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50 – 74e RI, camp Darolles, 1918

Pour l’avoir déjà constaté, l’accumulation d’images sur un même régiment n’a pas qu’un intérêt quantitatif ou de simplement « collectionner ». C’est un moyen assez fiable pour comprendre la chronologie et déterminer les lieux de passage où les soldats d’un régiment ont été photographiés, avant-guerre et pendant le conflit. Alors qu’une photographie isolée pourra souvent se révéler impossible à étudier, le fait d’avoir plusieurs clichés d’un même endroit et légendés apporte, logiquement, une quantité d’informations utiles. C’est ainsi qu’il devient possible de faire parler certaines images. C’est le cas pour cette photographie.

Collection Stéphan Agosto via A. Carobbi
  • Quelques indices

Quand on est face à une photographie de soldats sans inscription, la seule solution pour en savoir plus est, le plus souvent, la recherche d’indices. À défaut d’identifier les hommes, il s’agit de la remettre dans un contexte avec, dans l’idéal, une localisation et une date.
Concernant ces hommes, il s’agit de soldats du 74e RI. Trois au moins sont des caporaux (ce n’est pas visible pour deux d’entre eux) et un, sur le banc au centre, est un sergent.

La saison semble hivernale. Au sol, on semble distinguer de la neige.

À l’arrière-plan, on observe un baraquement sous les arbres à gauche et probablement un autre dans la zone floue à droite.

Si l’on observe ces soldats, leurs uniformes donnent aussi quelques pistes.

Les pattes de collet sont de deux types différents. Certains comportent une pastille de couleur collée qui indique le bataillon. Ce dispositif est instauré officiellement en juillet 1916. La vareuse du sergent a des pattes de col losanges aplaties qui ne sont mises en place pour les capotes qu’en janvier 1917. Dernier détail, les plaques d’identification portées une par poignet par le caporal à gauche du sergent : ces plaques à deux trous sont du modèle 1915.

Tout conduit à conclure que cette photographie doit être postérieure à janvier 1917. Pour vérifier cette hypothèse, il faudrait voir si le régiment a été au repos à la fin de l’hiver 1917 ou fin 1917, début 1918. Quelles pistes sont proposées par l’historique du régiment ?

Le 74e RI a été placé au camp de Gondrecourt en Lorraine en février et mars 1917. Moment propice pour être photographié. Fin 1917, il est dans un secteur relativement calme, à proximité de Saint-Quentin dans l’Aisne. En janvier et février 1918, les hommes du 74e sont au camp de Mailly. Cela fait déjà trois localisations potentielles, sans oublier qu’elle a pu être prise entre les différentes périodes, cela ne nous aide guère.
C’est là que la richesse documentaire d’un passionné sur le régiment pourrait s’avérer utile. Il est fort probable que d’autres clichés ont été pris au même moment que celui-ci. Cela nous donnerait le lieu et une date approximative au moins. Le document a été donné à Stéphan Agosto, spécialiste de ce régiment et avec qui j’ai déjà eu l’occasion de travailler plusieurs fois. Voilà ce qu’il peut apporter à cette petite recherche.

  • Une photographie parmi d’autres

Lorsque Arnaud m’a soumis la photographie dont il vient de faire le commentaire, j’ai tout de suite fait le lien avec une série de tirages en ma possession qui me permet donc de prolonger l’étude amorcée.

Toutes ces photographies offrent d’importantes similitudes avec le cliché présenté ici : soldats au repos, posant par petits groupes, sur fond de pins au cœur d’une végétation plutôt basse et clairsemée. De temps en temps on devine un baraquement en bois. Sous l’herbe rase, la terre est crayeuse. Sa blancheur a d’ailleurs amené Arnaud à supposer qu’il pouvait s’agir de neige.

Toutes ces photographies – et j’inclus donc celle qui fait l’objet de cette étude – ont été prises au printemps 1918, dans un camp de repos en arrière du front de Champagne. Ce n’est pas moi qui l’invente mais tout simplement ce que disent les quelques mots relevés au dos de l’un ou l’autre de ces tirages. Plus précisément encore, on sait qu’il s’agit du camp Darolles, situé à l’est de la route Souain – Suippes.

En revanche, à ce jour, nous n’avons pu identifier l’auteur (ou les auteurs) de ces photographies. S’agit-il d’un photographe militaire ou civil ? Opérait-il uniquement dans ce camp, proposant ses services à toutes les troupes qui venaient y séjourner ? Ou bien, un homme du 74e R.I. en est-il plus simplement l’auteur ?

Le fait est que, dans l’échantillon que nous connaissons (nous avons réuni, de sources différentes, un ensemble d’une vingtaine de photographies, mais nous pouvons supposer, sans trop nous hasarder, que d’autres clichés ont été pris, composant une série bien plus vaste que l’échantillon que nous connaissons à ce jour), ce sont des hommes de tout le 74e R.I. qui passent devant son objectif : indistinctement, des escouades ou de petits groupes de gradés des 3e, 7e, 11e Cies, de la C.M. 2, du peloton d’élite du 2e bataillon, ou encore des hommes de liaison de 1er bataillon, et même une équipe de football de ce même bataillon, prirent la pose.

