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Quand on participe à l’édition d’un témoignage

HUSTACH Jean, Brancardier à Verdun, journal inédit, juin-août 1916. Paris, éditions Portaparole, 2016.

Difficile de faire la fiche critique d’un livre auquel on a participé ! Difficile de ne pas en parler non plus, il s’agit d’un témoignage de combattant. Grâce à Stéphan Agosto qui a accepté de lire le livre et de faire cette fiche de lecture, il m’est possible de publier un texte sur cet ouvrage.

Loin de la publication d’un article sur son propre site internet, cette expérience m’a permis de découvrir le monde de l’édition que je ne connaissais pas : ses contraintes, ses obligations, ses étapes, ses choix. J’y ai réalisé la petite notice historique, la notice des photographies et les cartes.

Je laisse la plume à Stéphan que je remercie pour sa lecture critique.


Les témoins n’en auront donc jamais fini de parler, de déposer, de crier souvent, d’accuser parfois… Depuis la fin de la Grande Guerre, des milliers de témoignages ont été publiés ou le seront prochainement. Ils envahissent les bibliothèques des enfants et petits-enfants de poilus, leur offrant ainsi une mémoire fascinante et en permanence renouvelée.

Un nouveau volume vient de paraître. En ces temps de Centenaire, ce n’est pas un scoop. Mais il faut s’en réjouir, comme à chaque nouvelle édition de témoignage : tous offrent des qualités et des limites qui leur sont propres, et chacun vient enrichir de sa singularité un fonds déjà impressionnant, une prise de parole multiple qui nous permet de nouvelles découvertes et des possibilités de compréhension toujours plus fines.

C’est donc au tour de Jean Hustach de proposer le récit de son expérience de la guerre. Il le fait sous la forme d’un carnet de route que publient les éditions Portaparole en un court volume sorti ce printemps, tout juste un siècle après les évènements qui s’y trouvent consignés. Encadrant le témoignage (courant sur 52 pages), une présentation de Jean-Noël Jeanneney (sur 15 pages) et un dossier historique de Arnaud Carobbi (analyse, notes, photos, cartes, répertoire, sur 22 pages) viennent parfaitement contextualiser le document proposé.

Jean Hustach est brancardier au 58e R.I. En juin 1916, son régiment est envoyé à Verdun ; aussitôt, ce soldat instruit et pacifiste qui refuse de tenir un fusil sort un crayon et ouvre son carnet. Ecrites au fil des jours, du 8 juin au 19 août 1916, ses notes sont remarquables de sobriété et de précision.

Il ne cesse d’aller et venir entre ce qu’il perçoit de son environnement immédiat et ce qu’il en éprouve. Sans céder à la littérature et aux belles phrases – en avait-il le loisir là où l’avait placé le sort de la guerre ! – Jean Hustach nous offre toutefois de belles formules, ramassées, efficaces, qui, à elles seules, condensent parfaitement ce qu’il voit, ce que son corps ressent et ce que son esprit échafaude. La spontanéité de ces notes prises avec talent sur le vif permet de se faire une idée de ce qu’était un séjour prolongé à Verdun pour un homme qui, en rien, n’y était prédestiné.

En voici quelques exemples qui ne sont pas sans rappeler les pages des carnets de Louis Pergaud (Louis Pergaud, Carnet de guerre, Mercure de France, 2011), Gabriel Arbouin (Gabriel Arbouin, Les carnets de Gabriel Arbouin, Aux Ecoutes Editions, 1925) ou encore de Guy Hallé (Guy Hallé, Là-bas avec ceux qui souffrent, Garnier, 1917) : le bombardement ennemi se rapprochant : « J’ai senti mes jambes se dérober sous moi, au premier obus. Je lutte désespérément, mais la bête trépigne et se cabre ». Un peu plus loin : « C’est la guerre des explosifs contre l’homme, et l’homme en sort toujours vaincu », ou encore « C’est la fête de la mort » ! « Les 210, les 305, les tourterelles… tout cela faisait autour de moi une danse démoniaque », et « une illumination tragique, multicolore, éclaire le tableau qui semble sort d’une pièce du cerveau d’un Satan moderne »… « Quelle vie, et comme on abuse des hommes »…

