C’est l’histoire d’une photo carte qui a failli rejoindre le groupe des « recherches abandonnées ». Sans un parcours à raconter en parallèle, l’étude du groupe seule ne justifie pas une publication malgré quelques détails intéressants. Le nom de la destinataire et l’allusion à un oncle décédé sont les seuls indices concrets fournis par cette photo carte isolée. Le fil est extrêmement ténu pour retrouver le conscrit qui écrit et figure sur l’image. C’est plus qu’il n’en faut pour Thibaut Vallé pour renouer le fil autour de cet homme !
Pourtant les possibilités d’impasses sont nombreuses. Ainsi, si la destinataire n’avait été qu’une amie de famille de l’auteur, il n’aurait pas été possible de trouver quoi que ce soit.
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- Décès d’un oncle
Alors qu’il est en train d’effectuer son service actif au 104e RI, un homme reçoit un courrier qui lui apprend le décès d’un oncle. On est certain de l’affectation car le numéro, bien que non repassé à la craie, est bien visible sur certains cols et képis.
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Il utilise alors une photo carte pour répondre. Il l’a fait partir le 5 juin 1907. Le cachet postal nous apprend également qu’il est affecté non à Argentan mais à Paris qui accueille un bataillon du régiment. En effet, on lit « Avenue d’Orléans ». Il y en a une à Paris, pas à Argentan. Plus simplement, le haut du cachet en partie effacé semble indiquer « PARIS ».
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Dernier élément concernant la localisation, l’architecture du bâtiment est typique de la caserne Latour-Maubourg où est une partie du régiment plutôt que la caserne du bataillon à Argentan.
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Il note :
« J’ait reçu votre lettre qui m’a anoncé la mort de mon Oncle et le fameux heritage, mes sa ne m’a pas beaucoup surpris car je sui un peu comme vous je n’est jamais conté que sur moi même. Je vous envoie un groupe de ma compagnie et ma fisionomie, c’est pas nette mes c’est un souvenir de regiment.
Madame Kuhn
rue de la Barre
la Ferté Macé
Orne »
On sent l’ironie quand il évoque le « fameux héritage » qui a dû se réduire comme peau de chagrin à l’évidence. Mais on voit surtout pour l’instant le peu d’éléments pour identifier le neveu « lésé ». Je laisse la parole à Thibaut Vallé pour partir à sa recherche.
- La recherche de l’auteur de la carte
1. Madame Kuhn
Madame veuve Kuhn est présente au recensement de la Ferté-Macé en 1911, rue de la Barre. Cela permet de retrouver son état civil de naissance : Victorine Désirée BERSON, née à Couterne le 23 janvier 1853. Elle a épousé Alphonse Joseph KUHN le 10 novembre 1884 à la Ferté-Macé.
De cette union sont nés deux enfants :
– Lucien Alphonse KUHN le 26 septembre 1885 à Magny-le-Désert ;
– Victorine Marie le 9 février 1889 également à Magny le Désert.
2. L’oncle
En partant du principe que l’auteur de la CPA est le neveu, l’oncle se situe dans la génération de Victorine Désirée et le scripteur dans celle de ses enfants. Dans la recherche de l’auteur ci-dessous, je n’ai relevé que les fils ayant pu être au 104e RI avant 1907.
Dans la famille BERSON
Victorine Désirée est la petite dernière de la famille.
Ses aînés sont :
1) Michel Victor Louis né le 22 mai 1846 à Couterne. Il est marié Melle FOUBERT le 26 octobre 1880 à Sainte-Marie-du-Bois (53), il a quitté l’Orne pour la Mayenne ou il décède en 1922. Il ne peut pas être le « fameux oncle ».
• De cette union naît :
– Georges Victor BERSON le 13 novembre 1882 à Couterne. Classé Service Auxiliaire lors de son appel militaire. Il ne peut être l’auteur de la CPA.
– Narcisse Alfred le 29 mars 1884 à Couterne. Affecté au 12e Régiment de Dragons, il ne peut être l’auteur de la CPA.
2) Marie Anne le 16 janvier 1849 à Couterne. Mariée le 24 janvier 1874 à HUBERT Louis François à Couterne.
• De cette union naît :
– Arthur Gabriel HUBERT le 16 juin 1881 à Antoigny. Affecté au 124e RI et caporal à partir de 1903, il ne peut être l’auteur de la CPA.
– Jules Joseph le 23 mai 1884 à Antoigny. Affecté au 104e RI de 1905-1906 (une seule année en raison d’une dispense), il peut être l’auteur de la CPA si la mention « souvenir du régiment » évoque un souvenir passé et non présent au moment de l’écriture.
