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17 – Pause déjeuner, après 1914, 90e RI

Il arrive qu’un détail attire notre attention et que, de fil en aiguille, une image dévoile une partie inhabituelle de la vie militaire de l’époque. Ou au contraire, si habituelle qu’elle en est même classique et que l’on n’y prête plus attention…

  • Pause au 90e RI

Ce groupe d’hommes porte l’uniforme du régiment de Châteauroux, le 90e régiment d’infanterie. Vu l’âge de certains hommes visibles, il peut s’agir d’hommes affectés au 290e RI mais portant un uniforme du 90e dont il est le régiment de réserve.

Strictement rien ne permet d’avoir de certitudes dans la mesure où il n’y a pas de texte au verso. Tout comme on ne peut faire que des suppositions sur leurs activités avant que les fusils ne soient mis en faisceaux pour ce repas.

Des exercices à n’en pas douter : ils portent tous le pantalon de treillis, à l’exception d’un caporal qui a placé une marque de grade de manière très personnelle. L’homme qui le sert porte un brassard de deuil, règlementairement porté un mois par le soldat pour le décès d’un membre de sa famille, ici seulement le temps de la période d’exercices s’il s’agit d’un réserviste.

Son pantalon est marqué par des traces de salissures très nettes au niveau des genoux, comme de nombreux autres hommes. Sont-ils sur un champ de tir ? De manœuvres à proximité de la caserne ? Non loin d’habitations en tout cas comme semble l’attester la présence de deux enfants.

Le temps n’est pas particulièrement clément : les marques de terre collent aux genoux ce qui nous indique que le sol est humide et même si l’un d’entre-eux est en veste « ras du cul », les autres ont la capote qui paraît doublée par un autre vêtement en dessous. De même, un des hommes porte une écharpe. Le caporal a blanchi le numéro de régiment de son képi.

La surexposition du haut du cliché est étonnante. Défaut technique ? Brume ? Soleil ? Je doute pour le soleil, aucune ombre n’éant visible. Défaut technique, je doute aussi, le problème n’étant pas régulier ? Cela pourrait-il être de la fumée du bois humide servant à chauffer quelques gamelles comme on le voit à gauche de la photographie ? Cette fumée masque nettement certains hommes.

Quoi qu’il en soit, le photographe a tout de même sorti son matériel et ce groupe ne fut pas le seul pris ce jour-là comme le montre l’ardoise au pied des hommes.

  • Reprendre des forces

Ces hommes en ont besoin : trois ont desserré le lacet de leurs guêtres, dont deux sur l’image ci-dessus. Tous sont en train de manger, ce qui nous donne un aperçu de l’équipement utilisé :

– le classique quart ;

– la gamelle individuelle modèle 1852 avec ses anses et sa chaînette pour ne pas perdre le couvercle ;

– l’homme qui s’apprête à manger le contenu d’une conserve tient une fouchette réglementaire ;

– un « plat-à-quatre » ou « gamelle de campement » est aussi utilisé.

– Deux bouthéons ;

– Le couteau, lui, n’a pas de modèle réglementaire. Il s’agit donc du couteau du soldat.

Que mangent-ils ? On le voit mal. On devine une tranche de pain, une boite de conserve, mais pour la plupart cela restera énigmatique. Par contre, ce qu’on voit le mieux, c’est ce qu’ils boivent !

A l’arrière-plan, une bouteille est déjà vide, un homme est en train de se servir dans une bouteille déjà bien entamée. Pas moins de huit bouteilles sont visibles, certaines en verre blanc, d’autres en verre plus foncé. Un seul pose avec son bidon à portée de main (d’un modèle ancien d’ailleurs) tous les autres semblent avoir leur bouteille. Ce qui amène à se poser deux questions : ces bouteilles sont-elles fournies par l’intendance ou ont-elles été apportées par les réservistes ? Cette image est-elle représentative du lien à l’alcool de ces hommes avant guerre ?

  • La question de l’alcool

Un homme avec trois bouteilles, cela n’en fait pas un alcoolique.

