GAGET Olivier, Un officier du 15e corps, carnets de route et lettres de guerre de Marcel Rostin (1914-1916), Saint-Michel de l’Observatoire, C’est-à-dire éditions, 2008.
La publication des témoignages de poilus est souvent le combat d’une famille, d’un descendant ou d’un passionné. Cet ouvrage doit beaucoup à la passion d’Olivier Gaget. Découvrant ce témoignage dans un fonds d’archives, il en a entrepris la publication. Il ne s’agit pas de la simple mise en forme de deux des – au moins – seize carnets et de lettres rédigés par Marcel Rostin au cours du conflit. En effet, Olivier Gaget l’a enrichie d’une présentation très complète qui explique comment ces deux carnets sont arrivés jusqu’à nous (il s’agit d’une copie des originaux), mais aussi enrichissant le texte de notes courtes et réellement utiles. L’ouvrage est richement illustré par des photographies montrant Marcel Rostin mais aussi par quelques cartes postales ou photographies montrant des lieux cités et des cartes les localisant. Une note particulière pour les quatre portraits réalisés par Stéphan Agosto dont j’ai déjà pu dire tout le bien que je pense de son travail. Je n’ai pas été surpris de retrouver son nom dans ce travail de passionné.
Autre point qui a valu à cet ouvrage un a priori positif de ma part : la maison d’édition. J’ai déjà eu le plaisir de lire deux témoignages de combattants de la Première Guerre mondiale (« Souvenirs de Verdun » d’Eugène Carrias et « Et le temps, à nous, est compté » d’Albert Marquand) et je n’ai jamais été déçu par le travail réalisé par « C’est-à-dire éditions ». Ce troisième ouvrage ne fait pas exception. Il est évident que le travail d’accompagnement est largement plus poussé que pour une maison d’édition comme l’Harmattan : l’exigence de qualité se retrouve dans chaque publication. Par exemple, les règles utilisées pour la transcription sont expliquées, ce qui manque trop souvent dans les publications de témoignages ou de correspondances.
Je ne vais pas m’attacher à décrire ce qu’apporte ce témoignage sur « l’affaire du 15e corps », qui n’est pas, de toute manière, la raison d’être de ces carnets. Je vais plutôt insister sur quelques points qui m’ont interpellé, d’abord sur la guerre de mouvement, puis sur la guerre de tranchées. Marcel Rostin a connu la première jusqu’à sa blessure en septembre 1914 avant de revenir fin 1914 en pleine guerre de tranchées. Une guerre bien loin de celle du début du conflit.
Dans ses lettres, peu à peu, il aborde tout ce qui se passe autour de lui, les cuistots, le repos, les attentions de ses hommes.
Il exprime très clairement ses traits de caractère, sans en cacher les bons côtés et ceux dont on se vante un peu moins et qui manquent tellement quand on réalise le portrait d’une personne.
- De la mobilisation à sa première blessure, août – septembre 1914
Ce témoignage est plutôt rapide en ce qui concerne le départ puis le transport vers le Nord-Est du pays (quelques lignes pour chaque jour), mais il s’étoffe rapidement ensuite. Il est dommage que l’auteur n’ait pas développé les opérations de mobilisation, mais il s’agit clairement pour lui d’écrire sur la campagne et non tout ce qui est autour. Ainsi, il ne dit presque rien des journées qui précèdent les premiers engagements. Son récit se développe nettement à partir du 19 août pour se tarir avec son arrivée à l’hôpital de Lyon.
Le baptême du feu, l’artillerie ennemie, les paniques qui touchent les rangs qu’il faut arrêter par la voix, par les gestes, en s’interposant physiquement, en prenant probablement son revolver, le lien qui se crée avec ses hommes, les blessés, la faim, la chaleur, la soif, les contacts avec la population civile sont quelques-uns des thèmes qui parsèment le récit. Il développe également en détails les opérations auxquelles participe sa compagnie (la 5e du 112e RI) : les marches, les combats, le quotidien.
Il ne manque pas une occasion de noter ce qu’il pense ou ce qu’il comprend des opérations en cours, regrettant le 20 août : « Pauvres petits fantassins, ils ont désiré de toute leur âme l’assaut à la baïonnette et ils tombent là comme des épis sans avoir vu le lâche ennemi qui se dérobe. », page 44.
