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Trésor d’Archives n°60 – Casimir et ses enfants

La presse du début du XXe siècle était friande de nouvelles un peu spectaculaires sur l’armée ou la conscription. Une nouvelle fit le tour de la France en octobre 1906 : un conscrit de 21 ans est incorporé alors qu’il a quatre enfants. Le cas est évidemment exceptionnel et donne envie d’en savoir plus, de retrouver le parcours militaire de ce conscrit.

Voilà ce qu’en dit La Patrie le 9 octobre 1906, l’un des six articles trouvés racontant cette histoire dans le moteur de recherche Retronews :

M. Gouyec, fils de maire de Carnoët, près de Morlaix, vient de partir au régiment, laissant dans sa bourgade quatre enfants dont il est le père. Marié à une veuve qui lui a apporté comme supplément de dot un enfant, celle-ci, depuis trois ans qu’ils sont ensemble, lui a encore donné deux fois un enfant et une fois deux jumeaux, ce qui fait que le conscrit Gouyec, à son arrivée sous les drapeaux, est père de quatre enfants bien à lui, beau-père d’un cinquième. Il y a, certes, peu de conscrits en France qui aient une si nombreuse famille.

  • À la recherche du conscrit « Gouyec »

Force a été de constater qu’il y avait un problème : ni dans les fiches matricules ni dans les documents concernant Carnoët on ne trouve de « Gouyec ». Le fait qu’il soit le fils du maire a facilité la recherche : il y a une erreur dans les journaux. Le nom correct est proche mais les différences empêchaient de le trouver rapidement : Couillec. Dans Retronews, ce sont huit nouveaux articles qui portent sur ce cas.

Né le 4 mars 1885 à Guerlesquin et vivant à Carnoët, il s’est marié une première fois le 8 juillet 1903 à Carnoët.

Reconnu bon pour le service armé, il ne fait pas de demande de dispense. Il est incorporé le 7 octobre 1906 au 48e RI, proche de son domicile. Il devient soldat de 1ère classe en février 1908 et rendu à la vie civile le 25 septembre 1908 au bout de deux ans de service.

À l’issue de son service, il passe directement dans l’armée territoriale au nom de l’article 48 de la loi de recrutement de 1905 et évite ainsi les périodes d’exercices de sa classe. Cet article indique « Les réservistes qui sont pères de quatre enfants vivants passent de droit définitivement dans l’armée territoriale ». Ainsi, il fait une période d’exercices, à 26 ans, au 73e RIT du 7 au 15 juin 1911.

Suite au décès de son épouse, il se remarie avec une jeune fille de 15 ans le 13 janvier 1910. Un nouvel enfant naît le 16 décembre 1911, Guillaume Jean-Louis.

Évidemment il est rappelé à la mobilisation et arrive au 73e RIT le 4 août 1914. Impossible de savoir s’il fut envoyé en zone des armées ou en unité combattante. Par contre, il est rattaché à la classe 1887, donc la plus vieille mobilisée comme père de six enfants (sa belle-fille, quatre enfants de son premier mariage, un de son second). Il est même libéré provisoirement le 28 mai 1915.

Toutefois, il est mobilisé à nouveau le 28 décembre 1915, ce qui est inhabituel. Plus étonnant encore, il passe devant un conseil de guerre, en lien avec ses enfants. Il est condamné à trois ans de prison avec sursis et cent francs d’amende comme coupable de faux en écritures authentiques et publiques et usage de faux. On lui reproche d’avoir faussement déclaré six enfants vivants, ce qui explique son retour sous l’uniforme.

La presse ne manque pas de publier un compte-rendu de ce Conseil de guerre qui nous en apprend plus :

Rennes

Au conseil de guerre

Une grave affaire de faux

C’est la quatrième affaire de même nature que nous voyons devant le Conseil de guerre de la dixième région.
Encore une fois un militaire a voulu en faire accroître à l’autorité militaire, en affirmant qu’il avait eu simultanément six enfants à sa charge.