Bien qu’il tente chaque jour de noircir les pages de son carnet, Jean Hustach se sent parfois impuissant à décrire ce qu’il vit : « Quelle brutalité ! pas de mots pour exprimer ces horreurs ». Il refuse souvent de consigner le pire : « Je passe sur quatre-vingt-dix-neuf détails par trop répugnants. Je ne veux pas troubler une digestion quand je relirai ces pages ». Parfois, il ose tout de même : « Hier au soir, nous sommes allés chercher trois morts du 117 ; ils étaient déjà décomposés, et l’un d’eux dévoré par des milliers de cafards, chose que je n’avais encore jamais vue ». Mais où va donc se nicher le « pittoresque » sur le champ de bataille de Verdun !…

Un aspect intéressant de ces notes – et Jean Hustach y insiste beaucoup – réside dans l’observation qu’il fait de lui-même : il sait son corps et son esprit ébranlés en permanence par le cataclysme dans lequel il trempe pendant près de deux mois ; aussi, tel un médecin, il s’ausculte quotidiennement : « J’ai soif »… « Je suis moins fatigué »… « Ma tête résonne douloureusement »… « Je ne dors plus mais je n’ai plus sommeil »… « J’ai la fièvre, une mine cadavérique »… « Exténué, fièvre »… « Les yeux me font mal »…, etc. Et ce constat : « Si j’avais passé vingt-quatre heures comme cela dans le civil, je serais couché et j’aurais le docteur à côté de moi » … mais, lucide et fataliste : « Ici on n’est pas malade en principe ».

« On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté », disait Céline avec Bardamu (Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Denoël, 1932.), confronté lui aussi à la violence des combats ; Jean Hustach peut enchaîner là-dessus sans réelle rupture de style quand il écrit « On n’en a jamais fini de voir l’horrible ici » …

Il y a tant à citer dans ce petit livre… Pour ma part, j’en resterai là, espérant avoir suscité par ces quelques remarques le désir de découvrir un texte extrêmement puissant. Jean-Noël Jeanneney et Arnaud Carobbi, chacun à sa manière, éclairent avec talent et savoirs le témoignage et la personnalité de l’auteur : ils mettent en lumière bien d’autres qualités de ces notes de guerre et soulignent bien des particularités que je n’ai pas abordées ici.

Un seul tout petit regret : je ne crois pas avoir lu une explication sur le format très court de ce témoignage ; il est la transcription d’un ensemble de feuillets retrouvés, mais il n’y a rien avant, rien après, alors que l’auteur a fait toute la guerre et qu’il a pris d’autres notes ; le 1er juillet, il se réjouit : « Mon journal est parti, je suis bien content, j’ai joué un bon tour à la censure en le faisant partir par un permissionnaire ». Et effectivement, les soldats qui tenaient un journal de route, tachaient d’expédier à l’arrière ces précieux carnets dès qu’ils étaient terminés et qu’une opportunité se présentait, tant le risque de les égarer était grand sur le front. Donc, quid des autres écrits de Jean Hustach ? Rien ne nous est dit sur cette question. Des recherches ont-elles été effectuées ?

Espérons donc que la profusion de parutions laissera suffisamment de visibilité à ce petit livre qui mérite, je me pense, une place de choix dans les bibliothèques de tous ceux que le destin de la génération de 14 continue d’interroger. A sa façon, il apporte, de façon ramassée et forte, beaucoup de réponses… qui nous replongent aussitôt dans un abîme de perplexité devant tant d’horreur faites aux hommes !

Stéphan Agosto, avril 2016.


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