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10 – Caserne du 144e RI, Royan, 2 août 1914

Cette image a déjà été publiée deux fois sur Internet : une fois dans une discussion du forum pages 14-18, une autre en bandeau du site sur la 11e compagnie du 144e régiment d’infanterie. Son propriétaire, Stéphan Agosto, a eu la gentillesse de me prêter ce document pour voir ce qu’il a à dire.

Collection S. Agosto
  • Dimanche 2 août 1914

Le soldat Labat écrit à ses parents. Il est au service militaire à Royan. Peut-être est-il l’un des trois soldats de l’active visibles sur l’image ? Comme il l’écrit, les réservistes commencent à arriver. Cette photographie a été prise dans la matinée du 2 août 1914 et il n’est pas anormal de voir des hommes arriver à la caserne : les affiches ont été apposées et lues le 1er août en fin de journée. Les hommes savent quoi faire, leur fascicule de mobilisation accroché à leur livret militaire indique à quel jour de la mobilisation ils doivent venir à la caserne. Logiquement, les hommes des régiments de réserve (ici, du 344e RI) n’ont pas été appelés dès le 2 août, tout comme les territoriaux destinés à former les régiments de territoriaux. Le 2 août, priorité était donnée aux réservistes destinés à compléter les effectifs du régiment d’active (ici le 144e RI).

Le problème est que l’on voit autour des trois soldats, de nombreux hommes. Certains sont à peine plus vieux que les militaires en uniforme, comme l’homme qui a les bras croisés à droite ou celui juste derrière la baïonnette, des réservistes possibles pour le 144e RI. Par contre, d’autres semblent beaucoup plus âgés. La question en fait est de savoir si ce sont tous des réservistes ? Certains peuvent l’être, comme les hommes les plus âgés appelés destinés à devenir des territoriaux affectés aux Gardes des Voies de Communication (GVC) appartenant à la Réserve de l’armée territoriale (RAT), voire des RAT affectés à la garde du littoral. Mais pour les hommes encore plus âgés et ceux d’un âge intermédiaire ?

  • La part du réel et de la mise en scène

Le photographe a dû voir dans la mobilisation une promesse de ventes multipliées, ou alors, dans un esprit moins mercantile, l’occasion d’immortaliser un moment important, si ce n’est historique. Quoi qu’il en soit, ce photographe, probablement professionnel malgré la qualité du tirage et le cadrage approximatif, est venu à la caserne dès le matin et a développé en quelques heures les photographies puis vendu, toujours dans la même journée ses tirages. La chronologie est assurée par le texte de la carte : photographie prise le matin, écrite dans l’après-midi.

Le photographe n’a pas pris son cliché dans la caserne, mais devant : on voit nettement le bâtiment qui se trouve à gauche de l’entrée de la caserne, ainsi que la grille massive. On ne voit le plus souvent que quatre des cinq fenêtre et portes de ce bâtiment sur les CPA de l’entrée de la caserne Champlain de Royan, mais l’angle permet de bien voir les cinq ici, ainsi que le portail pour les hommes à droite du bâtiment.

Un autre élément intéressant est l’absence totale des femmes, ce qui serait logique si l’on était dans l’enceinte de la caserne, mais qui ne l’est pas du tout à l’extérieur. Les témoignages des recrues sur ces jours de début août parlent souvent des mères, des fiancées, d’épouses à la grille de la caserne pour d’émouvants adieux. Pour n’en citer que deux, Etienne Tanty au Havre écrit :

« Dimanche 2 août 1914 [carte-lettre]
(…) Mais il y a une chose qui me navre absolument : c’est de passer en ville, et devant les pauvres femmes qui pleurent (…) J’ai passé la journée à la mobilisation d’une compagnie territoriale (…)« .

Marcel Dixneuf, à Tours, la veille :

« Tours, le 1er août 1914
(…) Depuis quelque jours on ne parlait plus que de la guerre. Aujourd’hui aux yeux de tous ceux qui sont ici cela parait presque une certitude. Nous ne faisons pas grand chose depuis quelque jours le temps passe aux préparatifs pour la mobilisation. Les voitures sont arrivées, on commence à les charger, les territoriaux chargés de la surveillance des voies de communication sont arrivés et habillés tant bien que mal. (…) A l’heure où je vous écris (midi) la grille de la caserne est fermée tellement il y a de monde à l’assiéger (…) ».

Ces deux éléments (extérieur de la caserne, absence des femmes) font penser que le photographe a demandé aux hommes présents de se réunir autour des trois soldats en uniforme et aux femmes de s’écarter. Ah ! qu’il est regrettable de ne pas avoir le contre-champ de ce cliché ! Si l’on suit cette hypothèse, il est aisé d’expliquer la présence d’hommes visiblement bien trop âgés pour être mobilisés. A côté de réservistes, on voit des pères, des amis, des membres de la famille, comme cet homme qui porte une valise qui n’est probablement pas la sienne, ou cet autre qui a des linges blancs dans la main, peut-être des provisions pour la route pour une connaissance, ou pour lui.

  • Des visages

La mobilisation n’est pas la guerre, mais c’est un moment grave. C’est la première mobilisation depuis 1870. Le pays a préparé l’esprit de la population et les hommes à se battre. Que nous apprennent ces visages sur l’état d’esprit en ce 2 août 1914 ?

