La numérisation des documents par les Archives départementales a cela de frustrant qu’elle ne répond pas toujours à nos attentes, le document espéré étant absent ou uniquement disponible en salle de lecture. Chaque département étant autonome à ce niveau, on obtient une grande diversité. Mais il faut être aussi positif et compréhensif : l’effort financier est considérable et il y a malgré l’absence de politique commune, une certaine cohérence qui s’est construite au fil de la dernière décennie. Surtout, la numérisation nous permet de découvrir d’authentiques merveilles, et je pèse mes mots. C’est le cas du fonds Chanal intégralement numérisé et mis en ligne par les Archives départementales de Haute-Loire.
Une série de quatre images fait l’objet de cette courte recherche.
- Le fonds
Il s’agit de plaques de verre d’un photographe professionnel qui posséda son atelier au Puy-en-Velay pendant plus de trois décennies, mais il semble toutefois que les 1600 plaques datent essentiellement de 1890 à 1915. C’était les « négatifs » qui étaient ensuite utilisés pour faire les tirages. Ces derniers étaient vendus collés sur des cartons de différentes tailles.
Ces plaques étaient ensuite conservées, archivées pour d’éventuels retirages. Les cartons portaient souvent l’inscription « les clichés sont conservés ». Peut-être était-ce le cas pour ce photographe ?
Techniquement, ces plaques ont plusieurs intérêts : plus larges que le tirage, elles permettent de découvrir la manière de prendre les vues et les à-côtés du décor. Quelques clichés de ce fonds ont été utilisés pour illustrer l’article sur « Chez le photographe » (à venir). Conservées sur plus de trois décennies (même si on peut imaginer facilement que les 1600 plaques ne représentent pas la totalité des prises effectuées, loin de là), elles donnent une idée de l’évolution, au moins locale, de la manière de se comporter face à l’objectif.
Dernier élément très utile, ces plaques sont annotées. Ici, elles donnent le nom de l’acheteur du tirage et le nombre de tirages demandés.
L’inscription n’est pas en négatif, mais inversée. Une fois remise à l’endroit, on arrive parfaitement à en lire la plus grande partie :
La dernière mention, probablement très mal transcrite, pourrait indiquer le type de tirage demandé.
Ces inscriptions ouvrent des perspectives biographiques passionnantes et donnent la possibilité de mettre un visage sur un nom et un parcours sur un visage.
Ce sont deux de ces possibilités que je vais essayer d’exploiter pour une recherche : les à-côtés ou hors champ et ce que l’on peut en déduire et essayer de retrouver le parcours de certains de ces hommes.
- Profiter d’une permission de sortie
Je ne peux affirmer que les quatre hommes photographiés aient été pris les uns après les autres, ou le même jour. Je pense qu’il y a deux paires : si on regarde le cadrage, les quatre clichés sont identiques, tout comme l’éclairage et le décor. Mais dans les clichés 448 et 449, la balustrade n’est pas orientée de la même manière que dans les clichés 450 et 451. De même l’emplacement du képi est différent tout comme un objet métallique qui tient le support qui sert à enrouler la toile du décor.
Les numéros se suivent. Les précédents et les suivants n’ont rien à voir avec les quatre choisis. Cela ne prouve pas pour autant que ces hommes aient été pris les uns après les autres car arrivés en groupe chez le photographe.
Le fait d’avoir une partie de l’image en dehors de celle qui a été conservée par le tirage et qui était donc négligée permet de voir quelques détails qui confirment cette idée. Sur l’image 458, on voit un brodequin dépasser, celui d’un soldat assis qui attend son tour, ou qui attend son ami. Peut-être est-ce l’homme du cliché 449 qui attend ?
Comment puis-je être si catégorique ? C’est simplement parce que sur le cliché 450, ce sont deux hommes qui sont assis et dont les jambes sont visibles sur la droite.
Il ne fait aucun doute que ces hommes se sont rendus dans l’atelier du photographe comme on peut le constater simplement en observant tous les autres clichés numérisés. Mais sont-ils venus en même temps ? Il n’y a pas de photographies de groupe conservées, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas eu ou qu’ils ne se connaissaient pas, mais ce qui empêche d’aller plus loin que la simple énonciation d’une hypothèse : peut-être se connaissaient-ils ?
Que les photographes aient eu des accessoires, c’est une certitude. L’observation du fonds de Chanal montre toutefois que les hommes venaient chez lui avec leur uniforme. L’un est caporal, les autres sont de simples soldats.
Ils ont tous leur uniforme de sortie avec les épaulettes. L’un d’entre eux s’est visiblement fait couper les cheveux avant de venir.