En conclure cette pathologie serait audacieux et bien rapide ! En effet, il peut s’agir tout simplement d’un clin d’œil, d’un trait d’humour. Les clichés montrant des hommes en train de trinquer représentent une part non négligeable des photographies de groupes de militaires avant guerre où chacun se met en scène.

L’image en général n’en reste pas moins un témoignage intéressant sur le rapport des hommes de l’époque à l’alcool : le « pinard » est une base dans l’alimentation de l’époque, d’ailleurs chacun a droit réglementairement à une certaine quantité quotidienne.
La photographie, en plus de l’éventail de types de bouteilles visibles, nous permet de constater que deux d’entre elles ne sont pas des bouteilles de vin. La première a une inscription en relief et fait penser à certaines bouteilles de bière. Grâce à Jérôme Charraud, il a été possible de l’identifier : il s’agit d’une bouteille de bière de la brasserie Grillon de Châteauroux dont le texte est « Brasserie Grillon Châteauroux« .
La seconde est une bouteille de « Cherry Brandy », liqueur de cerise allant de 25 à 35° d’alcool !

Comme le rappelle une circulaire de l’éducation nationale datée de mars 1909, la lutte contre l’alcoolisme doit être enseignée à l’école car il s’agit réellement d’un problème que l’on qualifierait aujourd’hui de « santé publique ». Pour l’armée, une consommation excessive n’est pas sans poser des problèmes. Presque tous les témoignages sur l’avant-guerre en témoignent. Outre la perte de cohésion du groupe, la consultation des dossiers des conseils de guerre montre que l’alcool est un élément présent dans de nombreux cas de refus d’obéissance, d’outrages, voire de vols (pour payer des dettes de boisson) ou de crimes. Le « bleu » à peine arrivé à la caserne ne doit-il pas payer son « litre », sa « bouteille », son « verre » à celui qui devient son « ancien » ?

Il est dommage que les bouteilles soient si petites sur l’image originale. En effet, sur la numérisation on constate que le reflet visible sur l’image est tout simplement ce qui fait face à ce groupe d’hommes. Hélas, c’est bien trop ténu pour être interprétable.

  • En guise conclusion (1)

Au-delà des objets et des uniformes, l’image nous met souvent face à des réalités qu’il convient de ne pas négliger sans les surinterpréter. Car le risque est aussi d’en arriver à des conclusions qui dépassent largement ce que peut effectivement dire une image isolée ou qui sont même des contresens, et d’arriver à des titres racoleurs (« Le problème de l’alcool au 90e RI » ou « Les Indriens et l’alcool »), à garder pour une certaine presse mais qui n’ont pas leur place en Histoire.


  • Une suite inattendue

La suite de cette recherche doit tout à Yannick Le Gratiet qui m’a contacté pour me faire part de ses conclusions qui complètent ce qui a déjà été écrit et corrige même une erreur importante : la datation d’avant-guerre. Car certains détails de l’équipement ont été oubliés, m’amenant à me tromper de période pour cette prise de vue. Il ne s’agit donc pas de réservistes avant guerre, ce qui a entraîné le déplacement de cet article, et une légère modification du début du texte. Afin de montrer les étapes de cette étude, le texte initial n’a pas été modifié autrement que par une phrase rayée et une nuance soulignée.

Voici ce qu’écrit monsieur Le Gratiet :
« C’est la présentation de la photographie comme datée d’avant guerre ou avant 1914 qui m’a interpellée, en y regardant de plus près je me suis franchement demandé s’il ne pouvait pas s’agir d’une photographie prise pendant la guerre, deux éléments nourrissent mon interrogation :

– cet insigne de grade à la poitrine ;

– une comparaison avec une de mes photos que je vais vous faire partager ici.

