L’arrivée de la nouvelle classe à la caserne, tout comme le conseil de révision, était l’occasion d’articles tous les ans, les fameux « marronniers ». Trajet du conseil de révision, effectifs appelés, affectations, mais aussi cas spectaculaires faisaient fréquemment l’objet d’articles ou d’entrefilets. A l’époque où les « Freak Show » à la Barnum étaient à la mode, le lecteur découvrait les conscrits les plus extraordinaires.
- Conscrit ne veut pas dire appelé au service actif
Cette nuance est importante : ce n’est pas parce qu’un conscrit passe devant le conseil de révision et, avant 1905, tire au sort, qu’il allait rejoindre une caserne. Les critères de l’armée étaient très précis.
Prenons l’exemple de Louis Javanaud. Son nom fit le tour de France de la presse en 1908. Il apparaît au milieu de membres du conseil de révision dans le journal Le petit marseillais en 1908.
Un article publié dans Le petit troyen sans illustration évoque ce cas exceptionnel, reprenant en fait en le simplifiant l’article de son confrère Le petit marseillais, qui lui-même utilisant l’image du journal l’Illustration1 :
Échos
Le plus petit conscrit de France
Le département de la Dordogne paraît détenir le record du minimum de taille et de poids en ce qui concerne les hommes du contingent de la classe 1907. C’est, en effet, à la commune de Clermont (canton d’Exideuil), qu’appartient Louis Javanaud, mesurant sous la toise 1 mètre 14, et pesant 20 kilos seulement.
Très bien constitué, relativement vigoureux, jouissant d’une excellente santé, Louis Javanaud, qui garde habituellement le troupeau de ses parents, serait peut-être capable de faire un brave « petit soldat » ; mais, bien qu’on ait une tendance à abaisser de plus en plus la taille minima des conscrits reconnus aptes au service, il est peu probable que le ministre de la guerre enlève ce jeune berger à la vie rurale pour le transporter à la caserne.
Un nom, un lieu, une année, tout est réuni pour partir à la recherche du parcours de cet homme.
Sans surprise, Louis Javanaud, né le 24 janvier 1888 à Saint-Saud en Dordogne, fut exempté par le Conseil de révision pour « Infantilisme ». Outre sa taille et son poids, on note sur sa fiche matricule qu’il est analphabète.
L’article avait donc vu juste en indiquant que son défaut de taille serait incompatible avec la caserne. Pourtant, l’histoire n’en reste pas là puisque la mobilisation de 1914 entraîna un nouvel examen de tous les exemptés. Une nouvelle fois, Louis Javanaud fut maintenu exempté le 15 décembre 1914, mais pas par le Conseil de révision du 28 mars 1917 ! Considéré comme bon pour le service auxiliaire, il arriva au dépôt du 21e RAC le 16 mai 1917 puis transféré au 12e Escadron du Train et des Équipages Militaires (ETEM) le 12 novembre 1917 avant un envoi dans la zone des armées avec le 8e ETEM à partir de février 1918 !
Ainsi, malgré sa taille, il finit pas être mobilisé et envoyé dans la zone des armées de février 1918 à sa démobilisation en mars 1919. Toutefois, n’étant pas dans une unité combattante, la carte d’ancien combattant lui fut refusée en 1930. Il décéda à Saint-Gardoux-la-Rivière le 13 juillet 1935.
De manière assez surprenante, son nom n’apparaît pas dans la presse après cette petite série d’articles publiée à l’occasion de son passage devant le Conseil de révision. Pourtant un homme de petite taille sous l’uniforme aurait pu être au moins l’objet de photographies.
- D’autres exemples
En 1903, deux noms sont mentionnés avec portrait : celui du conscrit le plus petit de l’année et celui du plus lourd.
Concernant le conscrit Durual, la recherche est facilitée une fois de plus par les indices donnés : un nom, un lieu et quelques compléments proposés par un autre journal :
Le plus lourd
N’en doutez point : c’est le département du Rhône qui possède, cette année, le conscrit le plus lourd.
