Aller au contenu

32 – Utilisation du fonds ROL de la BNF

Dans notre société de l’image, il semble devenu impossible de ne pas publier un ouvrage, un article sur internet – pour ne parler que de ces deux médias sources principales du savoir sur le conflit – sans qu’il y ait des images pour illustrer. Il ne faut pas n’importe quelle image : il faut du symbolique, du spectaculaire. Or les photographies prises en 1914, en août en particulier, ne sont pas légion, alors celles prises au combat… De ce fait, « on » se rabat sur les clichés disponibles. Comme a déjà été dit dans cette recherche, ces images sont souvent reproduites sans regard critique, avec la légende d’origine, depuis des décennies, voire un siècle !

Cette fois-ci, je ne vais pas utiliser le fonds de la « Library of Congress » des États-Unis, mais le fond ROL disponible sur Gallica.

Je n’ai choisi que quelques clichés, certains célèbres, utilisés dès la période de la guerre en cartes postales ou publiés ensuite dans de nombreux ouvrages et repris depuis à foison sur le net.

  • Une des plus connues de toutes

Elle fait partie des clichés utilisés dans un très grand nombre de publications depuis des décennies. La BNF qui possède le fonds ROL ne donne aucune indication de date (à part un vague « Sujet : Guerre mondiale (1914-1918) »), mais étant enregistrée au milieu de clichés datant du début de la guerre, la conclusion pourrait être simple (référence 42359).

Je ne peux faire l’inventaire de l’utilisation de cette photographie : plus de 800 références dans Google Images au 27 août 2014. Pour ne reprendre que quelques exemples récents : à l’occasion d’articles sur le 22 août 1914, on retrouve l’image utilisée. La légende est étonnante de précision : « infanterie française en action en Alsace, août 1914 ».

Cette légende vient de l’entreprise qui fournit l’image. Évidemment, elle n’a pas été prise en Alsace en août 1914, aussi assurée que soit la légende fournie.

Enquête faite, cette image est aussi conservée par l’Imperial War Museum sous la cote Q 81724 et avec comme légende : « THE FRENCH ARMY IN ALSACE IN 1914 ». Ainsi de site en site, la légende fausse est reprise sans le moindre examen.

On note que cette photographie se trouve dans plusieurs fonds d’archives en Europe.

Pour rester dans l’actualité, on la retrouve sur la couverture d’une revue récente (Spécial Histoire n°4) et d’un ouvrage tout aussi récent.

Dans une autre revue, Spécial Guerres n°24, elle est utilisée avec la légende suivante : « soldats français embusqués derrière un fossé en septembre 1914, posant pour un photographe », reprenant la légende de l’image disponible dans Wikipédia à la page sur la première bataille de la Marne. Nous nous sommes éloignés de l’Alsace…

On la retrouve même dans le dossier de presse de l’Élysée concernant le 14 juillet 2014. Elle est une fois encore utilisée pour illustrer la bataille de la Marne.

Pourtant une autre page de Wikipédia donne une toute autre légende, faisant allusion à des manœuvres avant-guerre !

Cette image, présente partout, est l’une des rares où l’on voit des hommes en position de combat, dans une vision certainement très proche de ce qu’on peut imaginer, ce qui en fait une image à fort potentiel symbolique. Mais symbolique veut-il dire pris à la guerre ici ? Essayons de démêler le vrai du faux.

Il peut paraître étonnant de la voir mise dans cet article sur les clichés utilisés et qui ne devraient pas l’être… Tout semble bon, à première vue : l’uniforme est exactement celui porté à la mobilisation, avec ce détail important qui est présent : les fameux couvre-képis introduits en 1913. Mais, car il y a un « mais », un détail au moins cloche. Il est inimaginable que les hommes soient partis au front sans le plein de munitions. Or, la cartouchière visible sur chacun des hommes est plate, donc vide.

Inutile de se lancer dans la contre-argumentation qui serait de dire que ces hommes ont consommé toutes ces munitions. Au combat, les sergents ont aussi le sac à dos. La vision est également trop théorique, avec l’officier derrière et les sergents qui dirigent le feu. Sur le détail ci-dessous, les hommes écoutent les ordres ou les conseils d’un sergent qui se tient juste devant un lieutenant.

Un autre cliché aurait pu avoir le même succès : sur cet autre cliché on y voit des hommes dans la même position. Mais sa qualité est nettement moins bonne, il est composé de deux images et à cause de la superposition,  il a été nécessaire d’en rogner le haut.

Surtout, l’image est légèrement floue. Pourtant tout y est : la légende mentionnant la proximité de Mulhouse, les soldats allongés, un officier que l’on devine en train de donner des ordres. Le doute est, ici aussi, très grand concernant la véracité de la légende : les soldats n’ont même pas de couvre-képi, réglementaire en 1914. On évitera de se demander si ce ne serait pas une vue légèrement décalée par rapport à la première étudiée : le fonds n’est pas du tout le même.