Casimir Couillec, boulanger à Carnoët, commune du canton de Callac, département des Côtes-du-Nord, faisait partie de la classe 1905. Il s’était marié à 18 ans avec Mme veuve Pinçon qui avait déjà une fille de son premier lit, Delphine Pinçon. De ce mariage Couillec eut quatre enfants.
Sa femme étant morte le 20 novembre 1909, il se remaria le 13 novembre 1910 avec Mle Calvez et eut d’elle un autre enfant, né le 11 décembre 1911, mais dans l’intervalle, Delphine Pinçon était morte le 27 novembre 1907, Camille n’eut donc, à aucun moment, six enfants simultanément à sa charge.
Père de quatre enfants, il fut, d’après les prescriptions de la loi 1905, versé dans la territoriale et fit campagne comme secrétaire de l’officier payeur, avec le 73e de cette arme, mais il voulut profiter de l’article de cette même loi visant les pères de six enfants.
La loi de 1911 stipulait que ces enfants pouvaient n’avoir été qu’à sa charge, et l’arrêté ministériel de février 1915 désignait la classe 1887 comme devant être celle de la réserve de la territoriale; où les hommes remplissant la condition requise devaient être versés.

C’est alors qu’il vint à Couillec l’idée de ruser avec la loi.

Il fit demander au secrétaire de mairie de Carnoët des extraits de naissance et un certificat de vie en simultanéité, ainsi qu’un acte de décès pour Delphine Pinçon, mais pour cette dernière il donna, à dessein, une fausse indication, reculant sa mort au 24 décembre 1911, treize jours après la naissance de son dernier fils, la simultanéité était ainsi acquise.
Cette lettre était envoyée du front, comme fils du maire de Carnoët, Couillec escomptait pouvoir en imposer au secrétaire de mairie intérimaire, c’est ce qui advint.
Les pièces furent remises non signées à Mme Couillec, qui apposa elle-même le cachet de la mairie et les envoya ainsi au front. Là Couillec signa à la place de son père chacun des extraits des registres de l’état civil.
Il revint dans ses foyers, l’autorité militaire ayant fait droit à la production de son dossier, mais la rumeur publique le désigna bientôt comme étant en faute. M. le capitaine de gendarmerie de Guingamp fut chargé de faire une enquête, Couillec eut vent de la chose et, en fin du registre d’état civil de l’année 1911, inscrivit un faux acte de décès.
Ce registre étant en double au tribunal de première instance, comme on le sait, un simple collationnement aboutit à établir la preuve des faux.

L’audience

Casimir Couillec reconnaît ses fautes, il est de très bonne famille, son père est depuis vingt ans maire de la commune.
On entend un seul témoin, le secrétaire intérimaire de mairie, dont la bonne foi a été surprise.
M. le commissaire du gouvernement fait un réquisitoire modéré. Me Cuault présente avec habileté la défense de son client en se basant sur son honorabilité et celle des siens, garant d’un avenir sans tache, demande le sursis.
Le Conseil fait droit à ses conclusions et Casimir Couillec est condamné à trois ans de prison et 100 francs d’amende, mais bénéficie d’un sursis.

L’Ouest-Éclair du 10 mai 1916, page 3/4.

  • De surprise en surprise

Casimir ne retombe pas dans l’oubli pour autant. Il est affecté au 77e RIT le 10 mai 1916 mais il est renvoyé dans ses foyers dès le 23 mai suivant… comme père de six enfants ! En effet, le 4 mars 1916 est née Delphine Marie Joséphine Couillec. Ainsi, les conditions permettant à Casimir Couillec de rentrer sont réunies !

Il est officiellement démobilisé le 17 octobre 1919 et amnistié pour sa condamnation le 24 octobre 1919. Les électeurs ne lui tiennent pas rigueur de son mensonge et l’élisent maire après son père, en 1920.

Entre 1918 et 1921, la famille s’agrandit de trois nouveaux enfants, Francis le 12 janvier 1918, Camille le 24 juin 1920 et Yvonne le 18 juillet 1921. Cette dernière ne connait pas son père longtemps. Il décède à 38 ans le 11 janvier 1924.

  • En guise de conclusion

Les hasards de la lecture de la presse ancienne nous conduisent parfois vers des histoires dont les péripéties de vie surprennent. D’un article élogieux, on passe à un homme ayant voulu échapper plus encore à ses devoirs mais qui finit malgré tout par obtenir son sursis et même à être pardonné pour ce qu’il a fait, étant élu maire se sa commune.

Un parcours qui permet d’observer certaines pratiques grâce à une condamnation qui l’a mise en évidence. Mais c’est un rappel qu’avec la justice, on ne peut observer que ce qui a été trouvé et puni.

  • Sources :

Archives départementales des Côtes d’Armor :

E31_44 : État civil de la commune de Carnoët pour 1916, carte de naissance de Delphine Couillec, acte n° 9.

1 R 1801 : fiche matricule de Couillec Casimir Charles Hervé Marie, classe 1905, matricule 1811 au bureau de recrutement de Guingamp.

Gallica :

L’Ouest-Éclair du 10 mai 1916, page 3/4.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6447162/f3.image


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