Dans de très nombreux cas, les combattants se voulaient rassurants dans leur courrier. C’est particulièrement visible dans de nombreuses correspondances publiées. Cet exemple permet de constater à la fois qu’il ne faut pas généraliser et qu’il y a une réelle difficulté à interpréter les mots dans un document isolé.
- Le cimetière de Marbotte dans la Meuse
La première manière de lire cette carte postale, peut-être la plus simple, est factuelle : cette image a un triple intérêt documentaire.
On a d’abord la photographie d’un cimetière qui témoigne du soin pris pour les inhumations dans certains secteurs du front.
Ensuite, l’image permet de voir à quoi ressemblait un cimetière de ce secteur avant les ré inhumations d’après -guerre.
Finalement, elle montre des sépultures dont les noms sont identifiables, permettant aux éventuels descendants de visualiser la première sépulture d’une personne de leur famille ou à un chercheur travaillant sur une unité de faire de même.
Certaines tombes sont ornées d’une couronne de fleurs témoignant de visites de camarades ou de membres de la famille. D’autres vues disponibles dans les fonds de La Contemporaine permettent de lire certaines inscriptions, ce qui n’est pas le cas dans la carte postale étudiée. La première couronne est celle déposée par un père sur la tombe de son fils (Tombe du caporal Perdreau, 31 octobre 1915 (VAL 226/166) :
https://argonnaute.parisnanterre.fr/ark:/14707/a011507111837VZp6DY/5ca7c8a765
Deux couronnes offertes par des camarades (VAL 226/167) :
https://argonnaute.parisnanterre.fr/ark:/14707/a011507111837VJzujI/085f8f224d
Bien que son nom ne soit pas sur la carte, la comparaison avec d’autres vues des cimetières de ce secteur permet d’affirmer qu’il s’agit de celui de la Croix de Marbotte, le plus vaste du secteur (675 corps au 12 juin 1915). En effet, il y avait trois cimetières autour du village.
- Un cimetière dans un secteur actif
Comme on le constate en faisant quelques recherches sur les noms visibles, tous sont tombés dans le secteur du Bois d’Ailly. Cette zone fut particulièrement active fin 1914 et tout au long de l’année 1915.
La qualité de l’impression de la carte postale est médiocre et rend difficile la lecture des noms contrairement à une photographie classique. Toutefois, un exemplaire du cliché existe dans les fonds de La Contemporaine et on peut constater la difficulté qu’il y a ici aussi pour lire les noms (VAL 226/164, cl. Combier, sans date).
https://argonnaute.parisnanterre.fr/ark:/14707/a011507111837f0X1xO/6843ca02d2
En l’absence de liste des hommes inhumés à l’époque, l’outil du site Mémoire des Hommes a été utilisé. Permettant à la fois de chercher des groupes de lettres et une date de décès, voici les douze tombes identifiées sur le cliché :
| UNY Joseph | 10e RI | Tué le 23/09/1915 | Bois d’Ailly |
| BESSARD Claude | 27e RI | Tué le 23/07/1915 | Bois Jaulny |
| LABAUME Jean | 10e RI | Tué le 16/07/1915 | Bois d’Ailly |
| ROOM Arthur | 27e RI | Tué le 07/07/1915 | Bois d’Ailly |
| RIBERON Alexandre | 27e RI | Tué le 09/07/1915 | Bois d’Ailly |
| BAILLY Marceau | 10e RI | Tué le 22/09/1915 | La Vaux Féry |
| BUTOUR Lucien | 10e RI | Tué le 19/09/1915 | La Vaux Féry |
| GORJU Ferdinand | 27e RI | Tué le 07/07/1915 | Bois d’Ailly |
| DESGIGOT Armand | 27e RI | Tué le 07/07/1915 | Bois d’Ailly |
| BOULIGAUD André | 27e RI | Tué le 07/07/1915 | Bois d’Ailly |
| DHUOT Ernest | 27e RI | Tué le 16/09/1915 | Bois d’Ailly |
| VIARDOT Stéphane | 27e RI | Tué le 08/07/1915 | Apremont |
Cette liste donne une borne pour dater la prise de la photographie : pas avant fin septembre 1915. On remarque que les tombes du premier rang sont plus récentes que celles du deuxième rang. La tombe du caporal Perdreau, décédé en avril 1915, vue précédemment est beaucoup plus proche de la croix du cimetière. Il est donc probable que le photographe ait posé son appareil devant le dernier rang de tombes, les plus récentes donc, afin d’obtenir une vue globale sans être gêné par le rang de sépultures derrière lui. Ainsi, cela confirme une prise de vue probable fin septembre 1915.
