Avant 1914, les personnes de couleur en France métropolitaine étaient rares. C’était encore l’époque où des expositions coloniales étaient organisées dans de grandes villes et où la loi de 1905 sur le recrutement n’était pas encore appliquée dans les Antilles, bien que la population ait la citoyenneté française depuis 1848. Pourtant, cette photographie l’atteste (et elle n’est pas la seule) : des hommes de couleur étaient incorporés dans des régiments d’infanterie métropolitains. Cette petite recherche va explorer des pistes pour expliquer cette situation.
- Un poste de garde
Une guérite, un homme armé du fusil baïonnette au canon, en tout douze soldats, dont un sergent et deux caporaux. Placés devant une porte, tout laisse à penser que nous sommes en présence d’une photographie d’un poste de garde comme il s’en trouvait un à chaque entrée de caserne.
Pourtant, plusieurs détails diffèrent de ces soldats devant le corps de garde de police à l’entrée de la caserne du 89e RI.
S’ils ont la jugulaire et un uniforme impeccable, nos douze hommes ont en plus les épaulettes et les cartouchières. Ils portent donc la grande tenue ainsi que des cartouchières, ce qui fait penser qu’ils ne sont pas dans la caserne. En effet, les régiments stationnés dans une ville avaient des patrouilles ou des services à l’extérieur dans le cadre du « service de place ».
Cette photographie illustre parfaitement les nombreuses missions de l’armée au début du XXe siècle. Outre l’absence de l’architecture des casernes du 57e RI, un détail permet d’avoir cette certitude : un homme âgé mais portant un uniforme.
Les étoiles et le képi sont spécifiques à l’uniforme du personnel pénitentiaire de l’époque. Un site pour tout savoir sur ces uniformes : http://www.uniformepenitentiaire.com/
Nous sommes donc dans un établissement pénitentiaire, probablement la prison se trouvant dans le fort du Hâ. Si aucune carte postale du lieu ne montre exactement le lieu de la photographie, ce n’est pas anormal : on était tout de même dans une prison !
Pour en savoir plus, il faut lire « La fleur au fusil » de Galtier-Boissière : il décrit son service dans une prison juste avant-guerre.
« (…) Périodiquement, par exemple, nous assurons la garde de plusieurs prisons : Fresnes, la Petite Roquette, le Dépôt et la Conciergerie.
Je connais les couloirs de la Conciergerie mieux que les municipaux. (…)
À la Roquette, bagne d’enfants, le poste de garde est sur la rue et depuis longtemps sans communication aucune avec l’intérieur : il ne sert absolument à rien. (…)
Fresne-les-Rungis, avec son aspect de château-fort, ses donjons et ses herses de fer, est nettement moins gai. (…) La nuit, la faction paraît interminable dans l’étroit chemin de ronde : les murs sont si hauts qu’on voit à peine le ciel et qu’on pourrait se croire abandonné au fond d’un précipice. Chaque sentinelle dispose de deux cartouches libres, avec ordre de faire feu à la seconde sommation. (…)
Le seul embêtement de la garde, c’est l’inspection au départ par l’adjudant de quartier. Gare aux cheveux ! Car la « crise de cheveux » est la grande tragi-comédie de la vie de la caserne. »
Galtier-Boissière Jean, La fleur au fusil, Paris, éditions Baudinière, 1934 . Pages 17 à 19
- Des soldats noirs
On se trompe quand on pense que les soldats noirs n’étaient que des Africains appartenant aux tirailleurs. Cette photographie en est un excellent contre-exemple. En effet, depuis la loi de 1905, des soldats de Guyane, de Guadeloupe et de Martinique pouvaient être envoyés dans des unités métropolitaines et ce d’autant plus qu’ils vivaient déjà sur le territoire métropolitain (études à Paris par exemple). Mais elle n’était pas appliquée et la présence de soldats noirs est rare dans les documents avant-guerre.
Ce qui est visible sur cette photographie n’est pas unique. Ainsi, sur une autre prise lors de la présentation du drapeau au 117e RI au moment de la mobilisation, on distingue un soldat noir parmi la garde du drapeau.
