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37 – Corvée de patates, 125e RI, 1913

Le 125e régiment d’infanterie de Poitiers a déjà été au cœur d’une recherche sur un grand classique de la vie des militaires, le portrait chez le photographe. Un autre sujet classique, déjà évoqué dans cette rubrique, est sans conteste la corvée de patates. Toutefois, celle-ci résonne d’une manière très particulière.

Collection A. Dardare, via A. Carobbi
  • Au 125e RI de Poitiers

Le tirage et la prise de vue sont médiocres : image floue et noire à gauche, deux hommes coupés. L’image a jauni avec le temps et a des manques. Localiser le lieu de la prise de vue s’avère impossible, n’ayant pour seuls repères qu’un mur (avec un angle peut-être) et un arbre… Ce n’est donc pas sous cette approche que j’ai abordé cette image.

L’un de ces hommes est Édouard, soldat à la 12e compagnie du 125e régiment d’infanterie de Poitiers. Il a eu la bonne idée d’indiquer son adresse, ce qui nous permet de ne pas avoir à nous contenter de l’information donnée par le numéro sur le col ou le képi. Il a aussi signé sa carte, ainsi, on évite de rechercher un « Edardare » comme il l’a écrit dans son adresse.

Ces hommes sont de corvée de pommes de terre. C’est au cœur de sa correspondance :

« Poitiers, le [illisible] 1913
Ma chère tante,
J’allais t’écrire une lettre assez longue que je me proposais de t’envoyer depuis longtemps mais cette carte va me faire remettre encore une fois.
En attendant tu auras le plaisir de m’admirer pelant des « patates » corvée plus ou moins agréable qui se répète tous les jours.
J’espère que tu te portes toujours bien et t’embrasse bien fort.
Édouard« 

Édouard écrit qu’il s’agit d’une « corvée plus ou moins agréable qui se répète tous les jours ». Réunis autour d’un demi-tonneau, les hommes armés d’un couteau, « pelant des patates ». Les pluches sont laissées sur le sol et seront balayées après par une corvée. Les patates sont jetées dans le demi-tonneau.

L’un d’entre eux semble tellement concentré qu’il ne regarde même pas le photographe.

Les hommes portent la tenue de travail : veste de bourgeron, mais pas le pantalon de treillis. Certains sont en chemise avec leur cravate bien visible et leurs bretelles. On notera au passage un détail rarement visible : le système de boutons du pantalon.

D’autres ont leur capote : peut-être sont-ils venus pour être sur le cliché. En tout cas, tous ont des brodequins impeccablement cirés.

  • Édouard Dardare

Un nom sur une carte postale envoyée en 1913, c’est la marque d’un homme mobilisé en août 1914 selon toute vraisemblance. Et le réflexe est alors de regarder si une fiche n’apparaît pas à son nom dans le fichier Mémoire des Hommes. C’est le cas ici.

La probabilité est mince pour que cet homme ne soit pas « notre » Édouard Dardare : un jeune homme né en 1892, de la classe 1912 appelée fin 1913, arrivée à la caserne depuis moins de deux mois quand il écrit sa carte. Il fait partie des premiers tués du conflit de son régiment, le 24 août 1914. Il est alors sergent, ce qui montre qu’il a rapidement pris du galon. Devenir caporal puis sergent en moins d’un an, ce n’est toutefois pas la règle. On peut imaginer qu’il a contracté un engagement volontaire au 125e RI mais en l’absence de sa fiche matricule, impossible de le dire.

S’il est né à Paris et y a été recensé comme le montre la mention du bureau de recrutement de la Seine (4e bureau), il est résident en Indre-et-Loire. Est-ce une conséquence de son installation dans la région (suite à un engagement ? ) ou y était-il avant ce qui expliquerait son affectation au 125e RI de Poitiers, bien loin de Paris ? Cette origine parisienne plaide aussi en faveur de l’identification de notre Édouard avec celui de la fiche MDH : il a de la famille à Paris.

