Européana est une mine de documents, j’ai déjà eu l’occasion de le dire (exemple 1, exemple 2). Si cela se termine régulièrement par une déception en raison de la taille réduite des numérisations ou du faible échantillon de documents disponibles, il arrive aussi que la numérisation permette un vrai travail de recherche. C’est le cas pour ce groupe de soldats du 170e RI.
- Avec des soldats du 170e RI
L’identification ne pose aucun problème : elle est validée par l’image et par les informations données par la famille du soldat pointé par une croix.
- Photographie exceptionnelle ?
La question est d’importance : non seulement les clichés pris au moment de la reddition en ligne de soldats ennemis sont rares (on les prend souvent pendant le trajet vers l’arrière et à l’arrière), mais en plus ce serait un indice pour dater et localiser ce cliché en l’absence de tout autre élément précis.
Le premier constat quand on regarde l’ensemble du cliché, c’est le caractère posé de certaines attitudes (les deux hommes à gauche) mais surtout l’absence de toute protection contre les gaz portée par les soldats français alors que le prisonnier allemand a toujours son masque.
Rien ne justifie ce port : s’il y avait encore des risques, tous seraient équipés.
Quand on observe le soldat allemand, on constate des anomalies dans l’uniforme qui ne laissent aucun doute : c’est un soldat français qui a récupéré des effets abandonnés sur place par les Allemands, un casque et un masque à gaz. On est probablement dans un ancien secteur tenu par les Allemands car on peut aussi observer deux grenades à manche sur la gauche de la photographie ainsi que la plaque d’un casque à pointe.
Mais c’est surtout la capote française portée par le comédien qui trahit la mise en scène.
On peut même se demander si la sacoche visible, difficilement hélas, n’est pas une de celles utilisées pour transporter un masque à gaz.
Ainsi, il ne faut pas se laisser illusionner par la présence de ce prisonnier : on est face à une photographie posée, construite. Au milieu des équipements abandonnés, ces soldats ont récupéré un casque et un masque à gaz, déguisé un camarade, mis la baïonnette au canon et pris la pose.
Comment interpréter cette composition ? Le plus simple est de dire que ces hommes se sont amusés. Mais même dans ce cas, ils ont fait des choix, suivant un réflexe (on pourrait dire inconscient). Le casque ne suffit pas : ils y ont ajouté un masque. L’ennemi est ainsi déshumanisé, et il est légèrement courbé, rabaissé, au contraire des Français qui se tiennent bien droits.
- Localiser et dater la photographie
Avec Europeana, on a la chance d’avoir des documents et des informations liés à un homme. Georges Hutter est un soldat de 33 ans en 1916 lorsque cette photographie a été prise.
Même sans la croix il aurait été relativement aisé de suggérer qu’il est bien notre homme : il est le seul à porter cousu au-dessus de son numéro de régiment un tissu épais (plus en tout cas que les soutaches) marquant sa fonction de musicien comme on le voit sur cette autre photographie prise cette fois-ci chez un professionnel (dans sa précédente affectation au 149e RI).
Il n’a pas commencé la guerre dans ce régiment. Il a d’abord combattu dans les rangs du 149e RI. Hélas, sa fiche matricule est indisponible et lorsqu’elle sera numérisée, il est possible qu’elle soit lacunaire comme bon nombre de celles du bureau de recrutement d’Épinal.
Évacué en janvier 1916 du 149e RI, il rejoint le 170e RI début 1916 à une date pour l’instant indéterminée. Il est tué le 14 septembre 1916 dans la Somme. Ces informations nous donnent un début et une fin entre lesquels se situe la prise de cette photographie.
Un indice supplémentaire permet d’affiner, mais trop peu, cette période : un chargeur de fusil-mitrailleur Chauchat. Cette arme a été mise en service en mars 1916 mais n’est pas délivrée à toutes les unités en même temps.