3) François Christophe le 18 avril 1851 à Couterne. Marié le 2 décembre 1882 à Alexandrine Marie GUERIN à Méhoudin. Décédé le 5 septembre 1897 à Ménil de Briouze, il ne peut pas être l’oncle.
• De cette union naît :
– François Alexandre le 13 septembre 1883 à Méhoudin. Affecté au 4e Régiment de Zouaves, il ne peut être l’auteur de la CPA.
– Alphonse le 19 novembre 1885 à Méhoudin. Affecté au 104e RI de 1906 à 1908, il peut être l’auteur de la CPA.
– Camille Marcel le 2 novembre 1886 à Méhoudin. Affecté au 26e RI, il est envoyé au 104e RI en 1908, donc bien après la photo carte, il ne peut être l’auteur de la CPA.
4) Victorine Désirée, destinataire de la CPA, avait un fils : Lucien. Affecté au 104e RI de 1906 à 1908, vivant en région parisienne, il peut être l’auteur de la CPA.
On a donc trois candidats potentiels pouvant être l’auteur du courrier sur cette photographie.
Dans la famille KUHN
La famille KUHN, originaire de l’Est du pays, s’installe dans l’Orne suite à l’affectation de Gaspard, gendarme. Gaspard et son épouse Marie LEBRETON ont eu quatre enfants, faisant souche dans l’Orne. L’aîné, Alphonse Joseph est donc l’époux de Victorine Désirée BERSON, la destinataire de la carte. Il décède le 27 janvier 1898 à Exmes et ne peut donc pas être l’oncle de la CPA.
Ses puînés sont :
5) Maxime né le 29 mai 1859 à Athis. Décédé à une date inconnue après 1905 a priori sans descendance. Après un parcours de sous-officier l’ayant emmené jusqu’au grade de sergent-major, il se retrouve poursuivi pour faux et usage de faux, vol, désertion en 1890, puis abus de confiance et escroquerie en 1900. Pour l’ensemble, il prend la direction de la Nouvelle-Calédonie et son bagne en 1890 pour 10 ans ! La dernière mention de son registre matricule indique qu’il n’est plus dans l’obligation de résidence perpétuelle en Nouvelle-Calédonie en 1905 et donc peut rentrer en France à cette date. Encore faut-il le pouvoir… Aucune trace de lui n’a été retrouvée après cette date. Il peut être l’oncle décédé vers 1907, après 17 ans en Nouvelle-Calédonie. Et un bagnard fils de gendarme dans une famille, ça en fait un « fameux héritage » !
6) Victor Pierre le 15/02/1863 à la Ferté-Macé. Marié le 09/08/1887 à Joué-du-Bois. Décédé après 1931, il ne peut être l’oncle de la CPA. Descendance de 3 filles.
7) Honorine Augustine le 28/02/1866 à la Ferté Macé. Mariée le 06/08/1898 à Exmes à M. Louis Eugène TOUTIN. Pas de fils pouvant correspondre à l’auteur de la CPA.
3. Quels résultats ?
L’hypothèse est que l’auteur est soit Jules Joseph HUBERT, soit Alphonse BERSON, soit Lucien KUHN. Ce dernier avait l’avantage de vivre en région parisienne et donc d’y poster la carte. Mais le contenu de la CPA est-il vraiment un mot d’un fils à sa mère ? Et les deux autres candidats ont pu être affectés au bataillon parisien du 104e RI.
Pour l’oncle et le fameux héritage, il n’y a qu’un candidat : Maxime KUHN. Les autres ont des décès trop éloignés de 1907. L’hypothèse du bagnard est séduisante. Le « fameux héritage » est ironique. Les familles tant BERSON que KUHN ne semblent pas rouler sur l’or, cultivateurs, artisans, on n’est pas chez les bourgeois. L’orthographe de l’auteur de la CPA l’indique, l’éducation est limitée. Sans doute pas de magot à récupérer à la mort d’un tonton fortuné !
Reste bien sûr l’hypothèse non évacuée d’un proche extérieur à la famille. Voisin, ami, à qui Victorine aurait annoncé un décès. Un petit coup d’œil par curiosité aux décès à la Ferté-Macé quelques jours ou semaines avant la CPA pourrait apporter des nouvelles pistes. Mais pour cela il faudra attendre les mises en ligne aux AD 61.
- Quelques détails intéressants
Retrouver où est notre homme n’ayant pas été possible avec certitude, il serait très audacieux de tenter de l’identifier sur l’image. Cependant, celle-ci recèle quelques éléments qui méritent qu’on les observe avec attention.