  • Le grade à la poitrine

Sur les capotes jusqu’à la guerre les grades sont prévus avec des galons longs et larges (pour les sous-officiers) au bas des manches, je n’ai pas connaissance d’autres us non réglementaires avant guerre à ce sujet (je ne dis pas que c’est impossible mais je n’en ai pas rencontré d’exemples encore), il y a bien les grades qui se fixent sur les boutons des vestes de bourgerons de treillis blancs d’exercice qu’on rencontre de toute taille et forme mais je n’ai pas connaissance de pratiques de ce genre sur les capotes…

Le 28 octobre pour rendre ces anciens grades moins voyants, il est décidé de les remplacer par des galons plus petits toujours sur les manches : 1,5 cm sur 3cm selon le texte puis de 12mm et 35mm par notice du 9 décembre 1914 (Source : hors série Gazette des uniformes n°24) l’application de ces nouveautés dans le contexte de guerre se traduit par des galons de toutes tailles et dans de nombreux cas par leur apparition sur les poitrines (de façon non réglementaire donc). »

  • D’autres détails parlants

Yannick le Gratiet continue sa démonstration en évoquant les rouleaux d’épaule que les hommes n’ont, au mieux, qu’à un exemplaire. Il poursuit en pointant du doigt les effets usagers, : « un certain nombre de képis n’ont pas l’air très frais, ça sent les effets de fond de dépôts… idem pour les vieilles gourdes, en fait à la mobilisation quasi tout ce qui était dans les dépôts semble avoir été distribué ». Il semble qu’il manque un bouton sur le képi de l’homme aux trois bouteilles et deux autres soldats ont des bretelles de suspension pour les cartouchières bien claires et surtout marquées par un pli : ne serait pas des effets de fortune ? Il est bien dommage qu’aucune cartouchière ne soit nette : cela aurait pu être une preuve supplémentaire.

Mais le dernier détail qu’il m’a signalé, déterminant à mes yeux et bien visible mais m’ayant échappé – étant plus accaparé par l’étude des bouteilles et des équipements de cuisine – c’est cet homme qui porte une capote qui ne possède qu’une rangée de boutons ! Tellement évident et pourtant pas vu : c’est un expédient utilisé pour faire face à la pénurie de boutons.

  • Dater l’image !

Je laisse à nouveau la parole à Yannick le Gratiet qui conclue en proposant une datation :  « … votre photographie pourrait bien avoir été prise au plus tôt en octobre 14 (détail du grade) et au moins jusqu’en mars 15, même s’il est vrai que le port du pantalon blanc avec la capote peut être observé aussi sur des exercices d’avant guerre. ». Il ne s’agit donc pas de réservistes réunis pour une période d’exercices avant guerre, mais bien de mobilisés, au dépôt du 90e RI fin 1914 ou début 1915. Cela explique aussi la grande variété d’âge sous l’uniforme du régiment d’active.

  • En guise conclusion (2)

Un immense merci pour cette contribution qui vient compléter cette étude. Preuve, une fois de plus, que tous les détails ont leur importance et qu’il est possible de faire parler bien plus l’image qu’on ne peut l’imaginer !


  • Jamais deux sans trois…

Nouvelle preuve des possibilités offertes par Internet, l’étude de cette image connaît une nouvelle avancée. Régis « Air339 » du forum pages 14-18, m’a envoyé de nouveaux éléments dont le premier permet tout simplement de proposer une nouvelle datation.

  • Une image plus tardive que prévue

Si vous avez lu ou relu cette recherche depuis le début, vous avez constaté que la photographie fut d’abord datée d’avant 1914, puis de fin 1914-début 1915. Or Régis a remarqué le rivet sur un brodequin. Aucun doute : il s’agit d’un modèle 1882 M-1916, mis en production à partir de… mars 1916. Cette image peut donc dater de la fin 1916 si l’on se fie au temps.

Notre correspondant a aussi pointé du doigt d’autres détails significatifs.

Les bouteilles fermées par un collier et un bouchon de céramique sont probablement de la bière. On perçoit un dépôt de mousse dans la bouteille ci-dessous :

Le couvercle de la gamelle au centre atteste d’un modèle de fabrication de guerre. Je cite Régis : « le recours aux ferblantiers autorise des libertés, comme ce creux pour l’anneau, bien trop large. » Le quart visible à droite semble lui avoir un fond soudé.

J’ajoute que l’homme à gauche semble en train de se préparer de quoi fumer.