Déterminer qui est Édouard au milieu de ce groupe serait une piste intéressante, mais vu l’absence de sa fiche matricule et le manque de précision en général des descriptions physiques, cela s’annonce pour l’instant, au mieux, difficile.

  • En guise de conclusion (1, avril 2013)

Derrière l’image classique de la corvée de pommes de terre et une qualité médiocre, on retrouve un texte et des détails forts intéressants. Un instantané d’un moment du quotidien du soldat avant que cet homme et ses camarades se retrouvent confrontés à une toute autre réalité quelques mois après : la guerre.

  • Un 11 novembre inattendu

Au-delà de son aspect analytique, que cet article puisse être un vecteur du souvenir de cet homme est une perspective que je n’avais pas initialement imaginé mais internet est outil extraordinaire.
C’est par mail que monsieur Dardare a pris contact : Édouard Dardare était tout simplement son arrière-grand-oncle ! Faisant une recherche sur cet homme suite à une discussion avec son fils à l’occasion du 11 novembre, il a trouvé cet article.
Grâce à cette prise de contact, il est désormais possible de mettre un visage sur ce nom, sans la fiche matricule. En effet, les parents d’Édouard ont œuvré pour que le souvenir du jeune homme soit conservé. Pieusement, des objets ont été transmis. C’est le cas d’un portrait peint d’Édouard en uniforme du 125e RI. Associé à une notice dans le livre d’or de l’École des Hautes Études Commerciales (HEC) dont il était diplômé (7e sur 102 élèves, promotion 1911), l’identification d’Édouard Dardare sur la photographie devient possible.

Ce sont ces documents qui permettent d’affirmer qu’Édouard est cet homme sur la photographie :

Grâce aux souvenirs de la famille, on en sait aussi un peu plus sur Édouard. Il fit une préparation militaire qui lui valut un trophée lors d’une compétition en Angleterre en 1913 : la coupe Ribas, comme moniteur, meilleur élève (Coupe de la Société des conscrits et de préparation militaire de Londres). Cette récompense semble attester un séjour en Angleterre après la sortie de son école et avant son incorporation. S’il n’est toujours pas sûr qu’il se soit engagé après ses études, cette préparation militaire explique probablement son passage rapide au grade de sergent : il put intégrer les cours d’élèves caporaux très rapidement puis devenir sergent avant le déclenchement du conflit.

Si j’ai utilisé le terme de « pieusement » pour qualifier la transmission du souvenir par ses parents, c’est à dessein. En effet, outre le trophée et les photographies, le père d’Édouard partit dans la zone des armées dès qu’il apprit la nouvelle et fit ramener immédiatement le corps de son fils qui avait été enterré à même la terre. Avant la fin de l’année 1914, Édouard était ré-inhumé dans son village. Lors de l’exhumation, la famille récupéra des reliques qu’il plaça dans un cadre.

Fixés sur un tissu rouge, on voit les pattes de col (1) et le tissu du képi comportant le numéro du régiment (2). On observe la fausse jugulaire du képi (3) et les galons dorés de sergent (4). De chaque côté de la carte de membre des anciens élèves d’HEC (promotion 1911) (5) figurent une croix de guerre (6) et la médaille militaire (7), obtenues à titre posthume.
Dernière relique, un pièce d’or qu’avait Édouard sur lui lors de sa mort.

L’explication de la présence de cette pièce est donnée par Thibaut Vallé. Il peut paraitre étonnant de voir une pièce italienne (Umberto Ier) sur le corps de ce soldat. En fait cela ne l’est pas de tout, à l’aube de la Grande Guerre : l’Union Latine monétaire est toujours d’actualité. Cet ancêtre de l’euro repose sur le bimétallisme et sur des accords entre les États. Ainsi la monnaie d’or de 20 lires italienne qu’Édouard portait sur lui avait cours en France à hauteur de 20 francs. Ces deux monnaies ayant les mêmes caractéristiques, notamment le même poids d’or fin.

