bachelard, 16.6.1913 : [photographie] / [Jean-Ferdinand Coste]
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6904280t

Rivière de l’Ubaye (panorama de la rive gauche de la rivière donnant sur les séries de Jausiers, Enchastrayes, Barcelonnette et Uvernet) / Bernard
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10702357m

Torrent de Palluel (gorges de Palluel) / Barré
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10701491m

La Croix des Alpes et de Provence n°686 du dimanche 17 décembre 1916, page 3/4.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k83677403/f3.item

La Croix des Alpes et de Provence n°720 du dimanche 12 août 1917, page 2/2.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k83537640/f2.item.zoom

Bibliothèques patrimoniales de Paris :

Carte Taride routière : Provence, Basses-Alpes. N°17.
https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0001952782

Site Géoportail :

https://www.geoportail.gouv.fr/


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  1. Sauf mention contraire, tous les extraits liés à l’enquête proviennent de ce rapport de gendarmerie daté du 7 décembre 1916 et conservé dans un dossier de la sous-préfecture. Source : AD04, 1 Z 129. ↩︎
  2. (…) La grande route de Barcelonnette à Allos par le col de Lagelaye s’élève sur les basses pentes du massif des Séolanes, au-dessus du Bachelard. Tandis que l’ancien chemin muletier, partant d’Urvenet et suivant d’abord le Bachelard, arrivait à la Malune pour plonger dans la gorge profonde et remonter à Mourjouan, puis restait accroché sur le bord du ravin pour atteindre Chancelaye, la nouvelle route construite en 1892, s’élève progressivement au-dessus de la « clue » étroite du Bachelard. (…)
    Extrait de Paul Joanne (dir), Dictionnaire géographique et administratif de la France et de ses colonies, tome septième (SE-Z), Paris, Hachette, 1905, p. 4608. ↩︎

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