À l’occasion de la sortie du film sur Sarah Bernhardt ce 18 décembre 2024, voici la présentation du film de propagande auquel elle participa pendant la Première Guerre mondiale. Le choix du film contemporain est de la représenter en 1915, justement en plein conflit mondial. Peu après, elle tourna dans « Mères françaises », film de Louis Mercanton et René Hervil dont il va être question ici.
Ce film est intéressant à plus d’un titre. Il donne une représentation de la mobilisation dans un village, il met en avant le sacrifice des hommes et celui des femmes mais au prisme d’un regard littéraire puisque l’académicien Jean Richepin en a écrit le scénario. On peut s’interroger sur le réalisme de ce qu’il représente, d’autant qu’il est un film de propagande destiné à faire sens en France et à encourager d’autres pays à l’aider. C’est un film tourné à la fin de l’été 1916 (août/septembre), en plein conflit, nécessitant de trouver des acteurs et des lieux de tournage à même de représenter correctement la guerre. Un film multiple donc.
- 1. Composition du film
Le film a été tourné à la fin de l’été 1916. Il est découpé en cinq actes comme une pièce de théâtre. Comprendre le déroulé de chaque étape du récit est simple. Il propose de suivre trois groupes de protagonistes : la famille d’Urbex, la famille Lebrou et la famille Guinot. Le schéma ci-dessous résume les interactions présentées pour ces personnages.
On a donc le maire et l’instituteur d’une commune rurale. La famille Lebrou a la ferme du château des d’Urbex en fermage. On a donc plusieurs représentations des activités agricoles, dans la ferme comme dans les champs. On notera l’absence complète de l’évocation du monde ouvrier.
Le site de la Cinémathèque1 indique que la version disponible est incomplète, mais sans indiquer où seraient les manques ou les quantifier. On dispose du scénario sur Gallica2 qui donne le texte de tous les cartons de ce film muet. S’il y a au moins une transition un peu brutale entre la scène autour de la statue de Jeanne d’Arc et celle où le fils d’Urbex est dans un poste de secours, il ne semble pas y avoir de coupure nuisant à la narration.
- 2. Présentation de l’histoire
Le film se décompose en cinq actes, un premier au village de Meurcey, commune imaginaire, regroupant la vie avant-guerre et l’annonce de la mobilisation. Le deuxième évoque le départ des mobilisés et les mères qui restent. Le troisième se déroule en Champagne lors d’un assaut et dans un hôpital. Le quatrième est « Le calvaire d’une mère », narrant les étapes suivies par Jeanne d’Urbex pour retrouver son fils agonisant puis face à l’annonce de la mort de son mari. Le dernier acte se déroule à nouveau à Meurcey où les derniers protagonistes vivants se trouvent réunis.
Le film commence par une présentation des protagonistes : la famille d’Urbex, la famille Lebrou et l’instituteur Guinot et sa mère. Les nouvelles dans les journaux sont au cœur des inquiétudes de chacun.
Le commandant d’Urbex est aussi maire de la commune. Il va prévenir l’instituteur qui demande à Nonet de faire sonner le tocsin et de réunir la population par tambour. Aux champs, les hommes en train de moissonner entendent les cloches.
Les habitants et les protagonistes se réunissent sur la place du village et écoutent le discours patriotique du maire.
Le départ s’organise. Madame d’Urbex donne sa photographie à son mari, Guinot dit au revoir à Marie sa fiancée. Les hommes quittent la commune entre assurance des hommes et pleurs des femmes. Dans l’agitation, Nonet décide de devancer l’appel car il est trop jeune pour partir.
Le second grand moment du film commence avec madame d’Urbex qui gère un hôpital dans le secteur de Reims. On retrouve le commandant d’Urbex, le sergent Guinot, le caporal Lebrou et le soldat Nonet. Les hommes partent à l’attaque en Champagne. Robert puis Victor sont blessés et secourus par Nonet. Victor est reconnu par madame d’Urbex qui apprend pour son fils.