Ce gros jeune homme, qui a nom Durual, habite la petite commune d’Irigny, situé à neuf kilomètres de Lyon.
Durual pèse actuellement 161 kilogrammes.Le Courrier de Paris, 12 janvier 1903, p. 1/4
Il s’agit de Jean Claude Durual, né en juillet 1882 à Lyon. Il fut ici aussi exempté par le Conseil de révision, sans surprise, pour obésité. Il retourna à son activité de viticulteur à Irigny jusqu’à la mobilisation. Comme tout exempté, il dut se présenter à de nouveaux examens de son cas. Mais il ne se présenta pas à la convocation devant le conseil de révision de la classe 1915. Il fut donc placé d’office « bon service armé » mais n’eut jamais à revêtir l’uniforme pou passer le portail d’une caserne. En effet, il passa en mai 1915 devant une commission médicale qui confirma l’exemption, tout comme une dernière commission médicale en 1917.
Adrien Esmiliaire est un nouveau cas particulier. Né le 28 octobre 1882 en Meurthe-et-Moselle, il mesure 0,75 mètre d’après les informations enregistrées par l’administration militaire. Il fit aussi l’objet d’articles en deux séries distinctes, toutes à l’occasion de son tirage au sort puis de son conseil de révision. Sur la photographie, le « 51 » sur son chapeau correspond à son numéro dans la liste cantonale.
Soixante centimètres de hauteur.
Lunéville, 5 mai. – Le portrait que nous donnons ici à nos lecteurs est celui du plus petit conscrit de France. Encore un nouveau record, et qui, celui-là, ne semble pas prêt d’être battu.
Le petit conscrit n’a en effet que soixante centimètres de hauteur. Il se nomme Adrien Esmiliaire, et a tiré au sort le 30 janvier dernier dans le canton de Lunéville.
Aujourd’hui s’ouvrait à Lunéville le conseil de révision. Le petit conscrit n’a pas manqué d’y assister. Il appartient à une famille dont les parents sont de taille plutôt au-dessus de la moyenne. Son frère et sa sœur mesurent respectivement 1 m. 64 et 1 m. 70.
Très enjoué d’ailleurs en attendant… son incorporation, le jeune criait comme les autres : « Vive la classe ! »
Il va sans dire que le petit conscrit a été réformé.
Le Petit Bleu de Paris n° 362, 16 mai 1903, vue 1/6.
On notera que cette illustration est l’extrait d’une photographie des conscrits qui a été utilisée dans la région de Lunéville comme carte postale.
Une fois encore, il fut exempté pour « infantilisme » et non réformé comme l’indique l’article. Si on ne sait pas s’il revêtit l’uniforme comme Louis Javanaud sa fiche matricule étant un document reconstitué et incomplet, par contre tout laisse à penser qu’il vivait du spectacle de sa petite taille. En effet, recensé comme « forain », il est noté « sans domicile fixe ». Un article de l’époque de son tirage au sort confirme cette idée :
Grand bal phénoménal. – A l’occasion de la grande fête de bienfaisance qui aura lieu le dimanche 25, à 8 heures du soir, salle des Folies-Bergère (sic), se produira l’exhibition du plus grand et du plus petit homme de France. Nous avons nommé Hugo, mesurant 2 m. 29 et pesant 201 kilos, et Adrien Esmiliaire mesurant 0 m. 69 cent. et pesant le poids fantastique de 9 kilos. Ces phénomènes extraordinaires se présenteront au public à dix heures et demie.
Pour cette grande solennité, le prix d’entrée pour toute la fête, exhibition comprise, est fixé par cavalier : au contrôle 1 fr., muni de carte, 75 cent. ; dame, 25 cent.
Dépôt de cartes au comptoir Berry, 65 avenue de Noailles.Le Progrès n° 15608, 22 janvier 1903, page 3/4.