Ce soldat de première classe a été choisi pour être dans la garde d’honneur du drapeau lors de la présentation du drapeau au colonel lors de la mobilisation d’août 1914. Il n’occupait pas ce poste lors des fêtes du régiment du 23 juillet 1913 comme on peut le constater sur d’autres photographies. Hélas, ici aussi, aucune des publications comportant cette photographie ne donne l’identité de ce soldat, ni l’ouvrage « L’armée française de l’été 1914 », ni l’article d’André Bouton publié en juin 1964 par la Vie mancelle.
Toutefois, ce qui est exceptionnel sur le cliché étudié, c’est que ces soldats sont deux et que l’on peut avancer une identification !
- Banbuck et Anténor ?
Au début de la guerre, deux soldats martiniquais sont morts dans les rangs du 57e RI ou de son régiment de réserve, le 257e RI : les sergents Cordule Banbuck et Romuald Anténor.
Il n’est pas impossible qu’ils aient été caporaux en 1912. Partant de cette hypothèse nous avons essayé de trouver des éléments pour l’étayer en attendant d’avoir accès aux fiches matricules.
Première étape : peut-il s’agir de ces deux hommes ? Nous disposons d’une information qui permet de dire si l’incorporation de ces hommes colle avec une présence en 1912 au 57e RI : le matricule au corps.
Et, oh surprise, les matricules de ces deux hommes se suivent, ce qui veut dire qu’ils ont été enregistrés l’un après l’autre, le même jour. :
Banbuck : matricule 3460
Anténor : matricule 3461
Seules, ces informations n’en disent pas plus, mais confrontées à d’autres soldats du 57e RI, nouis avons une date approximative d’incorporation.
Classe de recrutement | Matricule au corps | Date d’incorporation | ||
Godicheau | 1910 | 3359 | 10/10/1911 | |
Banbuck | 1912 | 3460 | Engagé volontaire | |
Anténor | 1910 | 3461 | Engagé volontaire ? | |
Lachourade | 1910 | 3494 | 12/10/1911 | |
Claverie | 1913 | 3515 | 01/11/1911 | Engagé volontaire |
Incorporés entre le 10 et le 12 octobre 1911, s’il s’agit bien des deux hommes en question, il est probable qu’ils se soient tous deux engagés volontairement. En effet, les obligations militaires ne s’appliqueront aux Antillais qu’en 1913. C’est même une certitude pour Banbuck puisque figure sur sa fiche du site Mémoire des Hommes l’information « LM44 » : il est inscrit dans une liste matricule des engagés volontaires. Malgré les recherches, cette fiche n’a pas été retrouvée en Gironde.
Le passage de soldat de 2e classe à celui de caporal semble bien rapide. L’école de caporaux est déjà terminée fin janvier, en trois mois à peine ? Théoriquement, un soldat ne peut devenir caporal avant 6 mois de présence au corps, réduits à 4 mois s’il est titulaire du Brevet d’Aptitude Militaire. Quatre mois, cela donne un minimum de février 1912 pour des hommes incorporés en octobre 1911. Si ce n’est pas impossible bien qu’à la limite avec les règlements, car, si nos deux hommes étaient caporaux au 1er février, la probabilité serait très grande pour que ce soit bien Anténor et Banbuck sur la photographie.
La preuve irréfutable est arrivée des Archives départementales de Guadeloupe : il ne peut s’agir de Banbuck. En effet, il s’engage le 1er octobre 1910 (mais son service ne compte qu’à partir du 11 octobre, ce qui correspond à ce qui a été déduit du matricule au corps) et ne devient caporal que le 12 septembre 1912. Il paraît certain que la fiche matricule d’Anténor apportera la même réponse, à savoir qu’il n’est pas l’un des deux hommes de la photographie. De ce fait, cette conclusion mène à la question de savoir si les engagements volontaires de soldats noirs étaient nombreux au 57e RI et au 144e RI et s’il faut y voir une conséquence du lien maritime existant entre la ville et les Antilles ?
