Mobilisé en août 1914, le soldat Letessier est mort pendant le conflit, le 12 avril 1915. Il dispose de sa fiche dans la base de données Mémoire des Hommes. Le motif de sa mort violente, peu fréquente, n’en donne pas le contexte. On pourrait imaginer la conséquence d’un acte de guerre. La réalité est bien plus sordide.
- La triste vie de Marthe Marais
Voici comment Marthe Marais présentait sa vie avant les faits qui intervinrent le 11 avril 1915.
« Je suis née au Mans où j’ai toujours vécu et où habitent encore mes parents, 26 rue Denfert-Rochereau. J’avais sept frères et deux sœurs et comme je m’occupais d’eux quand ma mère était en journée je n’ont (sic) jamais été à l’école et je ne sais ni lire ni écrire. A partir de quinze ans, j’ai commencé à travailler notamment à l’usine Pelliet, puis chez Couanard rue du Bourg Belé fabricant de conserves, puis à la Manufacture des Tabacs. Je me suis mariée à vingt ans à un nommé Pivron, mouleur, qui buvait et ne me laissait pas d’argent pour mes trois enfants. Aussi je l’ai abandonné il y a trois ans pour suivre un rémouleur à Caen d’où je suis revenue dans ma famille au bout de deux mois. Le divorce a été prononcé contre moi il y a deux ans environ, par défaut et les enfants confiés au père, je crois, mais mes parents les ont recueillis et les élèvent. Quant à moi je n’ai plus travaillé à partir de cette date. J’ai vécu de prostitution. J’allais voir souvent mes enfants et je remettais pour eux à mes parents de l’argent quand j’en avais. Mon ancien mari les avait complètement délaissés. Il est je crois parti pour la guerre. »
Elle se maria au Mans avec Auguste Pivron le 12 décembre 1902. Le divorce fut déclaré le 27 mai 1913 et fut inscrite au registre des prostituées à partir du 12 septembre 1913. Son ex-mari fut effectivement mobilisé en février 1915 après avoir été récupéré. Il ne partit probablement pas au front avant d’être détaché en septembre 1915, en raison de ses compétences dans l’industrie. Il décéda en 1920.
- Dimanche 11 avril 1915
Albertine Verret, fille soumise de 26 ans, témoin des faits concernant les événements de la soirée du 11 avril 1915, déclara lors de l’enquête :
« Dans la journée du dimanche onze avril courant, j’ai eu comme chaque jour l’occasion de voir la fille Marais qui habite exactement en face de chez moi rue des Chapelains. Dans la soirée, elle avait bu, elle était saoûle (sic). Vers sept heures et demie du soir, étant chez moi j’ai vu un artilleur, un fantassin et un civil venir l’insulter devant sa porte. Je me suis enfermée chez moi, mais j’ai entendu la fille Marais crier, en s’adressant probablement à un de ces hommes « Ah ! tu sors ta rallonge ». Puis le bruit a cessé. Vers neuf heures et demie, j’ai vu la fille Marais qui était chez une voisine « Marie La Bretonne » y faire pénétrer deux Belges dont un est son client habituel. Un instant après, étant sortie pour aller chercher du café au Palais de Cristal, je me suis trouvée en face de la fille Marais sortant de chez la Bretonne pour le même motif. Nous avons fait route ensemble et comme nous arrivions au coin de la rue des Pans de Gorron, j’ai reconnu l’artilleur, le fantassin […] et le civil qui était déjà venu l’insulter dans la soirée. Ils paraissaient attendre et quand nous avons passé l’artilleur a poussé ma camarade qui a répondu en criant et en se rebiffant contre l’artilleur. J’ai vu le fantassin s’approcher de Marthe Marais et craignant une bagarre je me suis enfuie au Palais de Cristal où j’étais entrée à me faire servir lorsque Marthe est entrée très calme d’attitude mais avec toujours avec la figure d’une femme saoûle. Elle s’est fait servir. J’ai remarqué qu’elle avait du sang sur le nez et à la main droite. Elle a essuyé son nez avec son tablier et sa main droite à sa robe en disant « Cela n’est rien ». Un caporal est arrivé, nous a dit de le suivre et on l’a suivi. […]
On m’a montré le soldat étendu, inanimé et blessé au bras. […] Je n’ai pas entendu dire que ces soldats aient molesté d’autres filles, mais j’ai entendu dire que, il y a un mois environ, des soldats dont un certain « Lafleur » avaient roué de coups de pied Marthe Marais. D’ailleurs notre quartier, depuis la guerre, est encombré de soldats apaches qui font du scandale, maltraitant les femmes et brisent tout quand on leur résistent (sic). »
Le quartier autour de la cathédrale, dans le Vieux Mans, était connu pour être la place de prostitution principale de la ville (voir cet article).