Les trois soldats d’active, avec leur uniforme neuf, mais leurs cartouchières et leur besace vides, ont chacun une pose différente. Celui qui est à gauche montre de l’assurance, un pied légèrement en avant, les bras croisés, la jugulaire en place, le visage ferme au regard qui ne fixe pas l’objectif. Le second a déjà mis la baïonnette au canon de son fusil, il est souriant, le corps légèrement déhanché dans un mouvement qui laisse apparaître de la décontraction. Le troisième est légèrement penché, le front légèrement plissé. Il a une attitude plus difficile à interpréter : un peu de nonchalance dans la jugulaire, mais aussi un front qui est plus marqué au-dessus du nez, comme s’il plissait le front : faut-il y voir de l’anxiété ou juste la pose ?

Plus généralement, faut-il voir dans ces attitudes, ainsi que celle des autres hommes présents, de l’assurance ou bien une pose prise pour « paraître » devant le photographe et aux yeux de ceux qui verront ?

Il est risqué à mon avis d’aller trop loin dans l’étude des visages, la question étant même, sans abandonner l’habitude de regarder leurs attitudes, jusqu’où pousser l’interprétation ?

Il en va de même pour l’homme accroché à la grille pour être visible et celui qui agite son couvre-chef. Réel enthousiasme lié à la mobilisation, volonté de se démarquer, excitation liée au moment ? Difficile de se prononcer tant la réaction de chaque individu peut être différente. On pose, dans une posture choisie devant le photographe. Il faut « paraître », faire bonne figure même si les pensées ne sont pas à de belles actions héroïques. Il faut paraître vis-à-vis des autres, vis-à-vis des personnes qui verront la photographie.

Le soldat Labat, qui écrit la carte, résume la dualité des sentiments des hommes : une exaltation collective et la nécessité de faire bonne figure, mais aussi l’appréhension pour ne pas dire la peur du devenir de chacun dans le conflit. Finalement, le texte est nettement plus parlant que l’image :

« Royan le 2 août 1914
Chers parants,
Je vous écris deux mots pour vous dire que c’est la vielle du jour avant de partir à la guerre. Nous voilà à dimanche et nous partons lundi à onze heures sur Bordeaux et nous restons deux jours et après on part à Berlin. Voilà la journée de Dimanche matin, les réservistes commencent d’arrivé. C’est triste mès on part avec courage. Ont ne sest pas comment on reviendra. Je ne peu pas vous en dire davantage. Je vous salue à toute la famille Labat. »

  • La mobilisation du 144e RI

Cette carte est aussi intéressante car elle illustre la mise sur le pied de guerre du régiment sur certains aspects qui ne sont pas mentionnés ni par le JMO ni par l’Historique, tous deux commençant le 5 août au départ de Bordeaux.
Certes cet homme ne détaille pas autant qu’un Tanty, ou que le capitaine Didier pour la 9e compagnie du 144e RI qui se trouvait à la caserne Champlain en même temps que notre soldat, mais il nous nous donne tout de même des indices intéressants sur cette période :
– Dimanche 2 août matin : arrivée des premiers réservistes ;
– Lundi 3 août, 11h00 : départ pour Bordeaux ;
– Mercredi 5 août : départ pour le front.

Le 5 août 1914, les 3164 hommes et 150 sous-officiers, conduits par leurs officiers s’embarquent en trois échelons à la gare de Bordeaux Bastide et arrivent les 7 et 8 août à Vaucouleurs ou Maxey-sur-Vaise dans la Meuse. Par la suite, en raison de l’imprécision de l’identité de notre soldat, impossible de dire quel fut son destin. François Mattart avait bien trouvé un Emile Labat, dans une discussion sur cette image sur le forum Pages 14-18, tué à Lobbes fin août 1914 au sein du 144e RI, mais comment savoir s’il s’agit bien de l’homme qui a écrit ces quelques mots ?
En l’absence de certitudes, un simple rappel : 24,1% des soldats des mobilisés de la classe 1911, 27,7% des mobilisés de la classe 1912 et 20,9% des mobilisés de la classe 1913 ont été tués pendant la guerre.

  • En guise de conclusion

Il y a des photographies qui n’ont pas qu’un intérêt anecdotique, qui ne sont pas que des portraits anonymes ou d’un membre de la famille. Certaines photographies ont une force évocatrice réelle, ou une valeur historique indéniable. Je pense que ce cliché appartient à cette catégorie, tant par ce qu’elle nous montre de ce jour là, sa mise en scène, et tout ce qu’elle ne dit pas, ses apparences trompeuses pour celui qui regarde, mais que le texte révèle en quelques mots. Une image et un texte qui résument bien les difficultés d’interprétation de ces images, puisqu’elles ne peuvent nous dire que ce qu’elles montrent.

  • Compléments et sources :

Discussion sur les Bordelais dans la Grande Guerre (novembre-décembre 2008) sur le forum Pages 14-18.

Blog de François Mattart sur la 11e compagnie du 144e RI.

TANTY Etienne, Les Violettes des tranchées, lettres d’un poilu qui n’aimait pas la guerre, Editions Italiques, Paris, 2002, page 46.

Correspondance de Marcel Dixneuf, transcription réalisée par les élèves de 4eF du collège Anjou, année scolaire 2010-2011. Accès direct aux lettres.

JMO du 144e RI, SHD 26N694/7.

Extraits des écrits du capitaine Didier du 144e RI, Cyber Gazette Royan Atlantique, « Les poilus de Royan », publié le 8 avril 2008. Accès direct à la page.

Site de Gilles Roland. Accès direct au tableau des pertes par classe.


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