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31 – La boite aux lettres, Sens, 89e RI, 1912

Six hommes alignés devant la façade d’un bâtiment, choix étonnant pour se lancer dans l’étude d’une photo-carte. À première vue pas aussi riche que d’autres étudiées précédemment, elle n’en possède pas moins une particularité qui m’a poussé à chercher.

  • Des hommes du 89e RI

Que n’aurait pas fait « GG58 » pour sa belle ? Cette carte a été écrite pour rappeler qu’ils se voient samedi. Pas besoin d’en dire plus, juste « A Samedi sanfaute, Ton ami, GG58 » à l’encre rouge. Ses difficultés en orthographe lui ont permis de faire passer son texte au tarif 5 mots + signature. Le postier a peut-être fermé les yeux sur le mot ajouté sur l’image que je lis comme étant « Tonhome »

Il faut simplement espérer pour lui que le samedi en question n’était pas le samedi 8 juin 1912, car sa carte est arrivée à Pont-Sainte-Marie le dimanche 9 !

Cet homme ne facilite pas la recherche, toujours en raison de l’orthographe approximative : les Archives départementales de l’Aube ayant numérisé les recensements, je me suis lancé dans la recherche d’Ernestine. Parfaitement localisée, c’est une piste intéressante. Pas de « L’aveau », mais « Lavau ». Pas de mademoiselle « Pouveron », mais « Bouveron ». Le recensement de 1911 (2) nous apprend qu’Ernestine Hermann est née en février 1894, c’est donc une jeune fille de 18 ans quand elle reçoit cette carte. Elle est bonne chez sa patronne. En l’absence d’acte de naissance, impossible d’en savoir plus, hélas.

Ces six hommes appartiennent au 89e régiment d’infanterie. Le numéro du régiment est bien visible, même si aucun d’entre eux n’a pris le soin de blanchir les chiffres. La craie était pourtant disponible puisque les deux caporaux ont pris soin de faire apparaître leurs galons.

Détail peu habituel sur les photographies de groupe, les six hommes ont placé la jugulaire de leur képi sous leur menton.

Avec le pan rabattu de leur capote et l’absence de guêtres, ils ont une allure très martiale, ce qui peut nous donner une piste pour localiser la photographie.

  • La caserne Gémeau à Sens

L’oblitération, bien qu’ayant un peu bavé, nous a donné un sérieux coup de main pour localiser le lieu de prise de vue : nous sommes à l’entrée de la caserne Gémeau à Sens. Certaines caractéristiques du bâtiment vont même nous permettre de déterminer le lieu exact dans cette caserne.

Une gouttière, un caniveau, une grande porte séparée d’une fenêtre haute par une boîte aux lettres et un miroir sont autant de détails qui ont permis de déterminer, sans l’ombre d’un doute, que la photographie a été prise à l’entrée de la caserne. Il s’agit du bâtiment à gauche sur la carte-postale ci-dessous : on reconnaît nettement tous les détails listés.

Un clairon, un sergent (qui n’a pas eu besoin de mettre de la craie sur ses galons contrairement aux deux caporaux), deux caporaux, deux soldats : ce sont peut-être les hommes de garde à l’entrée ? Cela expliquerait leur tenue soignée, mais aussi la présence d’un miroir.

Ainsi placé et orienté (du haut vers le bas) il permet au soldat souhaitant sortir de vérifier avant de se présenter au poste qu’il a une tenue parfaitement ajustée et réglementaire. C’est d’ailleurs la fonction du sergent de planton à la porte de quartier :


« Sergent de planton à la porte de quartier. 246. Lorsque, indépendamment du sergent de garde à la police et par exception, un sergent est de planton à la porte du quartier, il prend son service au réveil et le quitte à l’appel du soir. Il est spécialement chargé de surveiller la tenue. Il ne laisse sortir aucun sous-officier, caporal ou soldat que dans la tenue prescrite. Il établit son rapport qu’il remet à l’adjudant de semaine avant le rapport journalier. Il signale sur ce rapport les hommes de troupe qui rentrent dans une tenue irrégulière ou en état d’ivresse. »
  • La boîte aux lettres du corps de garde de police

C’est elle qui a attiré mon attention sur cette photographie. En effet, ce n’est pas forcément l’objet que l’on pense trouver dans une caserne. Pourtant, celle encastrée dans le mur de ce bâtiment n’est pas un cas isolé.