Pour moi, il ne fait guère de doutes que le cliché au cœur de ce paragraphe a été pris au cours de manœuvres, probablement à l’occasion de celles de 1913 qui ont donné un autre cliché célébrissime, utilisé dans des CPA dès l’époque et qui ont peu à voir avec la réalité du combat.

  • La charge, baïonnette au canon

Quelle belle illustration de la « furia francese ». Pourtant, il suffit de lire les hommes ayant commandé ou participé aux assauts français d’août 1914 pour savoir que la réalité n’est pas aussi simple. Là, on a une escouade qui se lance à l’assaut pendant que d’autres hommes, en rang, à découvert, attendent leur tour. Irréaliste. Qu’importe, on recadre l’image, on fait une belle légende et le tour est joué. Pourtant la source ne laisse planer aucun doute : la photographie a été prise, comme d’autres, pendant les manœuvres de 1913.

Ni cette carte postale d’avant-guerre, dont la légende est toutefois différente :

Il existe d’autres vues prises avant-guerre et utilisées ainsi, dont certaines sont plus célèbres que celle-ci. Un exemple non développé mais illustrant parfaitement la création d’une légende n’ayant aucun rapport avec l’image :

Hélas, c’est presque toujours cette légende qui est utilisée ou simplement recopiée, comme dans l’exemple suivant.

  • Une autre charge

Cette photographie aurait pu être prise au tout début de la guerre. Mais elle est posée. Le photographe s’est placé sur le côté pour avoir cette belle vue de profil du groupe en train de charger. On voit nettement les sous-officiers et un officier au milieu de leurs hommes. Mais charger ainsi, de manière aussi groupée, sans chercher les replis du terrain dans la mesure du possible, n’est pas réaliste. D’autres clichés seront immortalisés suivant le même angle, tout aussi posés.

Dernière chose : observez le numéro d’enregistrement du cliché par l’agence ROL : 42358. Cela ne vous rappelle rien ? La première étudiée sur cette page est la 42359 ! Et oui, c’est le même groupe d’hommes, cela ne fait, une fois encore, guère de doutes. Observez l’officier : même moustache, même uniforme. Les sergents ont le même équipement…

Mais dès 1914, l’image fut utilisée sur carte postale. Le mal était fait tant ces cartes postales sont abondamment utilisées avec leur légende d’origine sans le moindre travail critique. Retour en Alsace pour ce dernier document :

J’évite volontairement de dire que jamais ces images ne sont utilisées pour ce qu’elles sont, à savoir des reconstitutions ou des réutilisations. Il y a des auteurs qui mentionnent se fait lorsqu’ils les utilisent comme illustration. Pour ne donner qu’un exemple, dans la revue « Tranchée », Romain Sertelet utilise pour son article sur les combats du Léomont (août-septembre 1914) des cartes postales montrant l’assaut contre la ferme. Il explique très bien qu’il s’agit de reconstitutions à chaque fois.

  • En guise de conclusion

Aussi célèbres soient-elles, ces photographies n’en restent pas moins des images d’avant-guerre, ou des images mises en scène. À défaut d’avoir été prises pendant la guerre, on pourra rétorquer qu’elles donnent tout de même une idée de ce que pouvaient être des troupes au combat… au risque toutefois de ne faire qu’appuyer sur des représentations pourtant loin de la complexité du front et donc de la réalité : les charges françaises à la baïonnette, la vaillance des soldats français repoussant l’ennemi dans une position pourtant intenable dans la réalité…

Alors qu’il faudrait lire avec une défiance quasi systématique les légendes originales, en particulier celles de cartes postales, elles sont bien trop souvent prises pour argent comptant et recopiées. À l’époque déjà, il fallait des images pour le public, quitte à utiliser ce que l’on avait ou créer de toutes pièces la matière et inventer ce qui sera ensuite le plus spectaculaire et vendeur.

Pour se faire une idée de cette réalité, je ne peux qu’inviter à lire des narrations de ces combats d’août et septembre 1914, telle que celle de Galtier-Boissière. Ces textes sont assez parlants pour se passer de représentation en images, caricaturales voire fausses.

Pourtant, en cette année de centenaire, pour illustrer ouvrages, reportages et autres sites, combien vont être encore utilisées ? On fait le bilan en fin d’année ?

  • Sources :

Rol 42358 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6931787b

Rol 42359 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6931788r

Rol 32898 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b69271124

Un exemple d’article critique vis-à-vis des légendes d’époque des cartes postales :

Romain Sertelet, « Les combats du Léomont (août-septembre 1914) », Tranchées, numéro 3, octobre, novembre, décembre 2010, p. 14-23.


Retour à la galerie des recherches sur les photographies de 1914 à 1919

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *