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Une histoire croisée de la Première Guerre mondiale

Becker J.-J., Krumeich G., La Grande Guerre, une histoire franco-allemande. Paris, Texto, éditions Taillandier, 2008, 384 pages.

Les livres narrant la Première Guerre mondiale sont très nombreux. Certains sont même des best-sellers. Grand public ou apportant une analyse plus fine, ils abordent le plus souvent le conflit avec une optique nationale marquée. On y découvre une guerre au travers de l’histoire nationale, avec un point de vue français ou, au mieux, allié, et encore le plus souvent franco-anglais. Ce n’est pas un problème en soi si l’on garde en tête que chaque pays a sa vision du conflit, son histoire de cette guerre.

Cet ouvrage propose une démarche originale : il propose une vision en parallèle de différentes thématiques liées à cette guerre en partant d’un point de vue puis en abordant la situation vue par l’autre pays. On perçoit alors nettement la vision fort différente des populations de l’époque entre les deux pays, l’état d’esprit, les mentalités. Tout au long de l’ouvrage, les auteurs ne se contentent pas d’affirmations péremptoires, mais nourrissent leurs arguments de très nombreux exemples. On a ainsi un éclairage très intéressant sur ce conflit et ce, dès le premier chapitre qui aborde la marche à la guerre.

  • Pourquoi une guerre franco-allemande ?

La première partie, comme tout le reste du livre, montre que les choses ne sont pas aussi simples qu’on peut le lire, que ce soit au niveau des tensions qui variaient suivant les gouvernements, ou pour la construction de l’alliance avec la Russie puis le Royaume-Uni. Les crises sont analysées suivant le regard allemand qui voyait la politique dans les Balkans et celle des Russes comme « des agissements panslavistes », ce qui créait des craintes importantes dans le pays.

Les tensions augmentèrent surtout dans les deux camps à partir de 1911 avec la crise franco-allemande, ce qui renforça de fait le rapprochement avec l’Angleterre. Ensuite, il y eut les guerres balkaniques et finalement les lois militaires. L’attitude des socialistes (IIe internationale) est également étudiée. Le tout conduit à la conclusion que personne ne s’attendait à une guerre en juillet 1914.

Le rôle de la Russie et de l’Autriche-Hongrie est largement étudié et mis en avant, les auteurs montrant que la France n’eut aucun poids (mais aussi aucun impact sur la chronologie) et fut piégée par l’alliance avec la Russie ; l’Allemagne céda, elle, aux volontés des militaires.

  • Une guerre des peuples

Après avoir étudié les spécificités de l’ « Union sacrée » en France et de son pendant allemand, le « Burgfrieden », les auteurs montrent la prééminence de fait du pouvoir militaire sur le pouvoir politique. En France, ce dernier eut le plus grand mal à inverser la tendance et il n’y parviendra réellement qu’avec Clémenceau fin 1917. La situation fut fort semblable en Allemagne où le pouvoir militaire prit une grande partie des décisions et organisa la guerre totale avec beaucoup d’inefficacité.

Il n’y eut pas de rupture réelle dans l’Union sacrée en France malgré le départ des socialistes du gouvernement en septembre 1917 et par le refus croissant de cette union par les syndicats, sans que cela n’infléchisse le soutien de la majorité de la population. En Allemagne, le Burgfrieden fut marqué par des controverses : quel but pour la guerre par exemple ? Pourtant les sociaux-démocrates se divisèrent et une promesse de réforme électorale fâcha les conservateurs. Le Burgfrieden ne dura pas mais la population allemande tint tout de même jusqu’en septembre 1918 au nom des sacrifices pour la victoire.

Les mentalités s’adaptèrent au conflit : une culture de guerre se mit en place. En France, on repensa l’enseignement pour tenir compte du contexte. La presse donna d’abord « une peinture mensongère de la guerre » puis une vision où le sentiment national fut mis en avant.

Si on mit les enfants en première ligne en France, en Allemagne au contraire ils furent protégés par les autorités. La propagande y fut moins virulente. La culture allemande se caractérisa par la haine de l’Angleterre et par une position défensive face à la propagande alliée qui s’appuyait sur l’expérience, sur les combats de 1914 et sur l’occupation de parties du territoire. Les pertes furent cachées par les deux pays pour ne pas démoraliser la population.

Le moral dépendait de l’attente des nouvelles et des conditions matérielles. Si elles furent correctes en France, malgré des pénuries ponctuelles, la population allemande fut, elle, nettement plus éprouvée. Il y eut tout de même à partir de 1916 en France le phénomène de vie chère. L’augmentation des prix fut freinée en Allemagne, mais elle explosa ensuite. Elle eut pour effet en France de tendre les relations sociales à partir de 1917. Les premières grèves, surtout à Paris, par des femmes, furent corporatistes, à l’inverse de celle du 1er mai 1917 qui fut plus pacifiste. En Allemagne, les grèves commencèrent en 1916. La diminution des rations en 1917 entraîna un mouvement de 300 000 ouvriers. Le nombre de grèves augmenta en mai 1917, mais la menace d’envoyer les hommes au front y mit fin. Ce fut aussi le cas des grèves de 1918 où 50 000 ouvriers furent effectivement envoyés au front. Les grèves n’allèrent jamais jusqu’à vouloir la défaite, ce qui montre qu’un « consensus national » perdura tout au long de la guerre dans les deux pays.

