Gallica est une source extraordinaire donnant accès à une quantité phénoménale de documents que nous n’aurions imaginé, espéré, rêvé avoir il y a seulement dix ans. Outre le fait de révolutionner l’accès aux sources en la facilitant, pour tous, Gallica nous permet de découvrir des images qui sont riches, parfois prises sur le vif comme c’est le cas ici.
- Retour à la caserne
« 25-2-13, Paris, une troupe de soldats rentrant dans une caserne saluée par des spectateurs ». Voici la légende de cette image provenant de l’agence de presse ROL sous la cote Rol 27206, K146653. La date a été inscrite en bas à droite, elle apparaît à l’envers.
Des soldats s’apprêtent à franchir la grille d’entrée d’une caserne, gardée par le factionnaire devant sa guérite tricolore qu’on aperçoit derrière un homme portant un chapeau melon. Elle est partiellement localisée (Paris) et elle est datée (le 25 février 1913), mais elle n’indique ni le régiment en question ni la raison de cette entrée.
- Le drapeau
Ce retour à la caserne n’a rien d’anodin. On le voit non aux militaires mais au public présent, uniquement composé d’hommes, et surtout à leur attitude. Tous sont en train de se découvrir, absolument tous. Se découvrir devant des soldats qui entrent dans la caserne ? Non, ce n’est pas le sens de leur geste. Ils forment une haie d’honneur et se découvrent pour le passage du drapeau et sa garde d’honneur et non pour la troupe en général comme l’indique la légende.
En réalité, tous ne se découvrent pas : les enfants qui ont escaladé la grille sont trop occupés à regarder ce qui se passe dans la cour.
Ce geste pose question : pourquoi tous ces hommes se découvrent-ils ainsi ? Un commandement a-t-il été donné ? Probablement pas ; il s’agit très certainement d’un réflexe. Il est même logique. Les hommes présents ont pour une majorité d’entre eux l’âge d’avoir fait leur service actif et d’avoir appris tout le symbole que représente le drapeau du régiment. Pour les enfants aussi, le drapeau est un symbole connu, comme l’illustre cet extrait d’un livre pour enfant, fort connu de l’époque, Tu seras soldat d’Emile Lavisse (2) :
« C’est que, vois-tu, Maurice, le drapeau est l’image de la Patrie ; c’est un dépôt sacré que la France confie à ses soldats et que ses soldats doivent lui conserver, fût-ce au prix de leur vie. On ne rend pas son drapeau; on meurt pour lui. »
C’était donc un usage de se découvrir ainsi, usage probablement appris dès l’école primaire.
Attention de ne pas en déduire que toutes les personnes se sont découvertes de la même manière tout au long du trajet du drapeau. L’image ne le montre pas, elle est isolée. Les personnes visibles le font, c’est un fait, et on peut aussi constater la solennité du geste chez certains.
Quel régiment ?
Le numéro du régiment est inscrit aux angles de son drapeau. Mais là, seule la partie centrale est visible. Les noms des combats devraient permettre de déterminer à quel régiment parisien il appartient, bien que les noms ne soient que partiels :
[mmape]
[rivière de]
[Passage de]
[Ma]
C’est très incomplet, mais suffisant, chaque drapeau ayant ses propres inscriptions, cataloguées dans plusieurs ouvrages de l’époque.
Les quatre ouvrages disponibles sur Gallica ont été consultés (3), mais force est de constater qu’ils ne sont d’aucun secours ! Aucune inscription ne correspond. La réponse est finalement venue d’une carte postale éditée au début du XXe siècle : il s’agit du drapeau du 104e RI.
Il complète parfaitement ce qui est lisible sur la photographie :
Je[mmape]s
[rivière de] Gênes
[Passage du] Splügen
[Ma]yence
Trois des ouvrages précités indiquent eux :
Jemmapes 1792
Mantoue 1796
Mayence 1814
Défense du Rhin 1815
L’inscription sur le drapeau revêtant un caractère officiel, peut-être un texte a-t-il modifié l’inscription ? Je n’ai pas d’autres hypothèses pour expliquer la différence entre les deux inscriptions.
- Le 104e RI à Paris
Le 104e régiment d’infanterie est divisé entre deux casernes : sa portion centrale (portion où siège le conseil d’administration du corps et un ou plusieurs bataillons) est à Argentan dans l’Orne, sa portion principale (portion que commande le chef de corps s’il ne réside pas à la portion centrale, avec un ou plusieurs bataillons) à Paris. Théoriquement, le colonel Joseph Drouot, chef de corps du 104e depuis septembre 1911 (4) est donc à Paris. C’est lui qui a la charge de garder le drapeau. Le journal La Croix du 13 avril 1912 confirme qu’il est à Paris (suite à l’annonce erronée de son décès).
