Suite de la recherche sur une série de photographies initiée ICI.
Quelle que soit la saison, qu’il fasse chaud, froid, qu’il pleuve, qu’il neige, la marche était un des exercices de base des recrues. Aligner de plus en plus de kilomètres, avec un poids de plus en plus conséquent dans le sac et les cartouchières, était indispensable à une époque où, une fois quitté le chemin de fer permettant la concentration des troupes, tous les trajets se faisaient à pied. C’était d’ailleurs un critère important pour déclarer qu’une recrue, au bout de quelques mois d’instruction, état apte à entrer en campagne.
- Une journée de marche
– Le départ
Les hommes ont chargé les sacs, mis un peu de plomb dans les cartouchières, se sont rangés en colonnes et, à l’ordre, ont commencé la marche. La journée ne doit pas être chaude : c’est l’automne, les feuilles sont tombées, les officiers ont mis leurs gants.
Lorsqu’ils arrivent au pont passant au-dessus de la voie de chemin de fer, ils ont déjà fait plus de 2 kilomètres et marché plus d’un quart d’heure. La marche se fait de manière réglementaire : le commandant de compagnie sur un côté, la section devancée par le sergent, les hommes groupés par escouade.
La direction est inconnue. La forêt de Fontainebleau est riche en chemins et en possibilités. Il est aussi possible que cette marche soit passée par le champ de manœuvre se trouvant au nord de la ville ou vers le champ de tir au sud.
– La marche :
On ne sait pas quand la photographie fut prise dans la journée, avant le repas ou après ? Quoi qu’il en soit, les soldats marchent par compagnie comme on le voit sur les différentes images composant cette série.
Les hommes suivent un long chemin (ou même une route ?) bordé par une ligne télégraphique, sans qu’il ait été possible de la localiser.
Le temps est humide. À force de marcher au même endroit, le calcaire du chemin (?) devient collant pour les derniers de la colonne. À moins que cette zone ait été simplement plus humide, car le cliché n’est pas pris exactement au même endroit que les autres (vue à l’arrière-plan différente et talus inexistant derrière la colonne).
– La « grand’halte »
L’homme qui suit la marche en la photographiant a immortalisé un moment important : le repas. Pas encore de roulantes, qui, expérimentées au cours de grandes manœuvres, ne feront leur apparition qu’en 1915 dans l’armée française. Comme on le voit ici, on sort une partie du repas de la musette, l’essentiel venant de la distribution faite sur place : conserve, boule de pain, vin.
Pour réchauffer certains aliments, les hommes ont mis en place un foyer. Quelques pierres, un peu de bois coupé avec la pelle et le tour est joué.
Comme on peut le constater en observant des photographies de repas, les simples soldats ne sont pas avec les officiers et sous-officiers. Sur trois photographies du repas, deux montrent les soldats en train de manger pratiquement sans sous-officiers. Une autre où de nombreux soldats se sont réunis, nous montre par contre un sergent et un sergent-fourrier.
Une telle pause nécessite de la place : les photographies montrant les hommes en marche l’ont prouvé. Pour les faire manger, il faut donc de l’espace : ici, certains se sont installés le long d’une clôture bordant une zone avec de jeunes sapins, d’autres dans les sous-bois. La proximité du chemin ne fait aucun doute. C’est d’ailleurs probablement le long de cette route que les fusils ont été mis en faisceau (ce qui est visible sur une photographie) car on ne les voit pas sur les autres.
Le temps est frais, aucun n’en a profité pour ouvrir sa capote. Par contre, pendant que certains posent, d’autres continuent leur repas comme sur l’extrait ci-dessous (à droite).
– Le retour
Ensuite, ce fut le retour, en passant par la principale artère de la ville. Ce qui est surprenant, c’est que les hommes ne prennent pas la route la plus directe pour rentrer à la caserne. Faut-il y voir un moyen de ne pas gêner le passage des tramways dans une rue qui est plus étroite que la place quittée ?
Si le temps n’était pas très ensoleillé sur les autres photographies, là, il est humide : le sol est visiblement mouillé. La pluie n’a pas dû être importante : on distingue un peu d’eau au niveau des pavés, mais pas de flaques.
L’officier à cheval est au minimum un capitaine, les lieutenants n’étant pas « montés ». D’ailleurs un sous-lieutenant est à pied en tête de sa compagnie. Il observe le changement de direction de la colonne. Le caporal est dans les rangs, le sergent est à côté de sa section.
- Une pause dans les activités quotidiennes
Deux de ces photographies ont été prises en ville alors que la population vaquait à ses occupations. C’est l’occasion d’observer l’impact qu’avait une colonne de militaires à son passage.
Ainsi, on perçoit un homme et sa brouette en train de charger une charrette tirée par un âne (qu’une couverture protège du froid). S’agit-il d’un ramasseur de crottin comme pourrait le laisser imaginer ce qui se trouve à ses pieds ? Si l’on en croit le manche de l’outil qu’il utilise posé au sol, il doit observer la scène.