- Le soldat Peyélit
Si le fait d’avoir été pris dans une prison avec la présence de ces deux soldats rend ce cliché exceptionnel, il ne faut pas oublier le soldat qui a écrit cette carte.
« 1./2/12
Chère maman,
Tu vois que nous ne sommes pas trop mal ni trop tristes quand on est de service. J’espère aller à la Rochelle d’ici quelques jours. Je suis maintenant 1er trombone alto, la partie est très difficile mais en travaillant un peu j’y arriverai. En attendant de te voir je t’embrasse chère maman.
EmmanuelMadame Peyelit
Rue St Côme
la Rochelle
Charente Inférieure »
S’il ne signe que de son prénom, « Emmanuel », la chance est d’avoir un destinataire qui n’est autre que sa mère. Donc, on sait qui il est et où habitait sa famille : Emmanuel Peyélit de la Rochelle. Direction la table alphabétique des classes 1910 et 1911, classes sous les drapeaux en février 1912. Il est le matricule 217 de la classe 1910 du bureau de recrutement de la Rochelle et le matricule 2955 au 57e RI.
Aucune mention de son appartenance à la musique du régiment dont il parle dans sa correspondance n’est notée dans la fiche matricule. Par contre, et c’est assez rare pour être signalé, une caractéristique physique permet de l’identifier à coup sûr sur le cliché ! En effet, son signalement précise « oreilles collées ». Et il n’y a qu’un homme ayant cette caractéristique et il a le visage « plein » comme il est aussi indiqué dans la fiche.
Un nouveau visage pour la galerie des soldats mobilisés en août 1914 au 57e RI !
- Un dernier détail
Alors qu’on s’attend à ce que tous les hommes portent des chaussures cloutées, les fameux godillots, deux hommes sur la photographie, y compris Peyélit, portent des chaussures à semelles lisses sans que nous puissions l’expliquer.
- En guise de conclusion
Ce cliché se révèle riche : il nous offre une rare vue de soldats antillais dans un régiment de métropole. Mais, comme tout autre cliché, il ne faut pas s’arrêter à ce simple constat. S’il n’a pas été possible de déterminer avec certitude l’identité de ces deux hommes, d’autres éléments rendent cette photographie riche. D’abord, parmi ces hommes, il a été possible de mettre un nom sur l’un de ces visages, ce qui n’est pas souvent le cas. Ensuite, le lieu de la prise de vue n’est pas si courant : un service dans une prison. La publication de cet article ne marque pas la fin de l’enquête. La consultation des fiches matricules des deux Guadeloupéens connus au 57e RI et décédés en 1914 comme sergents aidera peut-être à mettre des noms sur ces visages. À suivre donc…
A. Carobbi – B. Labarbe, août 2014.
- Remerciements :
Sans l’accord de Yannick Le Gratiet, cette recherche n’aurait pas été possible. Merci à lui d’avoir permis ce travail sur cette photographie.
- Pour approfondir le sujet :
– Un site sur l’histoire du personnel pénitentiaire et ses uniformes : http://www.uniformepenitentiaire.com/
– Le service de place comprend la surveillance des prisons :
Ministère de la guerre, Décret du 7 octobre 1909, portant règlement sur le service de place (à jour au 1er novembre 1914), Paris, éditions L. Fournier, 1916.
Accès direct sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6567304x
– Pour une première approche sur les troupes coloniales et des « Vieilles colonies » :
Éric Deroo et Antoine Champeaux, « Panorama des troupes coloniales françaises dans les deux guerres mondiales », Revue historique des armées [En ligne], 271 | 2013, mis en ligne le 05 juillet 2013, consulté le 13 août 2014. URL : http://rha.revues.org/7736
– Le Plan de Bordeaux : Plan pratique de la banlieue de Bordeaux, par Delmas (Bordeaux), 1918. Disponibles sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530646517
– Archives départementales de la Guadeloupe et de Gironde.
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