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Deux exemplaires d’une photographie, 106e RI, 1906

Le service actif à l’armée est une sorte de rite de passage à l’âge adulte pour les jeunes hommes.  Les photographies prises avant-guerre sont particulièrement nombreuses puisque c’est l’occasion pour ces jeunes soldats de montrer à leurs proches quels hommes ils sont devenus, mais aussi à donner ou prendre des nouvelles, à révéler leur état d’esprit à ce moment clé de leur existence.

Gaston est un de ceux-là.

  • En tenue d’exercice

10 hommes posent devant l’objectif. 10,5 même puisqu’un de leurs camarades s’est en partie glissé dans le champ de l’appareil.

Le groupe se compose de huit soldats encadrés de part et d’autre par deux caporaux reconnaissables l’un par ses galons de manche, l’autre par sa patelette.

Un zoom sur cette patelette amovible permet de distinguer les 3 boutons de fixation et un crantage fantaisie.

Le régiment est facilement lisible sur les képis.

Notre groupe est du 106ème Régiment d’infanterie caserné à Châlons-sur-Marne (Châlons-en-Champagne aujourd’hui). L’auteur a pris soin de s’identifier sur l’image par une flèche.

Les hommes posent sur les marches d’un bâtiment. Malheureusement, impossible de lire le panneau placardé, si toutefois il y avait quelque chose d’écrit dessus !

On aimerait aussi lire plus nettement ce qui est reflété par cette fenêtre.

Un vélo a été déposé contre le mur. Peut-être est-il à un de ces hommes ?

  • Gaston, le philosophe
« Bon souvenir d’un jeune bleu qui vie en philosophe Gaston     Mes respects à Mr DouryMonsieur Hauser Mécanicien diplômé Place de l’Hôtel-de-Ville Châlons-s/-Marne »

Les tampons postaux, bien nets, permettent de savoir que la carte a été postée à Mourmelon-le-Grand le 24 octobre 1906.

Fin octobre 1906, 3 classes sont encore sous les drapeaux :

ClasseIncorporationDisponibilitéSous les drapeaux le 24/10/1906
190210/190309/1906NON
190310/190409/1907OUI
190410/190509/1907OUI
190510/190609/1908OUI
190610/190709/1909NON

Gaston indique qu’il est un « jeune bleu », s’il était de la classe 1905, il serait effectivement au tout début de son parcours militaire. Malheureusement, avec le seul prénom de Gaston, impossible d’effectuer une recherche. Reste la piste de l’adresse.

La recherche dans les recensements de la commune de Châlons-sur-Marne permet de retrouver monsieur Hauser. Il réside en 1906 au 10, place de l’Hôtel de Ville, dans la 2ème section. Il y vit avec ses filles et son neveu d’Epernay. Pas de Gaston dans la famille…

Pas de monsieur ou madame Doury non plus sur cette place. Et la commune compte près de 30.000 habitants à l’époque, difficile d’éplucher tous les recensements. Et encore sans être sûr d’avoir le « bon » Doury.

Comme souvent, l’étude de ce type de document laisse en suspend de nombreuses questions. On sait à quoi ressemble Gaston, mais qui est-il ? Est-il de la classe 1905 ? Quel a été son parcours après la prise de cette photographie ? Autant de questions qui restent dans le flou de l’histoire en l’absence d’autres éléments.

  • Rebondissement !

Quelques temps après l’achat et l’étude de cette carte, je tombe sur cette image sur un célèbre site d’enchères :

L’image me saute aux yeux, je l’acquiers donc.  La dédicace indique que l’auteur de cette carte est un certain C. Rouyer.

Il s’agit donc de deux cartes issues d’une même photographie tirée au format carte postale pour être vendue aux hommes qui figurent dessus. Après 110 ans, deux personnes issues d’une même image se retrouvent donc entre mes mains. Parmi les millions de cartes échangées, une telle probabilité est très faible. Et pourtant….

Luxe suprême pour l’étude, le-dit Rouyer a mentionné les noms de huit des dix hommes au dessus de leurs visages !