Quoi qu’il en soit, la scène se passe à Paris comme l’indique la légende, reste à déterminer où précisément elle a été photographiée.
L’entrée est caractéristique et donne des indices précieux : la grille, le bâtiment à l’arrière-plan. En cherchant sur Delcampe « caserne 104e », la réponse fut vite trouvée : il s’agit de l’entrée de la caserne Latour-Maubourg, boulevard de la Tour dans le VIIe arrondissement de Paris. C’est probablement ce qui est inscrit sur le pilier d’entrée, sous l’affiche rappelant les classes appelées aux différentes périodes d’exercices de 1913.
7e arr.
Caserne
de
Latour-Maubourg
La vue actuelle (Capture d’écran de Google Streetview, décembre 2012) ne laisse aucun doute sur la localisation : malgré les modifications (démolition du mur à droite et mise en retrait de l’entrée), la grille est identique, les pavés et le bâtiment de droite aussi (dont les chiens assis très caractéristiques) et le dôme des Invalides à l’arrière-plan.
Nous sommes donc face à l’entrée d’un des bâtiments jouxtant l’Hôtel des Invalides, au cœur de Paris. Reste à savoir ce qu’il s’est passé ce 25 février 1913.
- Les circonstances de la prise de vue
Sortir le drapeau n’est pas un acte du quotidien. C’est quelque chose d’exceptionnel, réalisé à de rares occasions et encadré par un cérémonial très précis. La garde du drapeau est composée de cinq soldats de première classe et du porte-drapeau, un lieutenant. Un premier rang est composé de deux soldats de première classe entourant le porte drapeau. Le second rang est composé de trois soldats de première classe. La photographie montre que les règles sont bien respectées.
Il est même possible de déterminer l’identité du lieutenant porte-drapeau, car c’est un poste spécifique. À la mobilisation, c’est le lieutenant Gillet qui occupe cette fonction, mais je n’ai pas pu déterminer s’il était déjà au 104e RI en février 1913.
Le bataillon a-t-il participé à une cérémonie ? À une revue ? Seule certitude, il ne s’agit pas de la fête du régiment qui n’est pas le 25 février, car pour les autres possibilités, aucune mention d’un événement particulier à cette date là n’est faite dans la presse parisienne consultée sur Gallica. Certes, il s’agit de la presse nationale, et il faudrait avoir accès à une presse plus locale pour en savoir plus.
Une hypothèse peut toutefois être faite, liée à la date : peut-être s’agit-il de la présentation du drapeau aux jeunes recrues de la classe achevant son instruction et désormais mobilisable ? L’instruction de la nouvelle classe permettant à ses hommes d’être « aptes à partir en campagne » a lieu en février ou mars, l’année suivant l’incorporation. Symboliquement, ce nouvel état de la recrue s’accompagnait d’une présentation du drapeau. Ces présentations furent marquées en 1913 par la reprise dans la presse de celle qui s’est déroulée à la même période à Saint-Mihiel.
Les enfants sont tête nue, tout comme l’instituteur. Le colonel se tient à cheval, devant le drapeau et sa garde d’honneur à la composition identique à celle de la photographie.
Toutefois, il n’est pas anormal, vu le nombre de régiments organisant une telle cérémonie au même moment, que la presse ne les ait pas toutes signalées.
- En guise de conclusion
Le peu d’éléments disponibles ont tout de même permis de retrouver le lieu où fut prise cette photographie non posée, et proposer une explication du contexte de ce 25 février, il y a exactement un siècle jour pour jour.
- Sources :
Extrait de Emile Lavisse, Tu seras soldat, Paris, Armand Colin, 1901 (17e édition). Page 82
Cet ouvrage est librement accessible sur le site Archives.org.
Ouvrages consultés sur le drapeau et les inscriptions pour chaque régiment.
-Le Pointe Henri, Histoire de nos drapeaux de 1792 à nos jours, leurs légendes et leurs gloires, Paris, Editions H. Jouve, 1909. Accès direct sur Gallica.
-Virenque Georges, Le Culte du drapeau, Tours, A. Mame et fils, 1903. Accès direct sur Gallica.
-Loir Maurice, Au drapeau ! Récits militaires, Paris, Hachette, 1897. Accès direct sur Gallica.
-Lacroix Désiré, Histoire anecdotique du drapeau français, Paris, Imprimerie de Laloux fils et Guillot, 1882. Accès direct sur Gallica.
Dossier de la légion d’honneur de Joseph Emile Drouot, LH/807/34. Accès direct sur la Base Léonore. Merci à Eric Mansuy pour son aide pour cette recherche.
Extrait de la première page, Le Petit journal. Supplément illustré du dimanche 9 mars 1913, numéro 1164. Accès direct à ce journal sur Gallica.
Retour à la galerie des recherches sur les photographies d’avant 1914