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Témoigner de son expérience en opération, cent ans après

MICHELIN Jean, Jonquille, Afghanistan, 2012. Paris, Gallimard, 2017, 368 pages.

Initialement, je n’avais prévu qu’un thread (série de plusieurs messages sur Twitter) pour évoquer mes impressions suite à la lecture de cet ouvrage vivement conseillé par de nombreuses personnes que je suis sur Twitter. Mais dès le quatrième chapitre, je savais que le format envisagé n’était pas le bon. Je suis donc parti pour un compte-rendu de lecture plus long, sur un site exclusivement consacré à la Première Guerre mondiale. Une première pour moi.

  • De l’écart entre ce que l’on sait et ce que le livre nous montre

La recherche sur la Première Guerre mondiale m’a conduit à me plonger dans la lecture de plusieurs centaines de témoignages durant dix ans, qu’ils aient été publiés ou qu’ils soient restés à l’état de manuscrits. Mais dans « Jonquille », c’est de la guerre en Afghanistan dont il s’agit, certes dans sa phase finale pour l’intervention française, et en 2012, il y a 6 ans seulement. J’ai l’habitude de faire des fiches de lecture sur des auteurs décédés depuis fort longtemps, ayant vécu une période remontant à un siècle. Là, je me retrouve dans une situation inédite, celle d’écrire sur un témoignage de guerre, mais pour un conflit contemporain, dont j’ai pu suivre quelques étapes et pour un auteur plus jeune que moi.

Il m’a conduit à m’interroger sur ce que je sais de ce conflit mais aussi sur la place du témoignage en ce début de XXIe siècle marqué par l’omniprésence de l’image, à une époque où s’il n’y a pas d’image, pour beaucoup c’est qu’il ne se passe rien.

Avant de développer ce point, il faut passer par une courte présentation de ce qu’est « Jonquille ». Jean Michelin, capitaine de la compagnie « Jonquille » (3e compagnie du 16e Bataillon de Chasseurs)  narre en 368 pages le parcours de son unité du départ au retour en métropole. L’ouvrage est construit chronologiquement, de la préparation au départ en métropole au retour. Il couvre donc une période d’environ sept à huit mois autour de l’été 2012. Je n’en dirai pas plus, je ne ferai pas de citation car je veux livrer mes impressions plus qu’une analyse ou une critique.

Très vite j’ai retrouvé des qualités qui, pour moi, sont les marques d’un ouvrage qui va me marquer.

D’abord un savant mélange entre éléments factuels et humains dans un contexte parfaitement explicité. Une précision non indigeste qui donne envie de trouver une carte pour mieux « visualiser » les lieux. Genevoix et quelques autres auteurs sur 14-18 m’ont poussé à la même recherche. En fermant ce livre, j’ai eu le sentiment d’avoir beaucoup appris sur l’opération, sur le quotidien des troupes françaises car l’auteur évoque un grand nombre de thématiques au fil des pages : l’importance de l’esprit de corps, la camaraderie mais aussi quelques conflits, les activités au repos et le travail quotidien, le rythme des activités et des moments pour un peu décompresser, les étapes de l’organisation d’une opération, le tout dans des circonstances toujours bien présentées et compréhensibles par tous les lecteurs. Il est question du lien ténu avec les familles et la métropole, mais au fil de la lecture, Jean Michelin a réussi à rendre palpable l’isolement qui fut à la fois physique (soldats retranchés qui sortent peu de leur camp et plus généralement de leur zone, isolement en opération) et « médiatique » avec cette méconnaissance quasi absolue du grand public métropolitain de ce qui se passait ainsi qu’un isolement vis-à-vis des prises de décisions politiques. Le livre n’est pas un pamphlet : il relate, il interroge, il évoque des frustrations. On demande aux militaires d’obéir, de représenter et de défendre les intérêts de la Nation, mais la réalité du terrain en terme de moyens par exemple est parfois loin du discours.

Ensuite, la construction même de l’ouvrage est une réussite. La précision de l’œil de l’auteur sur ses hommes, qui voit les défauts et les qualités sans chercher à être hagiographique rend l’ensemble très humain. On découvre les portraits d’une profonde humanité, sans fard, même pour le combattant de l’autre camp. Cette humanité est pour moi la marque d’une attention bienveillante et d’un profond respect pour ses hommes.

Si l’ouvrage suit une chronologie, chaque chapitre porte donc en titre un ou deux prénoms. Chaque chapitre n’est pas un portrait mais aborde à un moment ou un autre une action d’un homme qui a conduit au choix de ce titre. A la fin de la lecture, on a une image assez fine de Greg et Mathieu, du C2 par exemple et on a plaisir à suivre dans le récit certaines personnes qui reviennent à plusieurs reprises. Toutefois, ces titres m’ont paru être plus des dédicaces qu’une volonté de centrer le récit exclusivement sur une personne. Certains prénoms reviennent à plusieurs reprises.