Une affiche datant de 1905 montre que l’argument du « plus petit conscrit de 1903 » est utilisé pour vendre des entrées à son exhibition. On peut toutefois douter de la taille réelle, notée pour ses seize ans, alors que l’administration militaire indique 0,75 mètre.
Si la phrase reprise dans de nombreux journaux2 est exacte et non inventée, il avait le sens du spectacle : il aurait dit avec beaucoup d’ironie lors de son passage au conseil de révision : « Je crains d’être pris dans les cuirassiers ! »
Les sources extérieures3 nous apprennent qu’il rejoignit le cirque Barnum aux États-Unis et qu’il décéda de la grippe espagnole en 1918 à Atlanta4. Cela ne plaide pas pour un passage sous l’uniforme pendant la Première Guerre mondiale.
Sa carrière aux États-Unis sous le surnom de « Little Mab » lui donna une réelle célébrité. Une pierre tombale érigée en 2022 à Atlanta perpétue son souvenir, « grandeur réelle »5.
En tant que forain, il est probable qu’il possède un dossier aux archives départementales, s’il a été conservé.
- En guise de conclusion
Même si les cas extrêmes existent, la mobilisation et les récupérations n’ont pas conduit tous les hommes sous l’uniforme. Il y eut des cas plus que critiquables de soldats souffrant d’handicaps physiques ou mentaux, de maladies pourtant incompatibles avec la vie au front qui terminèrent leur vie dans les tranchées. Il convient aussi d’observer que ce ne fut pas systématique, loin de là.
- Sources :
- Sur Louis Javanaud :
– Le Petit Marseillais n° 14557, 27 avril 1908, page 1.
– Le Bonhomme limousin, 29 mars 1908, page 3. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5433078s/f3.item
– Le Petit Troyen n° 10112, 29 avril 1908, page 1. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k43251140/f1.item
Archives départementales de la Dordogne
2 R 1013 : fiche matricule de Javanaud Louis, classe 1908, matricule 3037 au bureau de recrutement de Périgueux.
https://archives.dordogne.fr/ark:43778/1ecac32a8a3462b8a1680050569a0ac4.fiche=arko_fiche_607744db22e35.moteur=arko_default_6076af576643d
- Sur Jean Claude Durual :
Archives départementales du Rhône :
1RP1053 : fiche matricule de Durual Jean Claude, classe 1902, matricule 2715 au bureau de recrutement de Lyon central.
https://archives.rhone.fr/ark:/28729/w9nmz27thv1r/eab746fc-c93b-4772-b7fa-bd8cd7629c2b
- Sur Adrien Esmiliaire :
Le Progrès n° 15608, 22 janvier 1903, page 3/4. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t52679120n/f3.item
Archives départementales de Meurthe-et-Moselle :
1 R 1334 : fiche matricule d’Esmiliaire Jules Adrien, classe 1902, matricule 1721 au bureau de recrutement de Nancy.
https://archivesenligne.archives.cg54.fr/ark:33175/s0054f9527a8ecb2/54f956729d404.fiche=arko_fiche_62bc4e9dc52ad.moteur=arko_default_62bc69358b041
- L’Illustration n° 3400 du 25 avril 1908. ↩︎
- Par exemple dans Le Grand national n°180, 26 mai 1903, page 1/4. ↩︎
- Le « savez-vous » du jour. Savez-vous quel Lunévillois « détient le record de la petitesse » ? (estrepublicain.fr)
Consulté le 25 juillet 2024. ↩︎ - Clemmons James, Atlant’a Historic Westview Cemetery, Brimscombe Port (UK), History Press, 2018, 206 p.
https://www.google.fr/books/edition/Atlanta_s_Historic_Westview_Cemetery/NcJHDwAAQBAJ?hl=fr&gbpv=1&dq=Adrien%20Esmilaire%20death&pg=PA68&printsec=frontcover Consulté le 25 juillet 2024. ↩︎ - https://web.archive.org/web/20230321175754/https://www.roadsideamerica.com/tip/78590 Consulté le 25 juillet 2024. Le site existe toujours mais est indisponible depuis l’Europe. ↩︎