Force est de constater que le parcours des soldats passant devant la justice militaire est plus détaillé que les autres. En effet, l’enquête donne accès à des éléments factuels, des traits de personnalité autrement perdus. Le cas d’Esnault Marie Ange en est une illustration, jusqu’à un certain point.
- Quand la vie bascule
Difficile de dire quand la vie de Marie Ange Esnault bascule. Est-ce lorsqu’il devient orphelin ou lorsqu’il décide de ne pas rentrer à la caserne à l’issue d’une permission ?
Avec son frère et sa sœur, Marie Ange perd son père en 1903 puis sa mère en 1908. La famille est nombreuse mais on ne sait rien de la gestion des enfants Esnault. En décembre 1911, il réside à Ploufragan. S’il est recensé pour l’armée, il ne se présente pas au conseil de révision ce qui entraîne son classement comme « Bon absent ». Il est affecté au 19e RI de Brest et y arrive le 1er octobre 1912.
Soldat de 2e classe à la 4e compagnie, rien ne laisse supposer une future désertion. En tout cas pas son relevé de punition qui ne porte qu’une seule mention, le 24 septembre 1913, assortie qui plus est d’un sursis de deux mois : 10 jours d’arrêt simple pour un retard de 10 heures à l’issue d’une permission de 24 heures dont on reparlera ultérieurement.
- Retrouver le déserteur
« Brest le 11 mai 1914
Rapport du capitaine Archambeaud, commandant la 4e compagnie du 19e Régiment d’Infanterie sur le soldat de 2e classe Esnault N° Mle 3501.
Le Capitaine Commandant la 4e Compagnie a l’honneur de rendre compte que le soldat Esnault Marie Ange n° mle 3501 ayant obtenu une permission de quinze jours du 11 Avril au 25 Avril inclus à titre de convalescence, a été porté manquant à l’appel du 26 Avril matin par le sergent Richard de semaine et manquait également à l’appel du matin du 11 Mai.
(…) »
L’administration militaire n’attend toutefois pas le second appel, celui du 11 mai, pour savoir ce qu’il se passe. Un bulletin de recherches est établi le 29 avril. Il donne la destination donnée par le permissionnaire avant son départ : il devait aller au lieu-dit La Croix-aux-Moines, commune de Ploufragan. Dès le 30 avril le maire complète le bulletin en ces mots :
« Ledit Esnault Marie Ange a bien passé 15 jours de permission chez Mme Vve Laporte à la Croix aux Moines, à Ploufragan. Pendant sa permission, il a travaillé chez M. Carouge au Moulin de Maréchal en la Commune de Plérin. Il a encore été vu au village de la Croix-aux-Moines le mercredi 29 Avril vers 11h du matin. Depuis on ignore la direction qu’il a prise. »
Arrêté pour vagabondage, les gendarmes recueillent son témoignage. Il ne nie pas les faits qui lui sont reprochés : manque à l’appel deux fois, dispersion d’effets militaires. Se pose alors la question de savoir s’il faut le poursuivre en conseil de guerre ? Le chef de bataillon commandant le dépôt n’a pas de doute : « Le soldat Esnault s’étant rendu coupable de désertion à l’intérieur en temps de paix et ne s’étant pas porté volontairement pour bénéficier de la loi du [illisible] mais ayant plutôt cherché à tromper la bonne foi du gendarme qui l’a arrêté doit être traduit devant le conseil de guerre conformément à l’art. 232 du code de justice militaire. » Suit la liste des effets emportés par le déserteur.
- Une vie qui ne peut pas durer
Août 1914. La France quitte son état de paix, mobilise et entre dans la guerre. Les hommes en âge de porter l’uniforme toujours présents dans le village deviennent suspects. Tel est peut être le cas de Marie Ange, ce qui conduit les gendarmes à le contrôler le 12 août. Il donne une fausse identité, François Morin, affirmant ne pas avoir de papiers ou de certificat de travail. Il est arrêté le 14 août pour vagabondage et transféré au parquet de Saint-Brieuc. Là, il avoue sa vraie identité et son statut de déserteur. Incarcéré à Saint-Brieuc, il est ensuite remis à l’autorité militaire. Le dossier d’accusation est complété le 26 août par l’audition de deux camarades et de l’accusé puis envoyé au Bureau de la Justice militaire le 28 août. Deux semaines passent entre la décision du général commandant le 11e Corps d’Armée d’informer l’affaire le 30 août et la dernière pièce versée le 14 septembre. Le jugement est prononcé le 22 septembre 1914 et condamne Marie Ange Esnault à deux ans de prison. Il reste donc incarcéré.