Nous avons donc de gauche à droite et de haut en bas :





ROUYERVALLARTRIGOLLETCARLE




BUCHMANNHEMARTJACOTINTHUILLIER

Grâce aux informations précédentes et aux classes concernées, il est possible de tenter de retrouver ces hommes et leur destin :


Camille Rouyer : Membre de la classe 1904, il exerce la profession de dessinateur. Incorporé en octobre 1905, il est promu 1ère classe en mars 1906, caporal en août de la même année, puis sergent en février 1907. Il ne participe pas aux combats de la Grande Guerre, puisqu’il est employé aux chemins de fer de l’Est. Il est maintenu dans son emploi stratégique durant tout le conflit.

Eugène Vallard : Né en 1885, Eugène Vallard est inscrit sous le matricule 1397 de la classe 1905 du bureau de Châlons où il réside. Arrivé au 106è le 08/10/1906, il passe 1ère classe en mai 1907 puis caporal en juillet de la même année. Il est envoyé dans la réserve en septembre 1908. Comme ses camardes, il est rappelé en août 1914. Blessé en 1915 il est déclaré bon pour les services auxiliaires par deux commissions de réforme de Saint-Brieuc en décembre 1915 puis en mars 1916. Il est ensuite versé dans différents Groupes d’aviation. Son parcours militaire s’achève avec sa libération définitive en 1934.

Albert Auguste Rigollet : Conscrit de la classe 1904, Albert Auguste Rigollet est incorporé en 1905. Il passe dans la réserve en 1907, avec la sardine de 1ère classe. Rappelé à l’activité en août 1914, sa campagne sera courte puisqu’il tombe aux Éparges en octobre 1914. Il obtient la mention de Mort pour la France. Son épouse, veuve de guerre, reçut un secours de 150 francs en avril 1915.

Alfred Marcel Raymond Carle : Matricule 1355, classe 1905, bureau de Châlons, le conscrit Carle est employé à Paris aux chemins de fer lors de son appel. Incorporé en octobre 1906, il passe dans la réserve en septembre 1908 avec le grade de caporal. Mobilisé en août 1914, il est réformé n°2 par la commission de Châlons le 25 août 1914. Détaché entre 1915 et 1917, il est renvoyé au 23ème Régiment d’infanterie coloniale en avril 1917. Il sera resté dans la zone intérieure ou détaché durant tout le conflit.

Victor Buchmann : Dans la classe 1905, les Buchmann sont deux. Il y a Victor et Jules. Même date de naissance et mêmes parents : ce sont des jumeaux ! Alors à qui est ce visage ? D’autant que les deux sont affectés au 106ème RI ! Dans l’ordre des matricules : Victor. Il fait tout son service au même régiment. Il est successivement 1ère classe puis caporal en septembre 1907. Comme des dizaines de milliers de soldats, le mois d’août 1914 lui est fatal. Blessé à Montignies, il meurt des suites de sa blessure. Le second : Jules marche avec le 106ème mais après dix jours de service il est réformé et classé au service auxiliaire à la 6ème SSEM. Il est reformé plusieurs fois par plusieurs commissions durant le conflit. Si la photographie a été prise dans la première quinzaine de 1906, impossible de savoir de quel frère il s’agit.

Gaston Jacotin Notre philosophe de la première carte est bien de la classe 1905. Il quitte le 106ème en 1908 avec le galon doré de sergent. Mécanicien comme l’homme à qui il écrit, Gaston Jacotin sait conduire des autos et même des poids lourds à partir de 1913. Lors du conflit il est chauffeur à l’état major à la 6ème SSEM. Il est ensuite versé au service auto du 13ème RAC, puis finit la guerre en mars 1919 au 6ème ETEM.

Marcel Albert Thuillier Le caporal Thuillier a obtenu ses galons depuis peu lors de la prise de vue. En effet, il obtient ses sardines fin juillet 1906. Pour des raisons médicales, il est classé dès octobre 1914 aux services auxiliaires et est alors affecté à la 6ème SCOA. A partir d’octobre 1915, occupant le poste de secrétaire en chef à la préfecture de Vitry-le-François. Placé plusieurs fois en sursis, il occupe son emploi jusqu’à la fin de la guerre. Il décède en 1928.