Madame d’Urbex utilise le sergent Guinot pour trouver son fils. Elle se rend sur la place devant la cathédrale de Reims pour supplier Jeanne d’Arc de voir son fils une dernière fois.
Au poste de secours, Robert est examiné : son cas est désespéré. Sa mère finit par arriver à l’endroit où son fils est à l’agonie. Il meurt dans ses bras.
Au village, Marie reçoit une bague réalisée par Nonet. Au front, le commandant d’Urbex apprend le décès de son fils. Il continue de commander sa batterie mais il est blessé par une explosion. Guinot et Nonet accourent. Il succombe en donnant son carnet et ses derniers écrits à Guinot.
Guinot est blessé aux yeux. Il arrive à l’hôpital tenu par madame d’Urbex. Elle apprend ainsi la mort de son mari. Elle a une vision de Jeanne d’Arc lui demandant de continuer son devoir pour d’autres veuves, pour les orphelins et les mutilés.
La dernière partie du film se déroule dans la commune de Meurcey. Madame d’Urbex est rentrée. Victor Lebrou est disparu après sa sortie de l’hôpital pour venger Robert. La famille Lebrou apprend les nouvelles par un courrier de Guinot désormais aveugle. Nonet est en permission. Madame d’Urbex prépare des paquets pour le front. La fin de l’histoire porte autour de la relation platonique entre Marie, fiancée à Guinot, et Nonet. Le trouble entre les deux amoureux est perçu par madame d’Urbex. Marie, habillée de noir, refuse de quitter Guinot de retour au village aussi. En raison de ce choix, Nonet décide de retourner au front plus tôt. Mais Guinot ayant compris la situation, refuse le sacrifice de Marie et accepte le mariage de Marie et de Nonet. Madame d’Urbex annonce adopter Nonet.
La scène finale voit Guinot retourner dans sa classe faire une leçon de morale aux enfants, accompagnés de madame d’Urbex qui lit une sentence.
- 3. Un tournage en guerre
3.1 Trouver des acteurs
La scène du défilé suivant le tambour pour annoncer la mobilisation ou celle du départ des réservistes suffisent à illustrer le problème : comment tourner un film en pleine guerre quand la très grande majorité des hommes de 20 à 45 ans sont mobilisés ?
Où trouver des figurants mais surtout des hommes des 20 à 45 ans ? Je ne sais pas comment ils firent pour cette catégorie : personnels de l’équipe de tournage ? Habitants du lieu où furent réalisées les prises se passant dans le village inventé de Meurcey ? Un peu de chaque probablement. Sur l’image ci-dessous, on observe au premier plan, cerclés en rouge, les principaux acteurs et cerclés en violet de jeunes hommes en tenue peu rurale, canotier, cravates ou nœuds papillon.
Par contre, pour les principaux acteurs, il est plus simple de le savoir. S’il sont nés à partir de 1867, ils sont mobilisables. Comment ont-ils pu participer au tournage ?
