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34 – Laval, 164e RI, février 1919

Les informations données par une photographie peuvent parfois conduire dans de fausses directions ou, au contraire, dans des directions inattendues. Pour celle-ci, il y a un nom de destinataire, une date, un régiment identifiable. Mais une fois le tout utilisé, c’est une histoire différente de celle que l’on pourrait imaginer qui s’offre à nous, mais directement liée au 11 novembre 1918.

  • Que montre l’image ?

Ces dix jeunes hommes appartiennent à la classe 1914 sans l’ombre d’un doute : c’est noté sur l’ardoise qui précise que ce sont des hommes de Longwy. 

Tous appartiennent au 164e RI, régiment de Verdun avant-guerre. Ce régiment accueillait des recrues de la VIe région militaire, or Longwy faisait partie de la IIe région militaire.
On peut alors imaginer, en observant, que ce sont des Longoviciens se retrouvant à la fin de la guerre, d’autant que la partie carte est datée du 2 février 1919. La joie de se retrouver après avoir traversé la guerre tout en appartenant à l’une des classes qui a le plus souffert de la guerre (plus de 25 % de morts) peut être une explication de cette situation.

Toutefois, deux éléments interpellent : l’absence de tout chevron de présence dans la zone des armées et aucun de ces hommes n’a le moindre grade ou la moindre décoration. Qui plus est quatre sont habillés d’une capote modèle 1877 datant au mieux de la mobilisation, sinon d’avant-guerre. Un soldat a même un képi d’avant-guerre quand d’autres ont la tenue la plus récente. On pourrait imaginer ces effets depuis longtemps disparus des stocks, mais preuve que ce n’est pas le cas.
Comment expliquer que ces hommes soient ainsi équipés ? S’agit-il de prisonniers de retour en France avec leur ancien uniforme ? L’étude de la correspondance va nous éclairer à ce sujet.

  • À la recherche d’André

Le texte est bref, mais la chance a été au rendez-vous.

« Laval, 8-2-1919
Sincère souvenir avec mes plus [doux?] baisers.
Ton André

Mlle Jeanne Jayer
Mairie de Longwy
Mthe et Melle »

La chance, d’abord que cette femme soit originaire de Longwy, ce qui a facilité la recherche ; ensuite c’est que l’identité de la destinataire nous donne l’identité du soldat qui écrit. C’est tout simplement son futur mari ! L’acte de naissance de Jeanne Jayer nos apprend qu’elle a 26 ans en 1919 et que le 9 décembre 1919 elle s’est mariée avec André Paul Etienne Lemonnier. Voici donc le « André » de la carte, confirmé par son acte de naissance (où ce mariage est noté) et sa fiche matricule qui confirme le passage par le 164e RI en 1919 et sa date de naissance : le 30 août 1894. il est bien de la classe 1914.

  • André Lemonnier, un parcours particulier

Résumer son parcours de mobilisé se résume en quelques mots : il n’a pas fait campagne. Aucun problème de santé, aucune profession donnant droit à dispense, pas d’insoumission ou de désertion. Il s’agit tout simplement d’un jeune homme ne s’étant pas replié ou ayant été pris par les Allemands au cours de leur avance en août 1914. Resté dans la zone occupée, il a donc été dans l’incapacité de répondre à la convocation de sa classe. Sa fiche matricule porte la mention : « N’a pu rejoindre son corps en 1914. Resté en pays envahi puis libéré ».

Le fait d’avoir été dans l’impossibilité de rejoindre son unité ne l’exonère pas pour autant de ses obligations : l’armistice du 11 novembre 1918 libère ces hommes des obligations vis-à-vis des Allemands, mais les oblige à se conformer à leurs obligations militaires. Ainsi, André doit rejoindre le 164e RI. Mais le dépôt du régiment a été déplacé dès 1914 et en 1919 il est à Laval. Cette localisation explique le cachet du photographe qui est de Laval.

Ainsi, si ces hommes se retrouvent, c’est après une autre forme de captivité, liée aussi à la guerre. Ces hommes se retrouvent loin de chez eux, à Laval, pour obéir à leurs obligations militaires, d’autant plus que le cas d’André Lemonnier n’est pas isolé.

  • Retrouver l’identité de ces dix hommes ?

Retrouver André Lemonnier dans le groupe est déjà tâche ardue, mais se lancer dans l’identification des dix est nettement plus ambitieux. La tâche est compliquée, les indications des fiches matricules étant toujours bien trop vagues pour ce type de recherche, sauf à pouvoir trouver un élément particulier.
L’idée a donc été de prendre tous les hommes de la classe 1914 provenant du canton de Longwy et de faire le tableau de ceux qui furent affectés au 164e RI en 1919, avant le 8 février.

Cliquez sur le tableau pour le lire en grand format

Il n’est pas étonnant que la liste des matricules au corps (matricule donné à la recrue à son arrivée au régiment) ne soit pas continue. Seuls les hommes du canton de Longwy sont recensés ici puisque l’ardoise indique que ce sont des hommes de ce canton qui se retrouvent pour la photographie. Il est évident que des hommes d’au moins un autre canton libéré furent appelés au 164e RI à cette période.