Parmi les détails intéressants, on trouve la difficulté du ravitaillement, des indications climatiques, l’arrivée des renforts. À ce propos, ce sont des réservistes, ce qui fait un réel contraste avec les jeunes soldats de l’active qui composent encore la base du régiment. Il décrit l’amalgame ainsi que la fébrilité des nouveaux arrivants lors de leur baptême du feu.
Un autre élément ne manque pas d’intérêt : il porte des jugements souvent sévères vis-à-vis de certains officiers, qu’il s’agisse de ceux chargés du commandement de son bataillon ou du régiment après la première hécatombe ou de certains officiers rencontrés (comme cet officier d’état-major avec qui il a eu un conflit en raison du repos qu’il faisait prendre à sa compagnie). C’est une autre réalité du conflit, peu évoquée, qui apparaît ici. Il n’est pas sans critiquer les officiers qui retombent dans les routines caricaturales de la vie de caserne, montrant ici l’impact d’une certaine littérature humoristique d’avant-guerre qu’il cite.
La note 49 m’a interpellé, précisant la phrase de l’auteur « on continue la destruction des cultures », l’incise explique : « Les troupes françaises pendant leur retraite détruisaient les cultures, afin qu’elles ne profitent pas à l’ennemi », page 53. Cette affirmation m’a surpris, n’ayant jamais entendu parler ou lu quoi que ce soit sur une éventuelle politique de « terre brûlée » pratiquée par les Français fin août, début septembre 1914. Est-ce que ce ne serait pas une surinterprétation des mots de Rostin qui constate simplement dans son écrit que la marche dans les champs couche les cultures ?
- Décembre 1914 à juillet 1916 : dans les tranchées
À son retour de convalescence, c’est une tout autre guerre qui attend le capitaine Rostin : il retrouve son régiment dans les tranchées d’Argonne. Il ne s’agit pas des suites des deux premiers carnets mais d’une série de lettres envoyées à son oncle. Le ton est, de ce fait, bien différent de celui de la première partie. Les informations sont moins précises, les mots sont plus choisis et ne transcrivent pas toute la réalité. La première lettre est assez symptomatique d’ailleurs : elle sent bon le patriotisme. Il est évident que l’auteur est profondément patriote mais là, c’est un peu exagéré : « À l’instant où je vous écris, malgré le brouillard, la pluie et la boue effroyable qui les enlise dans les cantonnements, je les entends qui chantent et qui rient comme les gens les plus heureux de la terre. Oh, la belle âme que l’âme française ! Comment la victoire pourrait-elle fuir de si merveilleux soldats ? Car je présume que de la mer du Nord aux Vosges, il en est ainsi. », pages 98 et 99.
C’est sur les conditions de vie de ses hommes qu’il est le plus précis, il note aussi la proximité de l’ennemi ainsi que des cadavres. Il détaille dans sa lettre du 6 janvier 1915 la réalité de la vie dans les tranchées : attente, froid, cadavres impossibles à enlever, coût exorbitant de toute attaque ou reprise de tranchée mentionnée par la presse.
Certains thèmes reviennent régulièrement dans ces échanges, à commencer par ce que raconte la presse. Il admet avoir été lui-même aveuglé par ce qu’il lisait avant son retour au front. Mais au final, il explique à deux reprises au moins qu’il vaut probablement mieux que les familles ne sachent pas la réalité de ce que vivent les combattants. Il renouvelle cette critique peu avant Noël 1915, acceptant très mal l’image donnée des soldats confortablement installés ou étant bien équipés pour faire face aux conditions climatiques pour conclure sur le réconfort que cela apporte aux familles.
Il mentionne régulièrement les actions des Allemands et le fait que son secteur soit particulièrement actif et dangereux tout au long de sa correspondance. Il parle d’ailleurs de « guerre d’Apaches », page 110 quand les ennemis utilisent des gaz et du pétrole liquide.