Suite aux regroupements des cimetières, la moitié d’entre eux sont toujours inhumés dans la nécropole nationale de Marbotte : Bessard Claude, tombe 1830, Desgigot Armand tombe 1447, Dhuot Ernest tombe 1351, Bouligaud André tombe 1288, Viardot Stéphane tombe 1256 et Room Arthur, tombe 1193. Les autres ont été rapatriés par la famille après la guerre.
- Une parmi d’autres
Cette carte postale n’est pas isolée. J’en ai trouvé une autre sur le site Européana (FRAD018_051, contribution 11878), prise dans le même cimetière, plus sur la gauche. La précision de l’éditeur est intéressante : elle a été réalisée à proximité même du front, à Commercy.
La présence des mêmes couronnes mortuaires fait penser que les deux photographies ont pu être prises à la même époque, voire le même jour. La date de décès des noms identifiés confirme cette idée. Le même travail d’identification des noms est possible, bien que la numérisation soit moins fine et l’image moins lisible.
| SIGU Gustave | 10e RI | Tué le 07/07/1915 | Bois d’Ailly |
| BOILLOT Louis | 10e RI | Tué le 0707/1915 | Bois d’Ailly |
| JUGE Henri | 10e RI | Tué le 07/07/1915 | Bois d’Ailly |
| TILQUIN Adrien | 27e RI | Tué le 10/07/1915 | Bois d’Ailly |
Voir l’étude menée sur cette carte postale par Le Chamois en 2005 :
http://chamois.canalblog.com/archives/2005/10/20/908528.html
Sur le site de La Contemporaine, une autre vue permettant de lire des noms est disponible. Le cliché est daté de septembre 1915 (VAL 226/165).
https://argonnaute.parisnanterre.fr/ark:/14707/a011507111837ryUzCH/bb700d9cc2
| GRAS Jean | 10e RI | Tué le 19/08/1915 | Vaux Fery |
| CONSTANTIN Eugène | 27e RI | Tué le 0707/1915 | Bois d’Ailly |
| GLAS Antoine | 10e RI | Tué le 07/07/1915 | Bois d’Ailly |
Une autre a été vue sur le site de vente Delcampe (Objet n° #952019972, consulté le 15 avril 2021). J’en mets une copie car cette dernière n’est pas sans intérêt. Elle offre une bonne série de noms visibles mais surtout une vision des étapes du travail des fossoyeurs. En effet, on observe des tombes fraîchement réalisées sous la forme de monticules de terre encore sans croix. Puis certaines sont délimitées par des pierres avec ou sans croix.
Les cartes postales des cimetières de Marbotte sont nombreuses. Il est parfois difficile de déterminer de quel cimetière il s’agit, la commune en ayant eu trois autour de ses ruines. Certaines, non illustrées ici, semblent avoir été prises plus tôt que la série qui nous intéresse. Elles montrent de nombreuses tombes sans les contours en pierre.
- Pourquoi ne pas censurer ces images ?
Ce qui est aussi intéressant avec ce document, c’est qu’il n’est pas d’après-guerre. La carte postale a été vendue en 1916. On peut s’étonner que le visa de la censure ait été apposé et donc que cette vision de la guerre fût acceptée par les autorités. La population savait que les pertes étaient importantes : pourquoi faudrait-il le cacher ? Ici, l’état du cimetière ne peut que rassurer la population éloignée autant que faire se peut : les tombes sont bien entretenues dans des cimetières bien ordonnés.