D’ailleurs cette carte postale trouvée pour illustrer la rue des Pans-de-Gorron est explicite : l’expéditeur a noté sous trois femmes « 1er échantillon des p… du Mans ».
Les faits sont relatés par tous les témoins de la même manière et corroborent, à quelques détails près, le témoignage de Marthe Marais. Ce sont donc ses mots qui vont vous faire découvrir ce qui arriva au soldat Letessier.
« Depuis 4 ou 5 jours, deux soldats qui m’étaient inconnus, un artilleur & un fantassin, que depuis l’affaire j’ai su s’appeler Letessier, avaient coutume de harceler sans motif les filles publiques mes voisines et moi-même. Je n’entendais pas dire qu’ils aient frappé personne, mais ils voulaient entrer de force chez les femmes, les injuriaient & frappaient à leur porte quand on refusait de les recevoir ; la fille Mireille avait même été obligée l’avant-veille de leur jeter une cuvette d’eau pour les éloigner.
Hier Dimanche, à partir de trois heures, j’ai commencé à boire dans divers débits des Pans de Gorron. Je n’ai pas tardé à être saoûle, & vers huit heures comme je sortais de chez la mère Eugène, gérante du Palais de Cristal, & que je rentrais chez moi rue des Chapelains, j’ai trouvé au coin de cette rue & des Pans de Gorron l’artilleur & Letessier qui m’ont grossièrement interpellée & comme je passais mon chemin, l’artilleur encouragé par Letessier m’a menacé de me donner une giffle, sans toutefois me frapper. Puis ils m’ont suivie, m’injuriant & me menaçant jusque dans la rue des Chapelains où j’ai pu rentrer chez moi après avoir encore crié & menacé, ils se sont éloignés. Quelques instants après ayant à sortir pour chercher des cigarettes & craignant de les rencontrer, j’ai glissé dans ma ceinture obliquement, mon couteau tout ouvert qui est bien celui que vous me présentez […]. J’ai fait cette course sans le rencontrer la patrouille passait au moment ou je rentrais ainsi seule chez moi. Il était environ neuf heures & demie. J’avais encore bu dans l’intervalle, j’étais toujours très ivre. & je venais à peine de rentrer ainsi chez moi, lorsque deux soldats belges, dont l’un est un de mes clients habituels, m’ont appelé de la rue, je les ai suivis chez ma voisine la Bretonne & mon client que je devais amener chez moi pour faire une passe, m’a remis tout d’abord cent sous pour aller acheter du café au Palais de Cristal, rue Denfert Rochereau. Au moment où je sortais pour m’y rendre j’ai rencontré la fille Verrier, qui m’a accompagnée. Comme nous arrivions au coin de la rue des Pans de Gorron, je me suis trouvée en face de Letessier & de l’artilleur, l’artilleur m’a saisie par le bras, m’a fait pirouetter en disant « on la tient » puis il m’a lâchée, j’étais toujours ivre & exaspérée, & comme le fantassin venait vers moi en titubant, mais sans me menacer, j’ai tiré mon couteau de ma ceinture, j’ai fait deux ou trois pas au-devant de lui & toujours en colère, je lui ai lancé un coup de couteau pensant l’atteindre à l’épaule ou au bras. Je n’ai pas vu si à mon approche il se reculait, s’il faisait un mouvement pour parer, je ne sais pas même, je n’ai même pas senti si je l’avais atteint, mais j’ai vu aussitôt après le coup porté, il s’est reculé portant la main, à son bras. J’ai continué à descendre du côté du Palais de Cristal, & en arrivant j’ai remarqué du sang sur ma main droite. Sur la lame du couteau que je tenais toujours. J’ai essuyé aussitôt la lame du couteau sur ma robe. J’ai acheté du café & toujours accompagnée de la Verrier, je rentrais chez moi lorsque repassant au coin de la rue, j’ai vu le fantassin à terre à qui on portait secours. Je me suis rapprochée regrettant ce que j’avais fait, je lui ai touché la figure pour voir s’il l’avait froide, puis je me suis dirigée