Peut-on préciser encore davantage les choses en observant la photographie d’Arnaud ? Qui sont ces hommes ? À quel bataillon ou à quelle compagnie appartiennent-ils ? Pour aller plus loin, il ne reste qu’une solution : faire parler les visages. Un de ces six hommes apparaîtrait-il sur l’une ou l’autre des photographies que je possède ? La vérification s’impose. Le travail s’annonce long, mais au final il s’avèrera payant : un des six hommes se trouve bien sur un autre cliché ! Et la chance est vraiment de notre côté, puisque la photographie sur laquelle il apparaît est légendée ! Il s’agit d’un groupe d’officiers et de gradés de la 7e Cie, et l’homme en question se nomme Gédon.

Une rapide recherche dans notre documentation nous permet de l’identifier comme étant Maurice Gédon. Il ne rentre pas dans le cadre de cette étude de présenter plus avant le sergent Maurice Gédon (1889-1927). Pour ce faire, nous invitons le lecteur à se pencher sur son feuillet matricule, conservé aux Archives départementales de la Seine-Maritime (voir sources).

Il est, à ce jour, le seul des six que nous ayons pu identifier. Nous savons maintenant qu’il était sergent à la 7e Cie, mais rien ne nous permet d’avancer que les cinq autres étaient affectés à la même unité.

Le dernier point sur lequel nous pouvons encore essayer de progresser un peu dans l’étude de ce cliché est d’affiner la datation de la prise de vue. Comme nous l’avons dit plus haut, ces photographies ont été prises au printemps 1918 au camp Darolles. A cette époque, le 74e R.I. tenait le secteur de Souain, en Champagne, et, lorsque par roulement, les bataillons relevés redescendaient des lignes pour une courte période de repos, ils investissaient quelques-uns des nombreux camps aménagés sur l’arrière front du secteur. Maintenant que nous savons que le sergent Gédon pose sur ce cliché, et que nous savons qu’il appartenait à la 7e Cie, nous pouvons, grâce au J.M.O. du 74e R.I., relever les dates auxquelles le 2e bataillon prit ses périodes de repos au camp Darolles, sachant que ce fut donc au cours de l’une d’elles que la photographie fut prise. Nous en avons trouvé quatre :

– du 4 mars au 11 mars 1918 ;
– du 27 mars au 4 avril 1918 ;
– du 20 avril au 28 avril 1918 ;
– du 14 mai au 23 mai 1918.

Nous pouvons affiner encore un petit peu les choses : en effet, on note, en agrandissant la photographie, que le ruban de la Croix de guerre de Maurice Gédon est piqué de deux étoiles, renvoyant à deux citations. Dans ses états de service, nous apprenons que la deuxième citation lui fut décernée à l’ordre de l’armée en date du 31 mars 1918 – ce que relève la presse rouennaise également. Ainsi, nous avons maintenant la certitude que la photographie fut prise après cette date. Trois périodes peuvent correspondre : soit entre le 1er et le 4 avril, soit entre le 20 et le 28 avril, soit enfin entre le 14 et le 23 mai 1918, la première semblant peu probable. Sans nouveaux éléments – mais tout vient à qui sait attendre ! – il nous paraît difficile d’aller plus loin dans la datation de cette photographie.

Je laisse le soin à Arnaud, s’il le souhaite, de rédiger une petite conclusion à cette étude… du genre, l’union fait la force !

  • En guise de conclusion

Oh que oui, c’est bien dans cet esprit que je rédige cette conclusion : les synergies qu’Internet permet sont réellement une révolution dans la recherche à notre niveau. Il y a quelques années, cette photo carte serait restée isolée, tout comme chacun d’entre nous. La voici désormais remise dans un contexte et une des personnes identifiée.

Que cet article soit aussi un encouragement aux passionnés de l’histoire d’un régiment pour qu’ils continuent leurs recherches en leur montrant à quel point leurs documents peuvent avoir une utilité qui dépasse largement le cadre d’une simple étude régimentaire. Par la chronologie en images qu’ils permettent, ils sont aussi une aide précieuse pour identifier, localiser, dater des photographies isolées.

  • Remerciements :

A Stéphan Agosto qui a accepté immédiatement de participer à cette recherche.
Vous pouvez retrouver cet article dans la revue du 74e RI, Le Canard du Boyau n°8.

  • Sources :

Anonyme, Historique du 74e régiment d’infanterie 1914-1918, Rouen, Imprimerie Wolf, sans date.

Photographies diverses, collection de l’auteur.

J.M.O. du 74e R.I., SHD 26 N 660/16.

Archives départementales de Seine-Maritime :

– Fiche matricule de Gédon Maurice, classe 1909, matricule 3263 au bureau de recrutement de Rouen-nord.

– Journal de Rouen du 12 avril 1918.


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