- Sa vie pendant sa désertion
Les témoignages des camarades de régiment et de l’accusé lui-même permettent de détailler un peu cette période de sa vie. En effet, entre le camarade qu’il croise à Saint-Brieuc, celui qui regarde dans sa boite personnelle restée à la caserne et les mots de Marie Ange, voilà ce qu’on peut raconter.
Début avril 1914, Marie Ange contracte la rougeole. Admis à l’hôpital maritime de Brest, il n’y reste que quelques jours et obtient 15 jours de congés de convalescence du 11 au 25 avril inclus. Il s’installe à Ploufragan, au lieu-dit La Ville d’Au Beau. Il vit chez la veuve Laporte où il avait laissé des effets civils avant son départ à la caserne. Le 12, il fait viser sa permission à la gendarmerie de Saint-Brieuc.
Il ne reste pas inactif et retourne travailler au Moulin Maréchal dans la commune voisine. Il y avait été employé pendant trois ans avant son service actif. Il y est nourri et logé sans paiement pour son travail. Il ne reçoit que « trois ou quatre francs » à son départ.
Il se rend à Saint-Brieuc, dit rater son train et n’a pas d’argent pour se payer le train pour Brest. Que ce soit vrai ou non, c’est le point de bascule.
Il se rend au café Henry puis rencontre un ancien camarade de régiment, affecté à sa compagnie, Ange Legué, classe 1910. Il raconte :
« vers 6 heures et demie ou 7 heures du soir. Il était en militaire et faisait un tour de manège avec balançoires sur la place de la Grille. A son attitude embarrassée, j’eus l’impression qu’il n’avait pas envie de retourner au régiment et je craignis qu’il fit une bêtise. Après que je l’eus quitté, il se mit en civil, déposa ses effets militaires au débit Michel, place de la Grille, où il devait les reprendre le mardi matin, d’après ce qui me fut dit à ce débit où j’allai le lundi. Le dimanche où je l’avais vu, il avait dit à ma femme qu’il serait venu déjeuner avec nous le vendredi midi avant de partir pour Brest, mais je ne l’ai pas revu. »
Il donne une explication à sa désertion :
« Je crois qu’il n’a pas rejoint son corps d’abord à cause d’une jeune fille qu’il courtisait. Il voulait épouser, à sa sortie du régiment, Mademoiselle Laporte, employée à la Chiffonnerie Presles à Saint-Brieux. Quand il fut déclaré déserteur, ses camarades et moi lûmes les lettres de cette jeune fille qui étaient dans sa boîte personnelle, à côté de son paquetage. Mademoiselle Laporte lui reprochait d’avoir rejoint son corps avec 10 heures de retard, à la suite d’une permission de 24 heures et elle menaçait de rompre complètement avec lui. »
Ainsi, la venue chez la veuve Laporte prend tout son sens : il cherche à se rapprocher de Marie, 19 ans. Il y a toutefois un problème avec ce témoignage. Comment Le Gué a-t-il eu accès aux lettres enfermées dans la boite personnelle d’Esnault alors qu’il a quitté le service actif en octobre 1913 ? Des camarades se sont-ils servis et ont-ils fait circuler ces lettres ensuite ?
C’est la seule tentative d’expliquer le geste d’Esnault. À aucun autre moment les documents ne s’interrogent sur le pourquoi, seuls les faits comptent. Aussi séduisante l’hypothèse soit-elle, c’est la seule et l’accusé ne parle pas du pourquoi puisqu’on ne lui pose aucune question à ce sujet.
Le jugement des uns et des autres est à relativiser. Le premier témoin, Le Gué, parle d’Esnault comme un soldat qui « se déplaisait au régiment ; il était peu débrouillard, pas très propre, maladroit à la manœuvre et s’attirait de fréquentes observations du sergent Favennec qu’il trouvait sévère dans le service. Ses permissions étaient, par suite, presque toutes refusées et il en était très affecté.
Enfin, il ne recevait pas souvent d’argent ; j’ai su seulement que Madame Laporte, mère de la jeune fille qu’il fréquentait, lui en avait envoyé quelquefois. » Seuls points positifs de son avis, le fait qu’il était « bon camarade, serviable, complaisant, un peu vif » et qu’il ne buvait pas.