Le moral fluctuait aussi dans les deux pays en fonction des réussites et des échecs, mais aussi des problèmes du quotidien. Tant que chacun crut en une victoire finale possible, le moral tint.

  • Une guerre d’une violence inconnue ?

La problématique est dans la question. Pour y répondre, les historiens ont traité plusieurs thèmes en commençant par la question des effectifs replacée dans son contexte et comparée entre pays et entre avant et pendant la guerre. Suivant la même grille d’analyse, c’est ensuite la mobilisation de l’industrie qui est abordée ainsi que le financement du conflit par chaque pays.

Finalement, la violence est abordée sous l’angle de celle des champs de bataille (armes, artillerie, gaz) et sous celui de la violence contre les civils, que ce soit au début de la guerre en Belgique et dans certaines communes françaises, mais aussi en Prusse ou pendant l’occupation de certains territoires par l’Allemagne.

  • Pourquoi une si longue guerre ?

Le mythe de la « guerre courte » est d’abord expliqué en voyant sa mise en place avant-guerre et par les différents plans. Ensuite, les auteurs montrent l’échec des différents plans successifs. Leur récit est clair, montre bien les choix des deux camps, les erreurs, les problèmes au niveau du commandement qui aboutissent à la bataille de la Marne puis à ce qu’on appela la course à la mer. L’aspect psychologique est pris en compte et donne un éclairage très utile faisant de cette partie plus qu’une simple « histoire bataille ». Le fait de confronter la vision des deux, les plans et stratégies des deux camps est un plus réel.

L’année 1915 est étudiée au travers des différentes offensives françaises, soit d’usure, soit pour percer le front quand l’Allemagne cherche à améliorer la situation à l’Est puis se lance dans la bataille de Verdun.

Le double regard sur les combats en France est très instructif, permettant de rappeler que certaines interprétations stratégiques ont été largement revues au cours des dernières décennies.

L’analyse des conséquences des échecs de 1915 dans les deux camps est suivie d’une partie très riche sur « Pourquoi ont-ils tenu ? ». La question est centrale pour les auteurs. L’étude fait deux pages pour chaque pays. La partie sur les soldats français jette de l’huile sur le feu dans la querelle avec les tenants de la « contrainte » : « plus souvent publicistes en mal de publicité », « absurdité, voire malhonnêteté » sont des mots forts qui dénotent avec tout le reste de l’ouvrage et montre la sensibilité exacerbée sur la question. En tant que lecteur éloigné de cette querelle, je me suis vraiment demandé ce que venaient faire ces commentaires qui me paraissent excessifs, d’autant plus, encore une fois, qu’ils dénotent avec le reste de l’ouvrage, d’autant plus que page 230 les auteurs ont fait une allusion plus modérée et qui suffit largement : « quelle qu’ait été l’intensité de leur consentement ». Toutefois, ces deux pages méritent d’être lues car elles donnent des pistes de réflexion très utiles au lecteur.

Les deux auteurs passent ensuite en revue toutes les tentatives d’extension géographique de la guerre et leur échec systématique puis ils relatent les tentatives de paix et les raisons de leurs échecs chez chaque belligérant.

La dernière partie s’intéresse à la fin du conflit, depuis les ruptures de 1918 jusqu’à l’après-guerre, avec l’avantage de toujours proposer une double lecture des thèmes étudiés.

Ils développent d’abord les victoires allemandes en Russie, les gains obtenus, la dureté du traité de Brest-Litovsk, puis les conséquences de la guerre sous-marine à outrance, parfois mal évaluées par l’Allemagne.

Les négociations et la période qui aboutissent au traité de Versailles le 28 juin 1919 sont l’objet d’une partie spécifique. Elle montre l’évolution de la position allemande qui, après le refus des XIV points de Wilson, s’y convertit et est surprise d’être finalement si durement traitée. Car, les auteurs le montrent parfaitement, le mythe de l’armée invaincue, relayée par les militaires et surtout les politiques a donné l’illusion que l’Allemagne n’était pas défaite. Simplement exposé, on comprend d’autant mieux les conséquences qu’aura ce mythe une décennie plus tard.

L’après-guerre est marquée par la différence importante entre la France et l’Allemagne au niveau du deuil. Quand la France fut marquée par une « communauté de deuil », l’Allemagne vit des divisions nettes se créer qui empêchèrent son développement. L’évolution de la politique monumentale allemande est révélatrice et le plus souvent inconnue en France.

  • En guise de conclusion

Cet ouvrage, tout en donnant une vision générale du conflit, permet de prendre de la hauteur, de réfléchir sur un grand nombre de thèmes généralement peu abordés dans les histoires plus généralistes, chronologiques ou d’histoire-bataille. Ainsi, si les grandes batailles sont abordées, ce n’est pas dans leur déroulement mais pour ce qu’elles ont changé dans la manière de penser le combat ou leurs conséquences stratégiques ou morales. L’éclairage des événements par un historien français et un historien allemand est aussi de plus grand intérêt car on s’éloigne d’une lecture du conflit purement nationale.


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