  • Une vision à hauteur d’homme

Comme on savoure un plat, j’ai « succulé » chaque page, me contentant de lire deux chapitres par jour pour mieux le savourer, ayant plaisir à me mettre dans mon fauteuil pour ce moment. Pour avoir ma dose quotidienne. Ce plaisir je ne l’ai eu que pour quelques livres… Car ce mélange entre récit chronologique, factuel mais profondément humain est très prenant.

Il était d’autant plus nécessaire de le savourer qu’il est pour l’instant unique. C’est aussi ce qui le rend si fort. On se retrouve au milieu de nos contemporains, avec le regard d’un capitaine. Ce regard fait que sa vision est particulière. Bienveillante, mais en retrait. Au cœur de l’action, mais pas au cœur des sections, au repos sur la base mais dans un groupe d’officiers le plus souvent. Ce n’est certainement pas un reproche. D’autres témoignages viendront peut-être et il faut l’espérer, afin de compléter cette vision de ce conflit.

Ce livre donne aussi une vision à hauteur d’homme au lecteur, à la hauteur du lecteur. Il m’a forcé à m’interroger sur ma vision de ce conflit et j’ai eu le sentiment en lisant Jean Michelin d’avoir été, comme la majorité de mes contemporains probablement, à des milliers de kilomètres de la réalité de ce terrain. Il m’a conduit à m’informer sur ce conflit dont je pensais avoir les grandes lignes mais pour lequel je me suis aperçu ne finalement pas savoir grand-chose. La lecture de quelques articles de quotidiens, le visionnage de quelques reportages, l’écoute de quelques décisions politiques ont-ils fait de moi quelqu’un d’informé sur l’intervention de nos soldats en Afghanistan ? Sur certains enjeux, sur les grandes lignes oui, sur la réalité du terrain, certainement pas.

Jean Michelin, par ses descriptions, par son écrit nous fait découvrir ce que fut la réalité du terrain de ce conflit. J’ai encore en mémoire un long reportage « au cœur des combats » où, pour la première fois on nous montrait la réalité d’un engagement. La séquence forte, vendue par les bandes-annonces montrait un engagement avec les insurgés. Certains l’auront probablement trouvé peu spectaculaire. Le livre permet enfin d’en interpréter de nombreux aspects « peu spectaculaires », mais oh combien importants pour comprendre. Car l’auteur ne cache rien, tout en écrivant avec beaucoup de pudeur. Un groupe a été deux heures sous le feu des insurgés, il s’inquiète des blessures psychologiques des soldats restés si longtemps sous le feu ennemi. Le reportage ne montrait pas cet aspect des choses. L’auteur développe les longues conséquences d’un attentat-suicide dont les médias se font l’écho sans aller plus loin qu’un bilan, Jean Michelin nous les fait percevoir et elles sont une réalité. Le contre-coup suite aux pertes est aussi particulièrement bien montré.

C’est là, qu’au final j’en reviens à 14-18.

  • Un lien avec 14-18 ?

Se retrouver face à un témoignage sur un conflit qui nous en apprend tant fait réfléchir. En 14-18, la population était informée par une presse maniant allègrement la propagande et le bourrage de crâne. Force est de constater que nos médias actuels ne permettent pas plus de savoir ce qu’est un conflit contemporain. Par rapport à 14-18, les effectifs sont infiniment moins nombreux. Donc si vous ne connaissez pas un militaire, difficile finalement d’avoir des éléments sur la réalité de ce conflit. Et encore, même dans ce cas, il reste un point commun évident : la difficulté de dire, de décrire. L’expérience reste indicible pour la majorité et la force du témoignage de Jean Michelin est de nous permettre de casser un peu cette barrière. En nous donnant des éléments de contexte, des éléments factuels, en décrivant les joies et les peines, les difficultés du quotidien et les blessures invisibles de ces combattants, l’auteur dresse un panorama complet. Le seul point qu’il n’évoque pas touche à la sexualité, ce qui n’est pas un problème et rejoint également une pudeur présente dans la majorité des témoignages de 14-18 et dont les historiens commencent à se saisir un siècle plus tard. Ce respect de l’intime ne pose à mes yeux aucun problème d’ailleurs.

Une différence est que si les premiers témoignages de combattants de 1914 commencèrent à être publiés pendant le premier conflit mondial, cet ouvrage me semble être le premier sur l’intervention française en Afghanistan avec ce point de vue et le seul à ce jour.

On retrouve également un rythme aux antipodes de ce qui peut être imaginé. Malgré près de 60 opérations, les moments paroxystiques sont rares. La tension n’en est pas pour autant absente, je dirais même qu’on comprend qu’elle est quotidienne avec des pics lors des opérations. Elle explique l’usure des hommes, les nécessaires pauses et l’attente de la relève (ici le départ en fait) mais aussi le sas de décompression à Chypre. Contrairement aux ouvrages de 14-18, l’aspect psychologique et plus particulièrement les évacuations des hommes blessés mentalement est très développé.