vers ma maison pour prendre ma jaquette & aller me constituer prisonnière, mais avant d’entrer j’ai jeté mon couteau dans la rue. Aussitôt les agents sont venus m’arrêter. J’ai tout avoué à la police, mais j’ai eu tort de dire que j’avais vu entre les mains du soldat un couteau. En frappant j’ai dit « Tiens voilà. Je regrette ce que j’ai fait, mais je pourrais établir par des témoignages, que depuis quelques temps les soldats sont vis-à-vis de nous d’une brutalité très grande, & que moi-même j’ai été devant témoins que je ferai connaître renversée & frappée à coups de souliers sur tout le corps & à la figure par les soldats qu’on appelle Lafleur Auguste, un autre que je ne connais pas, tous du 117e . J’en porte encore les traces à la cuisse & à la lèvre. »
Sur quelques éléments, les témoignages d’autres personnes entendues divergent. C’est particulièrement le cas pour le couteau qui aurait en fait été jeté en sortant du Palais de Cristal, face à une personne à qui Marthe Marais aurait dit « Ne dis rien ! ». C’est là qu’il fut récupéré par un soldat et confié aux enquêteurs. Il est dessiné dans le rapport.
- À l’hôpital du Mans
Secouru par les passants pendant que l’accusée était appréhendée, le soldat Letessier gisait inconscient. Pris en charge par la voiture des Dames françaises, il fut transporté à l’hôpital du Mans où il arriva vers 23h30. Ivre et faible, il parvint à donner son identité mais pas à indiquer où il était blessé. Sur la table d’opérations, l’interne de service constata que l’hémorragie était arrêtée.
Jusqu’à 3h00 du matin, il fut très agité puis il se reposa. Vers 6h30, il demanda de l’aide pour se rendre aux toilettes mais à peine assis l’hémorragie reprit. Remis sur la table d’opérations située juste à côté, il perdit connaissance. Malgré l’arrêt de l’hémorragie, Letessier ne reprit jamais conscience.
- En guise de conclusion
Jugée par la Cour d’assises de la Sarthe lors de l’audience du 7 juin 1915, Marthe Marais fut condamnée à 5 ans de prison et à 10 ans d’interdiction de séjour. La défense assurée par maître Leroy, ne parvint pas à convaincre en invoquant l’excuse de la provocation. Toutefois, à la majorité des jurés, des circonstances atténuantes furent accordées en faveur de l’accusée : elle n’avait pas l’intention de tuer. Une fois libérée, on sait qu’elle se remaria en 1930 et finit sa vie dans la région parisienne où elle décéda en 1961.
L’artilleur du 44e RAC n’a jamais été retrouvé.
Émile Letessier figure sur le monument aux morts de Degré dans la Sarthe.
Au-delà de la présentation des faits expliquant la mort d’un soldat, on y observe le parcours d’une femme qui aboutit à la prostitution, un bout de son quotidien et de ses difficultés.
- Sources
Archives départementales de la Sarthe : https://archives.sarthe.fr/
– 1 R 1136 : Fiche matricule de LETESSIER Émile, classe 1902, matricule 1290 au bureau de recrutement de Le Mans.
– 1 R 1118 : Fiche matricule de PIVRON Auguste, classe 1900, matricule 945 au bureau de recrutement de Le Mans.
– 1 U 1332 : Dossier de procédure
– 2 Fi 04380 : Carte postale avant 1914, Le Mans, rue des Pans-de-Gorron.
– 5Mi 191_370 : état civil du Mans, acte de naissance de MARAIS Marthe, n° 981 pour l’année 1882.
– 5Mi 191_368-369 : état civil du Mans, acte de naissance de PIVRON Auguste, n° 935 pour l’année 1880.
Autres sources :
Généanet : travaux de Marc LAROY (genealogiesarthe)
La Dépêche d’Eure-et-Loir, 10 juin 1915, page 4/4.
Gallica : Plan de la ville du Mans (4e édition) / dressé en 1891 par Paul Chaussée ; d’après les documents fournis par Ch. Dejault-Martinière. Bibliothèque nationale de France, GED-1514
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8440410x
Mise en ligne de la page : 7 mai 2023.