Pour Georges Deneubourg jouant le rôle du commandant d’Urbex, la question de la mobilisation ne se pose pas : né en 1860, il n’est pas mobilisable. Membre de la troupe de Sarah Bernhardt, on peut y voir la raison du son choix dans la distribution. | |
Jean Angelo tient le rôle du lieutenant Robert d’Urbex. De son vrai nom Jean Jacques Barthélémy, cet acteur est né en mai 1888 à Paris, il est inscrit comme « artiste dramatique » lors de son recensement. Il est appelé en octobre 1909 au 2e RI qu’il quitte en février 1911 comme 1ère classe. Il est donc rappelé à la mobilisation au 153e RI. Il est blessé par éclat d’obus à Fresnoy-le-Roi le 22 septembre 1914 puis une seconde fois à Souchez, toujours pas éclat d’obus, le 15 juin 1915. Sa fiche matricule n’est pas assez précise pour affiner ses périodes d’hospitalisation et au dépôt. Un article de Ciné-Miroir3 affirme que c’est au cours d’une permission qu’il joua ce rôle quand un autre article de la même revue indique qu’il est en congé de convalescence4. Il est probable qu’il est au dépôt lorsqu’il tourne le film avant d’obtenir un sursis le 12 septembre 1916 qui lui permit de suivre Sarah Bernhardt pour sa « Tournée de propagande » aux États-Unis. Ce sursis est prolongé le 10 mars 1917 puis une nouvelle fois en novembre 1917. Entre temps, la commission spéciale du consulat général à la Nouvelle-Orléans le déclare impropre pour le service armé en raison d’une sciatique névritique liée à sa seconde blessure. Rentré en France, il est affecté au 160e RI en janvier 1918. Il finit la guerre dans un régiment d’artillerie puis dans un ETEM. Il est démobilisé le 23 juillet 1919. Il décède en novembre 1933. | |
Gabriel Signoret tient le rôle de l’instituteur Guinot. Il est né à Marseille en 1878. Il est recensé comme « artiste dramatique ». Ajourné en 1899 et 1900, il est déclaré bon pour le service armé en 1901. Il est incorporé pour un an au 28e RI. Mobilisé au 34e RIT, il ne partit jamais dans la zone des armées car classé dans le service auxiliaire. Il passe alors de SCOA en SCOA tout au long du conflit jusqu’à sa démobilisation en février 1919. Étant affecté dans une unité combattante, on peut imaginer qu’il peut obtenir plus facilement une permission pour participer au tournage du film. Il s’est éteint en région parisienne en 1937. | |
Jean Signoret est Nonet. Né à Marseille en 1886, il est exempté en 1907 pour « Bronchite spécifique ». Il est maintenu dans sa position en décembre 1914 et en avril 1917. En 1917, il est précisé « Bronchite, paralysie ». Il est décédé à Paris le 9 octobre 1923. | |
Georges Melchior joue un rôle indéterminé (l’infirmier ? Le médecin ?). Il est né en septembre 1889 à Paris. Il est noté comme « Artiste dramatique » lors de son recensement. Affecté au 31e RAC puis 44e RAC, il quitte l’uniforme avec le grade de maréchal des logis en 1912. Il est en unité combattante au 44e RAC du 11 août 1914 au 7 décembre 1915. Il est évacué pour maladie et suit un parcours médical inconnu jusqu’en janvier 1918. Ce qui est certain, est qu’il est classé dans les services auxiliaires en juin 1917 pour « pleurite des sommets ». Il bénéficie même d’un sursis pour un motif inconnu du 24 janvier au 5 mars 1918. Il ne retourna pas en zone des armées jusqu’à sa démobilisation le 17 avril 1919. Il est décédé en 1944 dans la Seine. | |
Pierre Delmonde de son vrai nom Pierre Joseph D’Haese, est né le 4 juin 1881 à Lille. De nationalité belge, il n’a donc pas été mobilisé en France. Son statut militaire en Belgique est inconnu. À son mariage en 1928, il est noté « Artiste dramatique ». Seule la revue Mon Ciné5 n° 150 du 1er janvier 1925 indique qu’il joue le rôle du beau-frère de Signoret. C’est donc lui qui est Victor Lebrou. Il est décédé à Paris en 1956. |
Les rôles tenus par Pierre Delmonde et Georges Melchior, cités au générique, sont mal déterminés. Et comble de malchance, un document6 qui aurait permis d’avoir des confirmations est détruit au mauvais endroit !
Ainsi, dans le casting des acteurs principaux masculins, sur les quatre mobilisables trouvés, un seul ne le fut pas, étant exempté. Deux eurent une expérience au front et même deux blessures pour l’un d’entre eux. Tous étaient soit service auxiliaire, soit en sursis, soit en cours de soins.
Le cas des réalisateurs est tout aussi intéressant. Louis Mercanton, d’origine suisse, n’a pas été retrouvé dans les dossiers militaires français et pourrait avoir été épargné par la mobilisation en raison de sa nationalité. Par contre, René Hervil est probablement le participant au film le plus marqué par la guerre.
