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Parcours graphique autour des carnets d’un mobilisé

BARROUX, On les aura ! Carnet de guerre d’un poilu (août, septembre 1914), Édition Seuil, Paris 2011.

Voilà un ouvrage qui pourrait, à première vue, ne pas avoir sa place dans cette catégorie des témoignages. Il peut être lu comme une bande dessinée dont il reprend le découpage et certains codes. Mais en est-ce vraiment une quand on ne voit qu’un seul texte dans une case ? Je préfère parler de mise en images d’un carnet de poilu. Un seul texte apparaît dans une image et il n’appartient pas au carnet à proprement parlé. Le reste du récit se lit sous les illustrations. Cette mise en images offre donc une double lecture, une double vision : les mots retranscrits fidèlement par Barroux d’un mobilisé de 1914 face à la mise en images d’un artiste vivant 95 ans plus tard.

Cet ouvrage est marqué par ce grand écart de 95 ans, mais la narration de la découverte du carnet de ce mobilisé nous fait passer du Paris d’aujourd’hui au Paris du 3 août 1914.

  • Le récit de cet anonyme

Le récit de ce mobilisé anonyme couvre essentiellement la période qui va de son départ de chez lui le 3 août au 31 août 1914, date de sa blessure. Les deux semaines suivantes sont abordées plus succinctement. Cet homme note ses impressions, son ressenti ce qui en fait un récit riche, mais il consigne également de nombreux éléments plus factuels sur les moments importants qu’il vit au cours de cette période, sur les faits marquants de son parcours.

On le suit dans les jours qui précèdent le départ vers le Nord. Les idées noires (il utilise l’expression) sont très présentes pour lui. Il pleure en partant, l’émotion d’avoir quitté son épouse est palpable et il n’est pas dupe des messages rassurants des journaux comme des amis : « Combien de ces soldats que nous voyons passer rentreront dans leur foyer ? » écrit-il le 4 août.

Ensuite, le long voyage vers la Meuse, la première marche de 11 kilomètres qui lui blesse déjà les pieds. Il énumère, pour toute la période qui va de son arrivée à Saint-Mihiel au premier engagement le 22 août, les différents cantonnements, le travail quotidien, les autres activités (creuser des tranchées, le ravitaillement, le repos), toutes ces actions qui sont le vie du fantassin d’août 1914.

Il raconte aussi le premier combat du 22 août en Belgique, la phase de repli qui s’ensuit, jusqu’à un retour offensif français, toujours dans le cadre du repli, le 31 août, où cet homme est blessé par un shrapnel. Au cours de cette période, il n’hésite pas à dire ce qui sort de l’ordinaire, un avion allemand d’observation, une jambe dans un arbre, l’effet des obus explosifs allemands, ses joies (surtout liées aux nouvelles de sa femme), ses peines (dormir à la belle étoile mais être réveillé par la fraîcheur de la nuit, la pluie qui transperce, la chaleur, les pieds en sang…), l’amitié de Fernand, l’inquiétude de sa femme visible dans le petit porte-bonheur qu’elle a caché dans les affaires de son mari…

Le texte se termine par la narration des différentes étapes qui le conduisent à Auxerre dans un hôpital. Ensuite, son séjour à l’hôpital où il ne parle finalement pas de sa propre blessure mais de celles des autres, d’un courrier de sa femme, et qui se termine sur une réflexion personnelle.

Un texte court et pourtant très riche qui tiendrait, malgré sa densité et son intérêt, en quelques pages seulement. Il méritait pourtant d’être édité et l’idée de l’illustrer lui donne une toute autre épaisseur.

  • La mise en images

Cet aspect est parfaitement complémentaire du récit et se révèle aussi riche que le texte. Cette mise en images montre la vision d’un artiste du début du XXIe siècle sur ce début de guerre. Barroux a son propre style. Ce n’est pas un trait habituel dans la bande dessinée : fusain, mine de plomb, touches d’aquarelle donnent à la fois un style d’ensemble et un travail fort différent d’une case à l’autre.

Les tons noirs et gris légèrement jaunis font penser à de vieilles photographies. L’effet est réussi : ce ne sont plus de simples dessins sur des mots, c’est une atmosphère, ce sont des impressions, des sons, des instants qui collent parfaitement au texte, qui en sont une interprétation, pas seulement une illustration.