On sent beaucoup de sensibilité concernant l’image des troupes du Sud. Il fait plusieurs sous-entendus à ce sujet, conséquence directe de « l’affaire du 15e corps » d’août 1914. Pour ne citer qu’un seul exemple, page 128, il évoque le cas d’un homme qu’il a fait décorer : « Des poilus de cette trempe (Texier) il y en a des tas, et l’on ose médire des enfants du Midi comme si le Midi était peuplé d’une race différente de celle du pays ! ».
Il mentionne régulièrement la mort de ses camarades officiers tout comme celles de certains de ses hommes. Il explique tout le mal qu’il a à « digérer » ces disparitions. Il fait aussi allusion aux cadavres qui sont présents partout dans le secteur mais aussi à la mort qui l’a frôlé, sans épargner des hommes à ses côtés à plusieurs occasions. Si le quotidien pour les hommes du 112e RI fut difficile pendant sa période en Argonne, le capitaine Rostin fut marqué par une opération menée en février 1915 avec sa compagnie. Elle fut un brillant succès, relaté dans le communiqué et lui permit d’obtenir la Légion d’honneur. Nommé à la tête d’une compagnie de mitrailleuses au printemps, il fut assommé par l’attaque allemande sur son secteur fin juin, début juillet 1915. Si les Allemands furent contenus, ce fut au prix de terribles pertes pour le 112e RI (2000 hommes et 30 officiers). C’est l’occasion pour lui de dire ce qu’il pense des communiqués officiels qui font oublier les pertes en hommes et la réalité sanglante qui se cache parfois derrière une phrase. Par contre, il est très fier des citations obtenues par ses hommes, plus encore quand il a le plaisir d’agrafer lui-même la médaille.
Il parle également de l’accueil fait aux hommes revenant de permission, accablés de questions. Lui-même revient déçu par l’attitude de nombreux civils rencontrés lors de sa seule permission en janvier 1916.
Ses lettres se font plus longues à partir de décembre 1915. Il y explique toujours son quotidien, les horreurs de la guerre et plus encore les souffrances liées à la boue, au froid, à la pluie. Il ne fait qu’allusion ponctuellement à sa foi. Par contre, l’attachement pour ses hommes est fréquemment mentionné, ainsi que la difficulté d’être en première ligne, difficulté morale comme physique.
Et puis, il y eut Verdun. D’abord voisin de la terrible bataille, il se retrouve sur une aile du chaudron en mai et juin 1916. Par rapport à la période précédente, il développe bien peu, n’insistant que sur quelques faits. Il semble être assommé par tout ce qu’il vient de vivre. D’ailleurs il mentionne très peu ce qu’il a vu, même ce qu’il a vécu. Fut-il saoulé d’horreurs au point de ne plus pouvoir les écrire ?
Il fut évacué en juillet 1916. C’est là que s’achève la série de lettres. Il continua une carrière militaire active jusqu’en 1930.
- En guise de conclusion
Loin d’être un ouvrage orienté vers « l’affaire du 15e corps » même si une annexe lui est consacrée et quoi que sous-entende son titre (on ne parle jamais des « souvenirs d’un soldat du Xème corps » en général), cet ouvrage est avant tout le témoignage d’un officier qui développe son point de vue sur ce qu’il vit, qui raconte son quotidien et met par écrit ses réflexions personnelles. Un officier qui conceptualisait déjà avant-guerre (sa comparaison entre le dressage des recrues en France et en Allemagne a même fait l’objet d’une publication en 1914) et qui va montrer de grandes qualités dans l’organisation, la mise en œuvre pratique et théorique des unités de mitrailleuses.
Je n’ai qu’un seul regret en terminant la lecture, et ce doit être le même que celui d’Olivier Gaget : au moins seize carnets de la main de Marcel Rostin ont été envoyés à l’arrière jusqu’à son évacuation. On ne peut qu’imaginer le luxe d’informations que devaient contenir les autres volumes quand on voit celui des deux publiés. Je regrette d’autant plus cette perte et l’absence de suite à la correspondance car ce capitaine commanda un centre d’instruction de mitrailleurs au Mans. Or ces structures sont peu documentées et je ne peux donc que plaider pour que toujours plus de témoignages soient publiés, que ce soit sur papier ou de manière numérique : c’est de la multiplication des témoignages que vient aussi des sources sur des structures bien moins documentées et connues que la partie la plus célèbre du conflit, la guerre des tranchées.