C’est peut-être ce détail qui a fait légender de manière erronée la quasi-totalité de ces vues, qui concernent de simples soldats, « Officier du 86e régiment d’infanterie. » dans l’inventaire.
- L’art du portrait en uniforme
Si l’observation des clichés de ce photographe montre qu’il y a des poses précises proposées aux clients, ces quatre hommes ont choisi strictement la même, à deux détails près. Ils ne sont pas assis, accoudés à un prie-dieu mais debout, accoudés à une balustrade.
Le photographe a dû leur donner des indications voire a dû les aider pour poser ainsi le ceinturon, se positionner, orienter le regard, mettre un peu de craie blanche, sans déborder, sur les chiffres, ne pas sourire, attacher les bords de la capote afin de montrer les boutons luisants de la capote et de la veste… Cela donne les éléments spécifiques suivants :
- Retrouver qui ils étaient
Le photographe a pris le soin de noter l’identité des personnes présentes sur la grande majorité des plaques de verre. Ainsi on peut aller bien plus loin dans la recherche : retrouver qui ils étaient et de ce fait, dater le cliché, au moins au niveau de l’année.
La méthode est simple mais réclame de la patience et de la prudence : de la patience car il faut consulter les tables alphabétiques des registres matricules afin de retrouver les noms, puis consulter les fiches une à une pour voir ceux qui appartenaient au 86e RI.
De la prudence car il se peut qu’un ou plusieurs de ces hommes soient originaires d’un département voisin. Seul un recoupement des informations permet d’avancer. Les informations sur le début de l’activité du photographe en 1881 permettent de borner les recherches : entre 1880 et 1914.
La chance veut que les Archives départementales de Haute-Loire aient mis en ligne les tables alphabétiques et même les registres jusqu’à la classe 1912, ce qui permet une recherche rapide.
Les noms « Grenier », « Berthon » et « Chazal » sont courants dans le département et donnent plusieurs réponses certaines années. Mais le premier est caporal, ce qui est un indice précieux. Inversement, le patronyme « Ibry » (noté de manière erronée « Ibraye » dans l’index) est très rare, qui plus est, on dispose du prénom ce qui devrait limiter le risque d’erreur.
Voici le bilan de la recherche :
En vert : homme répondant aux indices
En orange, bon régiment mais pas le bon grade
En rouge : homme ne répondant pas aux indices
« ? » fiche matricule non trouvée car dans un autre bureau de recrutement.
| Classe | 448 – GRENIER Caporal au 86e RI | 449 – BERTHON soldat au 86e RI | 450 – CHAZAL soldat au 86e RI | 451 – IBRY Eugène, 86e RI. |
| 1891 | Ø | Ø | Paul, 1475 Philippe 347 | Ø |
| 1892 | Ø | Ø | Jean-Baptiste, ? | Ø |
| 1893 | Jules Jean, 1172 | Ø | Arthur, 108 Jean, 1426 Pierre, 503 | Ø |
| 1894 | Pierre, 2234 | Ø | Eugène, 382 Jean, 366 Régis, 95 | Ø |
| 1895 | Antoine, 1569 François, 1579 Ludovic, 2068 Pierre, 1818 Régis, 1591 | Louis, 2554 | Clovis, 2047 | Ø |
| 1896 | Georges, 1244 Louis, 1385 Vital, 1298 | Ø | André, 311 Antoine, 1591 Jean, 791 Jean-Pierre, 180 | Ø |
| 1897 | Partie déchirée. | Ø | André, 2096 Auguste, 1087 | Ø |
| 1898 | Maurice, 2429 | Ø | Léon, 220 | Ø |
| 1899 | Ø | Ø | Ø | Ø |
| 1900 | Vincent, 1289 | Joannes, 1844 | André, 449 François, 600 Jules, 2370 Louis, 345 Marie, 161 | Ø |
| 1901 | Auguste, 802 Auguste F., 870 Vincent, 761 | Ø | Ø | Ø |
| 1902 | Ø | Ø | Auguste, 1397 J. François, 1496 | Ø |
| 1903 | Joseph, 2164 Henri, 1585 | Ø | J. Louis, 419 J. Marie, 1249 | Ø |
| 1904 | J. Pierre, 1321 | Ø | Alphonse, 310 Elie, 1541 Jacques, 179 Louis, 2194 Régis, 2242 | Ø |
| 1905 | Vincent, 2116 | Ø | Ø | Ø |
| 1906 | Benjamin, 1262 Jean R., 1496 | Claude, 896 | Emile, 113 ? Jean, 958 | Ø |
| 1907 | Jean, 518 Régis, 1550 | Ø | Henri, 614 Pierre, 1603 | Ø |
| 1908 | Henri, 54 ? Jules, 702 ? | Ø | Baptiste, 1564 Casimir, 2259 Jean-B., 1647 Victor 14 | Ø |
| 1909 | Ø | Ø | Henri, 1390 Georges, 12 ? | Ø |
| 1910 | Félix, 868 Auguste, 951 ? Claudius, 953 ? | Joseph, 2006 | Félix, 868 | Ø |
| 1911 | Victor G., 2129 Victor M., 1267 | Ø | Jules, 1244 Antoine, 786 ? | Ø |
| 1912 | Ø | Ø | Auguste, 684 Antoine, 80 ? Antoine A., 79 Jean, 81 Louis, 82 | Ø |
Le résultat de la recherche, faute d’avoir pu être complétée par les départements voisins, n’a pas donné de résultats définitifs. Pour les clichés 448 et 449, on a tout de même un faisceau de présomption en direction de la classe 1906 car on y trouve un Berthon et surtout un caporal Grenier, tous deux au 86e RI. S’il s’agit bien du bon caporal, il devient caporal en avril 1908 et termine son service actif en septembre 1909. Voilà deux clichés qui ont pu être pris entre 1908 et 1909.