Autre plat à fond soudé, celui-ci est aussi une production de guerre :

Ci-dessous, une gourde modèle 1845 :

Nous sommes donc bien face à des hommes du dépôt du 90e RI, fin 1916 voire en 1917, munis des équipements disponibles. Une fois prêts à être envoyés au front, ils recevaient évidemment une tenue réglementaire. Et leurs effets étaient utilisés pour d’autres évacués (blessés passés par le dépôt avant de retourner au front), des rappelés ou des jeunes recrues.

  • Une autre photographie prise au même endroit ?

En effet, Jérôme Charraud, qui travaille spécifiquement sur les régiments indriens (y compris le 90e RI donc) m’a fait parvenir cette photographie d’hommes du 90e RI lui faisant beaucoup penser à celle étudiée ici.

Je pense qu’il faut y voir plus qu’un air de famille : elle a,selon toute vraisemblance, été prise le même jour, au même endroit ! Les points communs sont trop nombreux pour être de simples coïncidences : un fossé, bien que pris suivant un autre angle, mêmes conditions climatiques, même fumée blanche des feux allumés pour réchauffer les plats, mêmes équipements disparates, mêmes tenues. Le caporal a mis en avant son grade de manière peu réglementaire ici aussi.

Deux détails achèvent de faire pencher la balance vers une prise le même jour : on trouve à nouveau un enfant qui pourrait être l’un des deux visibles sur le cliché précédent :

Et surtout la même plaque placée par le photographe pour identifier le cliché :

Cette image se caractérise par la profusion de détails. Le seau en toile modèle 1881 et la pelle ci-dessus, mais aussi tout un éventail de plats et de bouteilles (une fois encore ! ). On peut même observer un homme en train de manger un avocat et un sabre probablement placé contre un faisceau de fusils.

En guise de conclusion (3) :

Une fois encore, cette photographie se révèle extrêmement riche. Cette richesse n’aurait pas pu être mise en avant sans les incroyables synergies possibles grâce à Internet. Un très grand merci à Régis et Jérôme.


  • Nouvelles informations pour une nouvelle datation

Grâce à l’intervention de Christophe Dutrône, de nouveaux éléments plaident pour une datation plus précoce qu’imaginée au cours de cette recherche. Je lui laisse la place afin qu’il développe son idée et son argumentaire, vous allez le voir, très précis :

Les brodequins en service au début du conflit sont soit du modèle 1893, soit du modèle 1912, même si on ne peut exclure que quelques vieux stocks de 1881 aient été exhumés du fond des dépôts fin 14- début 1915.
Pour en venir à la question de l’œillet visible sur la photographie, si ce dernier apparaît officiellement en 1916, il est très probable que cette pratique ait déjà été mise en œuvre par certaines intendances ou corps de troupes bien avant. Il n’est pas rare, en effet, que certaines descriptions au B. O. soient largement postérieures dans les faits à la mise en pratique. Le cas des bandes molletières cintrées, adoptées officiellement en 1918 mais visibles sur des photographies dès 1917, en est la parfaite illustration.
Dans le cas de ces brodequins à œillets, je penche pour des modèles 1912 modifiés par adjonction d’œillets. J’en connais au moins deux exemplaires modifiés de cette manière dans des collections.
Sur un plan plus général, j’ai peine à croire que ce cliché ait été pris fin 1916 ou en 1917, car tous les effets visibles sur la photographie sont uniformes, et tous sont de l’ « ancien modèle ». Pour ma part, je penche plutôt pour un cliché pris fin 1914 ou au cours des premiers mois de 1915. Des hommes photographiés à l’instruction fin 1916 ou en 1917 auraient très probablement porté au moins en partie des équipements en toile et des pièces d’uniforme en velours.

En guise de conclusion (4) :

Retour à l’hypothèse initiale pour ces clichés : ils datent probablement de la fin de l’année 1914 ou du début de l’année 1915. Une fois encore, j’apprécie énormément les précisions que les lecteurs peuvent apporter, même si je mets parfois beaucoup de temps à mettre à jour le texte !

Pour approfondir :

Pour tout ce qui concerne les régiments de l’Indre, y compris donc les 90e et 290e RI, le blog de Jérôme Charraud est incontournable. Cliquez pour un accès direct.

Pour en savoir plus sur la brasserie Grillon de Châteauroux, une page « Châteauroux vers 1910 » sur le site TSF36.


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