Qu’en conclure ? D’abord, que sur les plus de 320 hommes de la classe 1914 du canton de Longwy, une majorité est restée dans la zone occupée (et au moins deux ont été fusillés par les Allemands). Parmi eux, il manque une centaine de fiches matricules en raison d’un redécoupage des bureaux de recrutement. Les Archives départementales de Moselle n’ayant pas numérisé les fiches, le tableau obtenu est donc incomplet. On peut estimer qu’il manque une vingtaine de noms dans la liste. Il est donc improbable de réussir à identifier tous les hommes de la photographie dans la mesure où il manque un tiers des hommes étant passés par Laval en ce début d’année 1919.

Ensuite, s’ils semblent tous avoir été immatriculés au corps dans un laps de temps assez bref, il est étonnant de constater que tous les hommes n’arrivèrent pas en même temps au 164e RI. Certains arrivèrent dès décembre 1918, d’autres après avril 1919. Toutefois, la majorité arriva groupée autour des 7 et 8 février 1919. Cette arrivée massive à ces dates n’est pas sans nous poser un réel problème : nous ne savons que le jour où fut écrite la carte, pas le jour où fut prise la photographie. Est-il imaginable que des hommes arrivés le 7, habillés dans la foulée aient été photographiés et que le photographe ait réalisé les tirages dans la journée ou pour le lendemain ? Oui, comme nous l’avons déjà vu dans un autre cas (2 août 1914), mais se pose alors une autre question : ces hommes se connaissaient-ils déjà avant pour accepter de poser ainsi tous ensemble dès l’arrivée de certains ?

Au contraire, ne faut-il pas partir de l’hypothèse que cette photographie regroupe des hommes arrivés avant ce 7 février 1919 et qui se connaissaient déjà assez pour poser tous ensemble ?

On le voit, trop d’incertitudes empêchent de bien cibler dans le tableau les noms. Seul élément sûr : on peut éliminer tous les noms des hommes incorporés après le 8 février 1919.

Étant peu physionomiste, je ne m’aventurerai pas finalement dans un essai d’identification, bien trop aléatoire. Il faut essentiellement se baser sur la forme du nez, les cheveux étant souvent cachés par le képi et la forme du visage pas si évident à qualifier avec les hommes de trois quart.

  • Ce que nous montre la photographie

Comme toutes les photographies de groupe, on peut lire l’image à deux échelles : l’impression générale donnée par le groupe et les détails qui ressortent grâce à une observation un peu plus fine.

Les hommes posent avec sérieux, celui debout à droite est même bien droit, exagérant la pose. Un seul est souriant tous les autres ont le visage plus fermé. La position du visage influe nettement sur l’image que l’homme donne de lui-même : le visage vu de face est généralement moins expressif que celui vu de trois quart.

Derrière le sérieux affiché, il y a tout de même une pointe de dérision : l’homme souriant tient un chien dans ses bras.

Un autre homme est en train de le taquiner à l’oreille au point de l’agacer. Mais l’image semble bien nette alors que le chien est censé être en pleine réaction, prêt à chiquer les doigts de l’inopportun. Ne serait-ce pas simplement une chien empaillé ?

L’homme qui joue avec le chien est le seul homme dont on perçoit nettement un anneau de mariage. Hélas, aucune fiche matricule ne précise cette information pour les hommes listés pour l’instant.

  • En guise de conclusion

André Lemonnier s’est éteint en 1992, à près de 98 ans. Il ne resta au 164e RI que du 28 janvier au 21 août 1919, date de sa démobilisation. Il serait déplacé d’en conclure qu’il n’a pas fait son devoir comme les autres hommes de sa classe. Les circonstances ont fait qu’il passa quatre années sous occupation allemande, ce qui n’était en rien synonyme de vie paisible. Il serait intéressant de savoir quel était l’état d’esprit de ces jeunes hommes dans une société marquée par le traumatisme. La discrétion, puis un certain oubli caractérisent le destin de ces hommes.

  • Sources

Registre matricule de la classe 1914, bureau de recrutement de Mézières, canton de Longwy,  Archives départementales des Ardennes, 1 R 276.

Fiche matricule d’André Lemonnier, classe 1914, matricule 2551 au bureau de recrutement de Mézières, Archives départementales des Ardennes, 1 R 276, vue 79/131.

État civil de Vitry-le-François, naissances 1894, Archives départementales de la Marne, cote indisponible, vue 66/98.

État civil de Longwy, naissances 1893, Archives départementales des Ardennes, 2 Mi-EC 322/R 3 vue 530/653.

  • Quelques pistes sur le 164e RI en Mayenne :

Patrice Mongondry, La Mayenne dans la Grande Guerre, Saint-Cyr-sur-Loire, éditions Alan Sutton, 2010.

Le récit très complet de l’instruction, en partie à Laval, d’un classe 1917, André Cambounet au 164e RI.
http://www.muad.com/andre/andre.php

Sur le récit extraordinaire de ces deux soldats du 164e RI cachés pendant toute la guerre dans un grenier :
Dominique Zachary, 14-18, quatre ans cachés dans un grenier, Paris, éditions Jacob-Duvernet, 2014.

  • Concernant la prise de Longwy et l’occupation :

Une revue explique les étapes de la prise de Longwy, Batailles Hors-série n°16, 1914 : L’été meurtrier de la fortification française, Alain Hohnadel et Jean-Yves Mary, Histoire & Collections, 2008.

Même si la zone couverte par l’ouvrage n’inclue pas Longwy, on s’y référera pour découvrir ce qu’était la vie sous l’occupation allemande pendant la Première Guerre mondiale.
Occupations, Les Ardennes, Charleville-Mézières, Editions Terres Ardennaises, 2007.


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