Pour Ibry, l’absence de ce nom nous apprend qu’il venait d’un autre département.. Un des deux Ibry décédés pendant la guerre venait du 63, département voisin. Une piste à suivre donc.
Dans le cas du soldat Chazal, le très grand nombre de noms possibles est une difficulté supplémentaire, d’autant plus qu’aucun ne semble correspondre pour les classes 1906-1908.
Autre possibilité : le soldat Chazal semble un peu plus âgé que les autres hommes. Il a une ride caractéristique au front par exemple. Pourrait-il s’agir d’un homme en période d’exercices ? Ce pourrait être une explication à l’absence de correspondance avec les autres hommes de la classe 1906 (en gardant évidemment en tête la possibilité qu’il s’agisse d’une personne étrangère au département). La classe 1902 a sa première période d’exercices en août et septembre 1908, la classe 1903 un an plus tard. Sur les quatre « Chazal » inclus dans ces classes, un seul peut correspondre, Auguste, matricule 1397 de la classe 1902 (vue 526 du registre matricule) qui a fait sa période au 86e RI.
Pour les secondes périodes de 1908 et de 1909, seul un Chazal est inscrit dans les tables de 1898 et de 1899 et il ne correspond pas.
Ces différentes hypothèses nous montrent surtout la difficulté de l’exercice : le régiment doit être le bon, la description doit être cohérente avec le portrait. Le grand nombre de certains noms rend aussi très incertaine les résultats de la recherche.
- En guise de conclusion
Un fonds exceptionnel à découvrir, qui permet un grand nombre d’approches. Approche individuelle, la vie de la personne photographiée ; approche thématique, ici les soldats venant prendre la pose… Une initiative exceptionnelle et dont on peut espérer qu’elle donnera des idées aux autres archives départementales, d’autant plus qu’à l’approche du centenaire, retrouver ces visages rend curieux et permet de chercher., même si les supports sont dans un état inégal.
Dernier point positif et non des moindres : les archives départementales sont très claires quant aux possibilités offertes pour réutiliser ces documents. Dans le cadre d’une recherche comme celle-ci, sur un site gratuit, il faut seulement faire une demande écrite. Raison de plus pour s’intéresser et découvrir ce fonds.
Il serait fort intéressant de pouvoir confronter ces plaques de verre avec leur tirage papier, observer le texte inscrit sur le carton, le cadrage choisi par rapport au cliché pris.
- Source :
– Archives départementales de Haute-Loire, 30 Fi 8-6, 7, 8 et 9. La numérotation visible sur les plaques a été conservée dans les légendes des images car la cotation ne suit pas l’ordre des photographie. En voici les concordances :30 Fi 8-6 = numéro 448 ; 30 Fi 8-7 = 449 ; 30 Fi 8-8 = 450 et 30 Fi 8-9 = 451.
Accès direct au fonds : https://www.archives43.fr/archives-en-ligne/autres-fonds-iconographiques/fonds-du-photographe-chanal-30-fi
– Archives départementales de Haute-Loire, tables alphabétiques et registres matricules des classes 1891 à 1912 accessibles en ligne. Accès direct.
- Remerciements :
La diffusion de cet article n’aurait pas été possible sans l’autorisation de monsieur de Framond, directeur des Archives départementales de Haute-Loire que je remercie pour sa réponse positive rapide.
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