Léon Jules Eugène Hémart Visage enfantin, moustache naissante, le conscrit Hémart n’est qu’au tout début de sa vie militaire. Mais il ne le sait sans doute pas encore lors de la prise de vue… Incorporé en octobre 1906, il est successivement promu caporal puis sergent en 1907. En avril 1908, il passe officier avec le grade de sous-lieutenant de réserve, puis lieutenant de réserve en 1912. A la mobilisation, il est affecté au 94ème RI. Blessé en septembre 1914, il passe au service automobiles de plusieurs ETEM. En 1917, il est promu capitaine à titre temporaire. Le capitaine Hémart est définitivement libéré en 1939 alors qu’une autre guerre démarre…


Ainsi, sur les huit soldats identifiés, deux sont morts pour la France, soit 25%. Taux légèrement supérieur à la moyenne de leur classe, mais assez proche au regard du faible nombre de l’échantillon.

Pourquoi deux des hommes ne sont pas identifiés ? On note que les huit nommés par le caporal Rouyer sont originaires de Châlons-sur-Marne ou y sont domiciliés en 1906. Camille Rouyer aurait ainsi présenté ses camarades chalonnais à ses parents. Car c’est bien à eux qu’il écrit et à qui il envoie ce portrait de groupe. Pas de texte (tarif 5 centimes pour 5 mots), en revanche l’étude des marques postales permet d’affiner la datation. Si la carte de Gaston est partie le 24 de Mourmelon pour arriver le 25 à Châlons, celle de Rouyer part le 15 ou le 16 octobre et arrive le 17.

La prise de vue a donc lieu sans doute début octobre.

Réunir deux photos cartes identiques plus de 110 ans après leur envoi à leurs destinataires respectifs est assez exceptionnel parmi les milliards de cartes et courriers échangés. D’autant que ces images et les informations qu’elles nous apportent sont complémentaires. Gaston Jacotin a initié la recherche, Camille Rouyer l’a complété.

Au delà, ces images permettent de montrer l’amalgame qui était fait entre les différentes classes sous les drapeaux en même temps. Les classes se côtoient et forment un tout.

Enfin, la mise en avant des noms permet de brosser un portrait de ces hommes de la Belle Époque, mais cela ne suffit pas pour savoir qui ces soldats étaient intrinsèquement.

Ces hommes visiblement proches ont-ils gardés contact après la prise de vue. Pour ceux mobilisés en 1914, se sont-ils recroisés sous l’uniforme ou en dehors ? Il faudrait peut-être retrouver une 3ème carte pour avoir une réponse…

  • Sources

Recensement Châlons-sur-Marne 1906, 2eme section cote 122M311, vue 2

Fiches matricules (Archives départementales de Marne) : https://archives.marne.fr/

Rouyer : matricule 1482, classe 1904, bureau de Châlons-sur Marne, cote 1R1297, vue 485

Vallard : matricule 1397, classe 1905, bureau de Châlons-sur-Marne, cote 1R1310, vue 346

Rigollet : matricule 1397, classe 1904, bureau de Châlons-sur-Marne, cote 1R1297, vue 336

 Carle : matricule 1355, classe 1095, bureau de Châlons-sur-Marne, cote 1R1310, vue 269

Buchmann Victor : matricule 1331, classe 1905, Bureau de Châlons-sur-Marne, cote 1R1310, vue 225

Buchmann Jules : matricule 1332, classe 1905, Bureau de Châlons-sur-Marne, cote 1R1310, vue 226

Jacotin : matricule 1343, classe 1905, Bureau de Châlons-sur-Marne, cote 1R1310, vue 246

Thuillier : matricule 1504, classe 1904, Bureau de Châlons-sur-Marne, cote 1R1297, vue 530

Hémart : matricule 1450, classe 1905, Bureau de Châlons-sur-Marne, cote 1R1310, vue 437

Pertes par classe : http://87dit.canalblog.com/archives/2012/09/19/25330874.html

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Image : collection T. Vallé. Réutilisation interdite sans l’autorisation du propriétaire.

Mise en ligne de la page : 15 avril 2018


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