Le livre ne cesse donc d’interroger sur l’information donnée à la population ainsi que sur l’image que l’on se fait d’un conflit contemporain. Quand on voit la difficulté déjà à dire que la France est engagée dans des opérations « de guerre », on perçoit à chaque page le grand écart entre ce qui nous arrive par l’intermédiaire des médias et la réalité du terrain. Cet ouvrage m’a fait le même effet qu’une conférence que j’ai eu la chance de suivre à Saumur en juin dernier sur l’utilisation des blindés dans les conflits contemporains. Découvrir l’ampleur des combats en Ukraine et au Yémen n’a cessé de m’interroger. La conférence n’a duré qu’une heure ; cet ouvrage de 368 pages a poussé plus loin encore l’ébauche de réflexion qui fut la mienne.

Je tiens à préciser ici que, comme je le fais pour chaque film que je vais voir au cinéma ou chaque livre que je vais découvrir, je ne fais aucune recherche préalable. Dans le cas de « Jonquille », j’ai découvert l’ouvrage par l’intermédiaire de commentaires sur Twitter et la lecture de quelques comptes-rendus dont les mois entre la sortie et la lecture ont totalement fait oublier ce qu’ils avaient pu m’apprendre sur le livre. Ainsi, outre le fait de ne pas me faire « spoiler » le contenu, je ne sais pas trop à quoi je dois m’attendre et cela me conduit à m’interroger et à aller chercher des réponses après (certaines ont en effet déjà leur réponse, cette interview par exemple en donne).

Ce témoignage m’a fait me poser certaines questions identiques à celles qui ponctuent ma lecture d’un témoignage sur la Grande Guerre. L’auteur a-t-il écrit à partir de carnets ou d’autres documents ? Quelles sont ses intentions : témoigner simplement ? Quelle est la part d’auto-censure, d’autant que l’auteur est toujours en activité ? Certains choix ont-ils été conscients (le fait de parler de certains sujets plutôt que d’autres) ? A-t-il imaginé quel serait l’impact de son écrit aujourd’hui, mais aussi dans les décennies à venir ? La méconnaissance des opérations par le grand public n’est-il pas un mal nécessaire (plutôt qu’un désintérêt) afin de ne pas donner trop de clefs à l’ennemi à une époque où toute information peut être consultée partout dans le monde, de manière quasi instantanée ?

Certaines questions peuvent paraître naïves et loin de la réalité des conditions d’écriture de l’ouvrage, j’en conviens. Elles sont directement liées à ma grille de lecture de témoignages sur la Première Guerre mondiale et je n’ai pas pu m’empêcher de transposer cette grille sur ce témoignage.

Seule grande différence avec les témoins de 14-18, il est toujours possible de poser ces questions à l’auteur ! Et le féliciter pour la qualité de son ouvrage et le remercier pour la richesse de son récit.

Quelles que soient ses motivations, le résultat est un magnifique ouvrage, montrant on ne peut mieux la réalité du terrain mais aussi la vie du soldat de 2012. Magnifique hommage aussi à ces hommes oh combien plus parlant que les cérémonies officielles, certes essentielles mais incapables d’humaniser et de faire comprendre ce qu’est un conflit aujourd’hui. Au delà des photographies hommages du ministère de la Défense, un ouvrage qui donne l’épaisseur aux hommes

  • En guise de conclusion :

Je ne peux qu’inviter à la lecture de ce livre par un maximum de personnes. D’abord parce qu’il est bien écrit, lisible par tous les publics. Ensuite parce que le lecteur en apprendra beaucoup pour sur une opération pas si ancienne. Il poussera probablement à imaginer ce qu’il se passe autrement que par des données statistiques, par quelques images idéalisées du service de presse aux armées, par quelques reportages télévisés ou par quelques vidéos Youtube. Jean Michelin a rédigé un ouvrage qui  pousse à lire plus, d’autant que d’autres ouvrages sortent actuellement sur des sujets proches et des analyses sont publiées comme dans le blog « La voie de l’épée » qui a aussi rédigé un article sur « Jonquille ». Reste à espérer aussi que cet ouvrage montrera que le temps des témoignages écrits n’est pas révolu et qu’ils apportent une pierre essentielle à l’édifice de la connaissance d’un sujet pour le grand public.

Quoi qu’il en soit, il y a fort à parier que « Jonquille » sera longtemps une pierre angulaire des travaux sur l’Afghanistan et sera une référence dans sa catégorie.

La réalité est toujours beaucoup plus complexe et surtout humaine. Comme les témoignages des combattants de 14-18 qui nous permettent de nous porter à hauteur d’hommes sur des faits qu’on ne connaît qu’en quelques paragraphes de grandes histoires, Jean Michelin a réussi à nous immerger dans ce conflit à mettre des mots sur des opérations de la «Task Force La Fayette » en Afghanistan. Un ouvrage qui fera date et, pour finir sur un parallèle avec 14-18, que Norton-Cru aurait probablement mis dans la Catégorie 1.


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