La variété des tenues interpelle. On a un cuisinier en train de verser avec sa bouteille vide dans le quart de son voisin :
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Deux hommes portent une ceinture particulière, souvent utilisée pour les exercices de gymnastique.
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Cette interprétation de la tenue est cohérente car deux hommes montrent ostensiblement leurs bras dans une gestuelle particulière pour le second.
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Au-dessus du groupe, on observe trois poutres en bois. Bien qu’en limite d’image, on voit un tube métallique fixé à ces poutres. Serait-ce un agrée réalisé pour l’entraînement physique des hommes ? Je n’ai pas observé cette partie de la caserne sur une autre image permettant de le déterminer.
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Cette éventuelle fonction aurait-elle un lien avec les graffitis sur le mur ? En effet, à plusieurs endroits ont été gravées des séries de bâtons pouvant indiquer des décomptes de séries. Cette barre est toutefois si haute que sa fonction sportive reste totalement hypothétique.
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L’homme qui croise les bras a une autre particularité. Sur la droite de sa poitrine, on observe le tampon d’immatriculation de sa chemise. On y lit théoriquement le régiment et le matricule du soldat. Ici, pour une fois, on peut lire nettement « 7548 ».
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Est-ce à dire qu’il serait possible de retrouver l’identité de ce conscrit ? Et bien oui, mais il faudrait passer en revue toutes les fiches matricules des hommes affectés au 104e RI autour de ce matricule. Étant disséminées dans environ cinq bureaux de recrutement, c’est un peu chercher une aiguille dans une botte de foin. Mais c’est possible pour qui le voudra.
Les fenêtres sont grandes ouvertes. L’agitation autour du photographe a attiré la curiosité d’un camarade qui est visible sur la droite de la photographie. L’avantage de ces fenêtres ouvertes est que l’on peut deviner la chambrée car, bien que l’on soit à la limite de ce que permet le grain de l’image, on voit nettement la planche à bagages.
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Pour terminer, un soldat a protégé ses espadrilles de repos en chaussant des sabots. Le cliché permet de bien voir tous les détails à ce niveau :
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- En guise de conclusion
Même s’il reste des sources à découvrir afin d’avoir des certitudes sur l’auteur du courrier et l’oncle « fortuné », les éléments trouvés permettent de proposer une interprétation des mots et de ce qui est visible. On note l’ironie concernant la fortune d’un oncle probablement décédé en Nouvelle-Calédonie après un passage au bagne de la part d’un neveu militaire au 104e RI et posant parmi des camarades en tenue de gymnastique. Un document isolé mais qu’il aurait été dommage de ne pas essayer d’exploiter.
- Remerciements :
Thibaut Vallé dans ses œuvres : plus que des remerciements pour avoir trouvé un indice, c’est bien pour avoir réalisé une grande partie de la recherche concernant ce document et avoir permis son exploitation et probablement d’avoir dénoué une partie du nœud de l’histoire.
- Sources :
Archives départementales de l’Orne :
3 NUM LN168/M1488_10 : Recensement de la commune de la Ferté-Macé, 1911. Vue 64.
R 1145 : fiche matricule de Berson Georges Victor, classe 1902, matricule 879 au bureau de recrutement d’Argentan.
R 1131 : fiche matricule de Berson Narcisse Alfred, classe 1904, matricule 771 au bureau de recrutement d’Argentan.
R 1137 : fiche matricule de Hubert Arthur Gabriel, classe 1901, matricule 809 au bureau de recrutement d’Argentan.
https://gaia.orne.fr/mdr/index.php/docnumViewer/afficheUdDocNum/?cote=R1137&fichier=AD061C3NUMR1137_0528_M0809.JPG
R 1161 : fiche matricule de Hubert Jules Joseph, classe 1904, matricule 812 au bureau de recrutement d’Argentan.
R 1152 : fiche matricule de Berson François Alexandre, classe 1903, matricule 246 au bureau de recrutement d’Argentan.
R 1167 : fiche matricule de Berson Alphonse, classe 1905, matricule 93 au bureau de recrutement d’Argentan.
R 1174 : fiche matricule de Berson Camille Marcel, classe 1906, matricule 69 au bureau de recrutement d’Argentan.
R 1168 : fiche matricule de Kuhn Lucien Alphonse, classe 1905, matricule 754 au bureau de recrutement d’Argentan.
H2537 : Registre matricules du Bagne. Nouvelle-Calédonie.
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Sherlock Holmes n’aurait certainement pas fait mieux… Bravo pour ce formidable travail
de recherches