René Hervil, de son vrai nom René Louis Dezerville, est né à Neuilly en 1881. Noté « Employé de commerce » lors de son recensement, il est affecté au 153e RI, y reste un an et est rendu à la vie civile en 1903. Le début de son parcours de mobilisé est peu clair, une partie des informations de la fiche matricule étant rayée en rouge. Arrivé le 12 août 1914 au 169e RI, il passe au 82e RI le 20 octobre 1914. Il est grièvement blessé le 15 janvier 1915 en Argonne : il est touché par une balle à la tête qui conduit à un enfoncement du crâne. Il est réformé le 14 février 1916 et est renvoyé dans ses foyers le 24 février 1916. Démobilisé le 23 août 1919, il bénéficie d’une pension en raison des séquelles de sa blessure à la tête. En 1936, il est noté qu’il est légèrement défiguré (sourcil abaissé, bien visible sur ce portrait d’après-guerre), mais surtout des céphalées, des troubles de la mémoire et vertiges et des changements de caractère et de l’irritabilité. Il est décédé en 1960. |
Concernant Sarah Bernhardt, elle fut facilement convaincue de participer au projet, d’autant qu’on lui promettait de tourner dans la zone des armées, près du front. Son jeu est particulièrement théâtral, avec une gestuelle caractéristique et très expressive, pouvant même être jugée excessive en comparaison de celui des autres acteurs.
Le plus marquant reste le jeu très figé de Sarah Bernhardt tout au long du film. Quand elle est debout, elle est souvent en appui sur les autres acteurs, sur un objet ou s’agrippe à la terre dans la tranchée. Sinon elle est assise, dans la voiture, à son bureau, dans une cuisine ou un salon sans qu’on la voit se lever ou se déplacer. L’explication est simple : amputée l’année précédente d’une jambe, elle ne peut plus se mouvoir facilement et a un équilibre précaire. On voit nettement que les metteurs en scène firent attention à ce que son infirmité ne soit jamais visible.
3.2 Filmer au front ?
Ce film est principalement tourné en extérieur : dans une cour de ferme et autour, sur la place d’une église, dans un château et surtout dans les tranchées de Champagne ainsi que sur la place de Reims. Il s’agit donc ici de retrouver les lieux du tournage puis de s’intéresser à une représentation de la guerre plutôt réussie.
Aucun site ne référence les lieux de tournage de ce film. Grâce à une recherche d’image, il a été possible de localiser les deux principaux lieux de tournage concernant la vie civile.
Le village de Meurcey est une invention. Il s’agit pour l’essentiel de la commune d’Osny dans l’actuelle Seine-et-Oise. Son église a un clocher particulier facilement reconnaissable.
La scène du discours du maire est dans le même angle de vue de l’église, tout comme le départ des mobilisés.
Osny est aussi le lieu où furent tournées les scènes dans et autour de la ferme des Lebrou. Elle est caractérisée par une vaste cour et des tourelles d’angle dans un bâtiment. La scène du facteur a été tournée à l’extérieur de la ferme donnant un aperçu de la campagne environnante.
Cette ferme a presque complètement disparu du paysage, la périurbanisation ayant remplacé les champs et les prairies. Un site permet de comparer les paysages actuels avec ceux immortalisés par Pissaro et le début du 21e siècle7. Le grand nombre de peintures sur les paysages d’Osny ou de Pontoise est-il à mettre en lien avec le choix de tourner ici, dans des paysages vus comme caractéristiques d’un milieu, d’une époque ?
La vue des agriculteurs entendant le tocsin a été prise sur les hauteurs de la commune.
Quittons la ferme et le village pour le lieu choisi pour représenter le château des d’Urbex. Il faut s’éloigner un peu d’Osny et prendre la direction de Chatou pour le trouver. Il s’agit de la « Villa Lambert ».
On notera le monogramme sur la grille en fer forgé, qui existe toujours8.