Deux anciens soldats de la 4e compagnie d’avant-guerre, toujours présents au dépôt fin août 1914 sont interrogés. Pour Desbois Louis, classe 1911, indique : « Je ne le fréquentais pas, mais je sais qu’à la compagnie, il était bon soldat ».
Le soldat Jan Eugène, classe 1913, connaît Esnault et a été hospitalisé en même temps que lui. « À la compagnie il passait pour un bon soldat, et était bien vu de son capitaine ».
Ce dernier témoignage, relié à l’absence de punitions autre que celle pour le retard semble aller dans la direction d’un soldat qui ne posait pas de difficultés et dont la désertion n’était pas préméditée.
Une fois déserteur, il ne se cache pas. Il reste quelques jours à Saint-Brieuc. Il n’est plus question de la famille Laporte dans son témoignage. On peut imaginer que la relation avec Maria n’alla pas dans la direction voulue. Il se rend à Plérin chez une personne qui l’a embauché « sans me demander de renseignement ni d’où je venais » précise-t-il.
La mobilisation ne constitue pas un point d’inflexion dans sa logique. « Quand j’ai eu connaissance de la mobilisation, j’ai perdu la tête, n’étant pas rentré à mon corps à l’expiration de ma permission; je n’ai pas su que faire et c’est pourquoi quand les gendarmes m’ont interrogé, j’ai eu peur et j’ai donné un faux nom. J’ai été livré à moi-même étant enfant assisté et si j’avais trouvé quelqu’un à me conseiller, je me serais rendu immédiatement à mon corps. »
Il travaille 8 jours chez la mère de M. Heurtel dans la commune de Binic, non loin au nord de Plérin. Il indique que ce sont des gendarmes d’Etable, commune limitrophe de Binic qui l’arrêtent.
Chacun de ses témoignages se termine de la même manière : il souhaite racheter sa faute en rejoignant ses camarades au front. Son vœu va être exhaussé assez rapidement.
- Après le procès
Sa peine est suspendue le 12 janvier 1915. Arrivé au dépôt, il part au front dès le 22 janvier 1915. En l’absence de JMO pour le 19e RI et d’un historique digne de ce nom, difficile de dire plus sur son parcours jusqu’à sa blessure le 26 mars 1915. Ensuite, la fiche matricule est totalement vide. Elle précise uniquement son décès le 22 décembre 1918 à Quintin. Sa campagne est notée s’achevant le 22 décembre 1918, ce qui indique, sauf erreur du secrétaire, qu’il était toujours militaire lors de son décès. Pourtant, aucun élément de son acte de décès ne vient corroborer cette information. Il est noté comme étant charretier à Quintin et époux de Marie Charlotte Le Quilleuc, ménagère dans la commune voisine de Saint-Bihy. C’est d’ailleurs dans cette dernière qu’ils se marièrent le 30 janvier 1918.
La recherche est hélas bloquée à ce stade. En effet, les actes de mariage pour la commune de Saint-Bihy où se déroula la cérémonie ne sont accessibles que jusqu’en 1905. On ne saura pas tout de suite si le marié était encore mobilisé ou déjà rendu à la vie civile. Seule certitude, il ne s’agissait pas de la promise d’avant-guerre.
- En guise de conclusion
Suivre le parcours du déserteur Esnault a montré deux difficultés : les témoignages qui ne sont pas toujours concordants et les imprécisions importantes dans ceux de l’accusé.
Une fois le dossier de Conseil de Guerre clos, on retrouve de nombreuses lacunes dans le parcours de cet homme. La fiche matricule a ici été bien insuffisante pour comprendre son parcours une fois envoyé au front, particulièrement son sort après sa blessure. Quant à sa mort, elle est résumée en une phrase que les autres documents ne permettent pas d’élucider.
- Sources :
Archives départementales de Loire-Atlantique
2 R 180 – Dossiers du Conseil de Guerre, août-septembre 1914.
Archives départementales des Côtes-d’Armor https://archives.cotesdarmor.fr/
– 7 E 262 – état civil de la commune de Quintin, acte de décès d’Esnault Marie Ange, n°100, 1918.
– 1 R 303 – Fiche matricule d’ESNAULT Marie Ange, classe 1911, matricule 1937 au bureau de recrutement de Saint-Brieuc.
– 7 E 213/40 – état civil de la commune de Plouër-sur-Rance, acte de naissance d’Esnault Marie Ange, n°21, 1891.
– 6 M 477 – Recensement 1911 commune de Ploufragan.