Le choix des couleurs donne l’impression que les images sont de l’époque du texte, qu’elles auraient pu être dessinées par l’auteur. Cet effet est renforcé par certaines cases qui donnent à voir ce que la personne qui rédige décrit et non pas la personne en action.

On s’habitue très vite au style graphique de Barroux, d’autant plus que ce crayonné qui peut paraître simpliste au premier abord, se révèle en réalité très riche et varié. L’allure du soldat est bien respectée, tout comme les ambiances, tout est dans l’esprit de l’époque. Je « pinaille » en signalant que les scènes des tranchées creusées en bras de chemise sans un fusil à proximité me paraissent un peu idéalisées ; les barbelés représentés le 22 août étaient rarement utilisés à l’époque (on utilisait simplement du fil de fer) ; la charge du 22 août aurait mérité d’être montrée baïonnette au canon ! Mais ce sont vraiment des détails qui n’enlèvent rien à la qualité du travail réalisé.

Les cadrages, la construction variée des pages, certains rendus sont très réussis. Je pense à certains collages forts pertinents, comme la page sur la musique et surtout à la représentation des hommes sous la pluie, la nuit. Au final, cette mise en images est un vrai complément au texte car il l’enrichit, le complète.

  • Beaucoup de questions

Si Barroux a indiqué à plusieurs reprises dans des interviews qu’il a respecté scrupuleusement le texte original1 (1) alors que c’est la première question que l’on se pose en lisant l’ouvrage, de nombreuses interrogations demeurent.

La principale est qui est cet anonyme, auteur de ce cahier ? La curiosité pousse à chercher les détails dans le texte pouvant permettre une identification. Car il a semé quelques précieux indices. Il est parisien et marié. La présence d’enfants n’est pas confirmée. Mais à Paris, cela fait beaucoup de monde, même en 1914 !

Il doit être d’une classe entre 1908 et 1910 : les réservistes qui complètent les régiments d’active appartenaient majoritairement à ces classes. Toutefois « majoritairement » ne veut pas dire exclusivement. La mention de son inscription en sur-effectif dans une section dans l’unité peut être interprétée comme une appartenance à une classe plus ancienne. Cela réduit tout de même les possibilités autour approximativement de 4 classes (1907-1910).

Cet homme, assez jeune, a fait son service militaire à Montargis ; il y est mobilisé. Cela donne une information précieuse sur son unité d’affectation. En effet, il ne dit jamais clairement son régiment. La précision des informations données par son carnet (localisation des cantonnements, horaires du train) permet tout de même de déterminer avec certitude qu’il appartient au 2e bataillon du 84e RI de Montargis. Sachant cela, il est théoriquement possible de l’identifier, d’autant plus qu’il fait partie des hommes blessés le 31 août. Hélas, rien dans le JMO, même pas un bilan chiffré. Peut-être un relevé des pertes existe-t-il au SHD ? Cet homme garde donc tout son mystère.

Au final, un ouvrage atypique et réussi. Que ce soit le texte ou la mise en images, cet ensemble permet une approche riche de ce premier mois de guerre et des différentes étapes qui amenèrent les mobilisés vers leurs premiers combats. Un ouvrage qui arrive à parler à un lectorat très varié : il s’adresse à la fois aux passionnés et aux personnes ne connaissant pas la période, aux enfants comme aux adultes.

  • En complément

Une interview qui apporte un éclairage intéressant sur l’auteur et son travail, réalisée à l’occasion de la sortie de l’ouvrage en septembre 2011. Sur un blog de France 3.

  1. Je n’ai trouvé qu’une erreur dans le texte dans le nom du lieu où est descendu cet homme du train dans la Meuse : le texte indique Lébeuville (un village de ce nom existe bien, mais au sud de Nancy) alors qu’il s’agit de Lérouville au sud de Saint-Mihiel. Erreur de lecture ? Graphie difficile à déchiffrer ? Erreur de l’auteur – fréquente à l’époque, les noms de lieux étaient souvent écrits phonétiquement – dans son texte original ? Une fois encore, un détail qui n’enlève rien à la qualité du travail réalisé. ↩︎

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