Ce qui est plus surprenant, c’est que l’auteur du texte au verso est un soldat : drôle d’image envoyée à une dame à l’arrière.
- La réalité sans ambages ?
Alors qu’on peut lire communément des courriers de soldats masquant la réalité, en voici un qui envoie une carte postale montrant un cimetière. Le message écrit s’associe-t-il avec cette représentation étonnante pour donner une vision réaliste de la guerre ? Évidemment, le texte dans une carte isolée ne pourra aboutir à une conclusion aussi précise que si l’on avait toute la correspondance et une identité pour savoir qui est l’auteur. En l’absence de toute information, de tout contexte, certains éléments n’en restent pas moins intéressants :
« Le 21-9-17
Chère Marie,
J’ai reçu réception de votre jolie carte, laquelle ma trouvé en bonne santé et je désire que ma carte à son arrivée vous en trouve à tous de même. Nous sommes au repos pour le moment mais ça ne va pas durer longtemps. Nous partons le 24 à un autre nouveau poste pour l’installation des lignes. Toujours le mauvais temps et le froid persiste de plus en plus, c’est malheureux tout de même y repasser un autre hiver dans cette fournaise. Je termine la carte en cous serrant cordialement la main.
Amitié sincères
F. N. »
On ne saura jamais qui se cache derrière ces initiales ni à qui il adressait ce mot. Une amie ? Une marraine de guerre ? La dernière formule et surtout les propos du texte font penser à ces deux possibilités. Aurait-il écrit cette carte à un membre de sa famille ? Des tombes d’un côté, des plaintes de l’autre. Comment interpréter ces choix ?
Une vision pessimiste ? Les tombes, le « c’est malheureux tout de même : y repasser un autre hiver dans cette fournaise ». Les choix ne sont pas anodins. Ils nous mettent face à quatre réalités :
– le plaisir d’échanger une correspondance ;
– la mort omniprésente, dans l’image à défaut de l’être dans le texte même si la « fournaise » parole de l’enfer ;
– l’importance du mauvais temps ;
– la lassitude.
Aurait-il voulu s’attirer les bonnes grâces de cette personne ? Comment cette carte a-t-elle pu être interprétée à sa réception ? Ou n’est-ce pas simplement une surinterprétation de ces mots : peut-être écrit-il à une personne chère, sans arrière-pensée ?
- Complément
Emplacement du cimetière sur une photographie panoramique du village de Marbotte en janvier 1917 (VAL 226/137) :
https://argonnaute.parisnanterre.fr/ark:/14707/a011507111837pLYlSe/ea0653e612
Vue générale du cimetière le 30 janvier 1916 (VAL 226/168), https://argonnaute.parisnanterre.fr/ark:/14707/a011507111837lVTmih/5efc055b8e
Le village et la nécropole nationale de Marbotte en 2018 :
D’autres vues : http://lesdeaux.free.fr/14-18/nnmarbot.htm
- En guise de conclusion
Une fois encore, pas de conclusions hâtives, juste des questionnements à un siècle d’intervalle. Le fait que les mots et l’image soient choisis ne nous permet pas de connaître le degré de sincérité de celui qui écrit. Est-il réellement là, esseulé ? Ses propos peuvent-ils être considérés comme symptomatiques de son état d’esprit réel au moment où il écrit ? La carte ne pouvant pas nous en dire plus, on ne le saura jamais. Reste à ne pas l’oublier quand on travaille sur des documents isolés.
- Remerciements
À Benoît qui m’a fourni ce document à étudier.
- Sources :
La Contemporaine, fonds Valois.
Service Historique de la Défense :
– SHD 26 N 584/4 : JMO du 10e régiment d’infanterie
– SHD 26 N 601/2 : JMO du 37e régiment d’infanterie
– SHD, Mémoire des Hommes.
– SHD, Sépulture de Guerre
Européana :
– FRAD018_051, contribution 11878
Extrait de carte : Les Armées Françaises dans la Grande Guerre, Tome III. Les offensives de 1915. – L’hiver de 1915-1916 (1er mai 1915 – 21 février 1916). Volume de cartes, carte n° 11.
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