C’est que le service du courrier était fixé une fois encore réglementairement : chaque caserne avait son service des Postes géré par un vaguemestre. Et le règlement (3) va plus loin :


Ameublement des corps de garde.

Art. 59 Les corps de garde établis dans un intérêt militaire reçoivent des lits de camp, des tables, des bancs, des planches à bagage, des planches à pain, des planchettes à consigne et des râteliers d’armes, dans la proportion du nombre d’hommes qu’ils doivent contenir. (…)

Il est posé, près du corps de garde de police de chaque caserne, une boîte aux lettres, dont le vaguemestre a la clef.

Nous sommes donc bien devant le corps de garde de police qui est « établi à proximité de l’entrée de la caserne ou du quartier ».

Peut-être notre homme a-t-il posté cette carte dans cette boîte aux lettres ? Les hommes disposaient certes du droit à deux lettres simples par mois en franchise depuis la loi du 29 décembre 1900 (4), mais vu la richesse et la quantité des correspondances échangées à l’époque, c’était loin d’être suffisant.

  • Encore un détail à faire parler

Ce n’est pas du thermomètre au-dessus de la tête du sergent et fixé au mur de la même manière que le miroir dont il s’agit.

Derrière l’homme le plus à droite, on aperçoit sur l’image un tableau. Un zoom permet de constater qu’il est noté « 5me », probablement une référence à la 5e compagnie. Ce panneau est divisé en quatre ligne dont l’intitulé est caché par le soldat. On peut toutefois imaginer qu’il s’agit d’un tableau destiné au 2e bataillon du 89e RI puisqu’il est composé des 5e, 6e, 7e et 8e compagnies. La ligne de la « 5me » comprend des lettres déchiffrables comme « … ligny ». Un nom ? Un lieu ? L’homme en masque trop pour qu’il soit possible d’en dire plus.

  • Pour les curieux

Cette boite à lettres et ce miroir sont des indicateurs intéressants pour dater une photographie. En effet, il existe plusieurs clichés de l’entrée de la caserne comme celui ci-dessous : sans la boite et le miroir. La carte postale utilisée plus haut étant datée de 1907, on peut en déduire que celles ne montrant pas ces deux objets sont forcément antérieures à 1907. Pas postérieures puisque le dispositif est toujours visible sur des cartes postales des années 1950.

D’ailleurs si quelqu’un passe par la rue du 89e RI à Sens, peut-être constatera-t-il que dans ces bâtiments aujourd’hui occupés par l’École nationale de police de Sens se trouve toujours un miroir et une boite aux lettres ? Étant un peu loin de Sens, je n’ai pu vérifier, Google Streetview n’ayant pas couvert cette rue.

  • En guise de conclusion

Ce n’est pas toujours le détail qui a attiré notre attention qui se révèle le plus parlant. Ici, la boîte aux lettres a tout de même permis de confirmer la fonction du bâtiment. Si on en sait maintenant plus sur le lieu, reste à poursuivre la recherche sur cet homme qui nous échappe pour l’instant. Et à découvrir si la boîte aux lettres est toujours présente un siècle plus tard !

  • Sources :

Recensement de 1911 de la commune de Lavau, vue 3/8. Archives départementales de l’Aube.

Journal militaire, Année 1892, deuxième semestre. Pages 38 et 39 du règlement sur le service du casernement du 30 juin 1856 (à jour au 1er août 1892). Accès direct sur Gallica.

Instruction du 3 mai 1902 pour l’application de la loi et du décret relatifs à l’affranchissement à titre gratuit  de lettres provenant des sous-officiers, caporaux et soldats, Paris, Lavauzelle, 1902. Accès direct dans Gallica.


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