Le JMO, très complet, ne nous permet pourtant pas d’être plus précis que la fourchette de datation avril-septembre 1916. En effet, la photographie a pu être prise à plusieurs occasions au cours de ces quelques mois, le 170e RI ayant participé à pas moins de quatre combats où des prisonniers ont été faits :
– Fin avril, début mai 1916 : Verdun
– Juin 1916 : Combats autour du secteur de la Pompelle
– Été 1916 : Somme une première fois puis une seconde en septembre.
Il ne faut pas négliger toutefois un élément donné par Européana sur les dires de la personne ayant fait numériser ces documents : « Bataille de la Somme ». Dommage que ne soit pas précisée la source de cette affirmation. Mais si l’on suit cette piste, cohérente avec le JMO et la date de décès de cet homme (14 septembre 1916), voici les possibilités.
Le 170e RI participe le 12 août 1916 à une attaque victorieuse. Le régiment prend et conserve la première ligne allemande.
Un mois jour pour jour après, le régiment est à nouveau à l’attaque. Mais c’est à cette occasion que le soldat Hutter de la 11e compagnie est tué. Difficile d’imaginer qu’il se soit fait photographier le 12 septembre, ait récupéré et envoyé les clichés avant sa mort le 14. Est-ce le type de cliché qui aurait été envoyé à la famille par un camarade ?
Tout cela fait qu’une photographie prise en août paraît plus cohérente. Cela laisse le temps nécessaire au tirage et à l’envoi. C’est donc dans la tranchée des Hannetons ou dans celle de Heilbronn qu’a dû être jouée la scène.
Un détail pourrait être décisif, à défaut d’informations complémentaires provenant du propriétaire du document original : une plaque de casque à pointe est visible. Fait-elle partie de la mise en scène ou vient-elle d’être récupérée ?
Le JMO du 170e RI indique que le régiment s’est battu contre le 1er Régiment de Réserve Bavarois en août puis contre les 15e et 55e régiments westphaliens en septembre. Or cette plaque est clairement d’un modèle prussien utilisé par les Westphaliens et non par les Bavarois. Il y a donc un doute. Toutefois, il peut s’agit d’un accessoire trouvé ailleurs et déposé là pour la photographie, d’autant plus que les casques à pointe n’étaient plus en usage en théorie à cette date.
- Un détail supplémentaire
Cette photographie prise dans une tranchée conquise nous permet aussi d’observer les sacs de terre. Utilisés par tous les belligérants pour renforcer leurs tranchées, on les voit souvent sans prendre le temps de s’y arrêter.
On y observe la couture extérieure qui permettait de fabriquer un sac à partir d’un seul morceau de tissu plié. On trouvait donc une couture sur deux côtés, un troisième présentant la pliure et le quatrième étant fermé par un nœud une fois le sac rempli. Ce nœud est aussi visible sur un des sacs.
- En guise de conclusion
Derrière la mise en scène, il est probable que ce cliché soit l’un des derniers si ce n’est le dernier de Georges Hutter. Il nous montre qu’une fois les épisodes paroxystiques, une certaine vie reprenait et que l’amusement pouvait en faire partie, même en première ligne.
Cette photographie permet de garder en tête que les clichés posés, construits sont légions pendant le conflit. Ils ne l’étaient pas que par des photographes professionnels en mal d’images spectaculaires. Même les soldats étaient dans cette logique et les exemples de cette pratique ne sont pas rares. Finalement, la perle rare est le cliché instantané, à la fois parce que techniquement le matériel ne le permettait pas et parce que ce n’était pas un réflexe qu’avaient les photographes et les photographiés. On se mettait en scène. Non qu’on ne le fasse plus aujourd’hui, mais l’avènement du numérique a permis d’oublier un inconvénient majeur de la technologie argentique ou sur plaque de verre : son coût. Chaque cliché avait un coût et on cherchait à faire bien, à se montrer le mieux possible en sachant qu’il n’était pas possible de refaire encore et encore.
- Sources :
Européana, FRBMTO-048, contribution 9516. Accès direct à la contribution.
JMO du 170e RI, SHD GR 26 N 707/14.
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