Des employés du restaurant sortent sur le pas de la porte pendant qu’une personne – un client ? – reste à l’entrée du coiffeur, adossé à la porte.
Pas moins de quatre femmes sont à leur fenêtre pour observer le passage de la troupe :
Sur la dernière, ce sont un enfant, un chien et probablement son propriétaire qui observent le défilé. Pour d’autres personnes la vie continue : à l’arrière-plan, on distingue les silhouettes de deux personnes qui suivent leur chemin.
La seconde photographie prise à Fontainebleau même est moins riche que la précédente mais deux détails ont attiré mon attention : tout d’abord la stature impressionnante d’un soldat qui domine les autres d’une bonne tête.
Quelle est cette voiture ? Ce n’est pas un tramway, c’est sûr mais peut-être une voiture hippomobile. Que fait-elle là ?
Les autres photographies se révèlent toutes aussi riches en petits détails, même celles où on ne voit, au premier abord, qu’une masse d’hommes en mouvement : par exemple, que peuvent bien se dire le sergent-major (double galon à la manche, à gauche) et le sous-lieutenant qui se tourne vers lui (à droite) ?
Qu’observe l’officier à pied sur le talus, à proximité d’un autre officier à cheval ?
- Cent ans plus tard
Ces vues urbaines sont l’occasion de constater l’évolution d’une rue, d’un lieu en un peu plus d’un siècle. Sans être Bellifontain, ce travail est possible grâce aux vues de Goggle Streetview, même s’il y a souvent un décalage entre la vue ancienne et la vue récente, les Google Cars ne prenant pas les vues du bord de la route comme le faisaient les photographes.
Vers 1910 :
Vers 1950 (la ligne de tramway ayant été fermée en 1953, remplacée par des autocars, la photographie ne peut-être qu’antérieure). Quarante ans plus tard, on retrouve l’inscription « La Gauloise » sur le mur d’une maison et le restaurant « A l’espérance » (celui où deux employés regardaient passer les soldats).
En 2012 : les bâtiments n’ont pas changé mais les enseignes ne sont plus du tout les mêmes. Les ravalements de façade ont fait disparaître les noms peints.
Pour la seconde photographie, il est possible de l’obtenir pratiquement suivant le même angle que l’originale… mais d’une route qui n’a pas été empruntée par la Google Car. On se contentera donc d’une vue de la maison et d’un petit bout de rambarde :
Vers 1910 :
- En guise de conclusion
De nombreuses questions restent sans réponse : pourquoi avoir photographié cette marche en particulier ? Est-ce la marche d’épreuve ? Quels chemins a-t-elle pu suivre ? Qui était le photographe ? Quand l’auteur des photographies disparaît, ce sont souvent tous les souvenirs attachés qui nous deviennent inaccessibles , sauf quand il a pris soin de regrouper tout cela dans un album et de le légender. Quand l’album se retrouve démantelé pour être revendu à l’unité, on en vient même à ne plus avoir de certitude sur l’existence d’une série cohérente… C’est dire la perte qu’il y a chaque étape ! Et malgré toute la bonne volonté du monde, ces recherches ne permettent que de retrouver une infirme partie de ce qui a hélas été perdu.
Le plaisir de la recherche ne se borne pas à retrouver le régiment, le lieu, la date. C’est dans certains cas l’occasion de constater concrètement une évolution. Évolution physique de la population, de la mode, ou, comme ici, de l’espace urbain. Cet exemple de Fontainebleau montre l’évolution des transports, des commerces. C’est le plaisir de pouvoir réaliser des « avant/après » rendant encore plus visible cette évolution. L’objectif étant de constater sans se laisser aller au jugement « c’était mieux avant » qui n’a rien à voir avec ce que l’on cherche à faire en Histoire.
- Sources :
– LATOUR Jean-Claude (2013). « Août 1914. La compagnie d’infanterie », GBM 104, avril, mai, juin 2013, pages 9 à 20. L’article indispensable pour qui s’intéresse à l’organisation d’une compagnie d’infanterie en août 1914 et pendant les premiers mois du conflit.
– LATOUR Jean-Claude (2013). « Août 1914. Le bataillon d’infanterie », GBM 105, juillet, août, septembre 2013, pages 13 à 20. Complément tout aussi indispensable du précédent article.
Archives départementales de Seine-et-Marne :
AD77 – 2FI3159 FONTAINEBLEAU. LA PLACE DE L’ETAPE
Extrait de : Nouvelle carte cycliste de la forêt de Fontainebleau. 1/40 000 / Dressée et gravée par A. Degruelle, éditions Giraud (Melun), 1900. Source : BNF, département Cartes et plans, GE C-2677. Accès direct sur Gallica
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