  • En guise de conclusion (2, novembre 2017)

Je ne peux qu’imaginer l’émotion de son neveu, né en 1923 et prénommé – sciemment – Édouard à la vue d’une photographie qu’il ne connaissait pas et à la lecture de cet article, écrit par hasard sur son grand-oncle. Pourquoi ai-je choisi cette photographie alors que j’en ai plusieurs montrant des « corvées de pluches » ? Pourquoi me suis-je dit que j’allais travailler dessus ? Pourquoi même ai-je acheté cette photo-carte parmi toutes les autres ? Le hasard. Par contre, il n’y a pas de hasard dans la décision de confier ce document à une famille qui a su conserver le souvenir de cet homme tombé il y a tout juste un siècle et qui repose toujours dans le caveau familial de Preuilly-sur-Claise en Indre-et-Loire.

  • La fiche matricule :

Bien avant sa mise en ligne, monsieur Doucet nous a confié une copie numérique de la fiche matricule d’Édouard Dardare. Elle confirme qu’au moment de son recensement il était employé de commerce et résidait au 125 Burton Road à Londres mais son domicile étant resté dans le 12e arrondissement où vivent ses parents, c’est dans le 4e bureau de la Seine que se trouve sa fiche matricule.

On apprend également qu’il ne s’est pas engagé : il est incorporé avec la classe 1912, le 10 octobre 1913. Il est nommé caporal le 20 février 1914 et sergent le 3 août 1914, donc au moment de la mobilisation. Sa date d’incorporation comparée à la date de l’oblitération de la photographie (8 novembre 1913) permet d’affirmer que le cliché a été pris au cours du premier mois de service actif d’Édouard.

Blessé et disparu le 24 août, la famille chercha à obtenir des informations par l’intermédiaire de la Croix-Rouge. Deux fiches existent pour Édouard, dont l’une avec un prénom faux (Édmond au lieu d’Édouard).

La famille ne reçut pas d’informations, mais la mention « Décès constaté le 6 novembre 1915 » sur la fiche matricule doit donner la date où le corps fut retrouvé. En tout cas, le tribunal civil de Loches put rendre son jugement déclaratif en novembre 1917.

  • En guise de conclusion (3, février 2018)

Les documents continuent d’apporter des éléments complémentaires sur cet homme et permettent ainsi de recouper les informations. Malgré les apports successifs, l’histoire d’Édouard Dardare attend encore des précisions liées à des sources non exploitées : les documents liés au jugement du tribunal civil de Loches par exemple. Les documents montrent aussi que la famille quitta Paris pour s’installer définitivement en Indre-et-Loire. L’histoire d’Édouard pourrait donc s’élargir à celle de sa famille.

Finalement, qui est mademoiselle Andrée Lemaire de la mairie du 4e arrondissement indiquée sur une fiche de la Croix-Rouge ?

  • Remerciements :

À monsieur A. Dardare ainsi qu’à sa famille pour avoir pris contact, échangé autour de cet homme et permis ainsi son identification certaine sur la photographie. À Thibaut Vallé pour ses explications sur la pièce d’or.

À monsieur F. Doucet pour l’envoi de la copie numérique de la fiche matricule.

  • Sources :

– Anciens élèves de l’École des Hautes Études Commerciales, Le livre d’Or, Nos morts pour la France, 1914-1918.
Accès direct sur le site : http://www.hecalumni.fr/fr/magazine/vie-dhec/vie-dhec/les-poilus-dhec

– Accès direct sur Gallica aux résultats de la promotion 1911 d’HEC :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6417017w/f12.image.r=Dardare.langFR

– Archives de Paris, D4R1 1700. Classe 1912, 4e bureau de la Seine, matricule 2460.

– Site du CICR : https://grandeguerre.icrc.org/fr


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