Concernant le tournage des scènes au front, il n’a pas été possible pour l’instant de trouver la localisation exacte. Grâce à une interview Louis Mercanton en 19239, on peut expliquer comment la prise de vues fut possible jusque dans Reims. L’article vaut le détour pour découvrir la genèse et les difficultés pour tourner dans la zone des armées. Après un premier refus du GQG, il fallut que le réalisateur se rende au GQG pour défendre le projet en compagnie de Jean Richepin afin d’obtenir 20 minutes dans Reims et une journée autour de Châlons pour les tranchées. Impossible de dire exactement où les images furent prises, simplement que les tranchées sont sans l’ombre d’un doute faites pour l’exercice des soldats, car dépourvues d’obstacles et très rectilignes.
Impossible également de déterminer dans quel village, en partie détruit, furent filmées les images de Sarah Bernhardt cherchant à voir son fils. Sur un cliché pris pendant le tournage, on peut observer le nombre important de spectateurs.
La scène la plus célèbre du film, largement utilisée pour sa promotion en France et à l’étranger, est celle de Sarah Bernhardt non dans les tranchées mais sur la place devant la cathédrale.
Comme il est écrit dans l’interview du réalisateur, le tout fut filmé en une vingtaine de minutes, accompagné du bruit des obus et des mitrailleuses, le front étant à environ deux kilomètres. La scène fut tournée le 9 septembre 191610x.
- 4. Fiction et réalité
Quel est le niveau de réalisme d’une telle production de propagande en temps de guerre ? Que ce soit dans le récit ou dans la représentation de la zone des armées, les éléments de réponse sont nombreux et loin d’être en défaveur de cette production.
Il est important de signaler l’appui de l’armée. Si le tournage des scènes dans les tranchées furent réalisées dans une zone d’entraînement plus éloignée du front, la présence de troupes permit d’apporter une touche de réalisme qui manque bien souvent aux productions même les plus récentes. Les scènes avec le sergent Guinot, conducteur automobile, le sont dans un parc automobile avec des mobilisés « figurants ».
La scène dans le poste de secours pourrait également avoir été tournée dans une vraie structure militaire.
D’autres figurants militaires sont bien visibles dans certaines scènes. On les reconnaît aux numéros de col de leurs uniformes, absents de ceux des acteurs. Il s’agit à n’en pas douter d’hommes d’un bataillon d’instruction, certains étant des hommes jeunes de la classe à l’instruction à la mi-1916 (la classe 1917).
La scène où Sarah Bernhardt cherche son fils dans une tranchée est réalisée au même endroit. Pour renforcer l’impression de « vrai », quelques séquences tournées par le service de cinéma aux armées ont été intercalées. Elles sont très courtes et s’intègrent très bien au récit. Il s’agit de scènes impossibles à tourner pour une équipe civile : une colonne de véhicules en mouvement, un panoramique sur les tranchées ennemies, une position de canons de 75, des hommes montant à l’assaut ou courant dans un boyau. Ces deux dernières ont probablement été filmées dans un secteur peu exposé, le cameraman devant être à découvert pour immortaliser la scène. Les cartouchières remplies et le rythme accéléré des images trahissent un film du SPA.
Cette utilisation était prévue dès l’écriture du scénario. Dans l’illustration ci-dessous, il s’agit de l’image en haut à droite ci-dessus.
Seule la salle de l’hôpital où madame d’Urbex est infirmière est une reconstitution en studio.
Avoir tourné en plein conflit a permis de bénéficier d’uniformes et de matériels originaux. Casques, capotes, bandes molletières, brêlage militaire… tout est bon. Seules les cartouchières désespérément vides restent un passage obligé toujours respecté aujourd’hui.
Afin de rendre le film le plus universel, deux techniques sont utilisées : affecter un homme à un régiment qui n’existe pas ou ne pas rendre visible de numéro de corps. Le film utilise les deux.
Le lieutenant d’Urbex porte le numéro 716. Les autres n’ont pas d’affectation lisible.
- 5. Un titre pour un message à la fois de propagande et universel
Ce film est une vision de la guerre par un littéraire et des artistes civils dans un projet aussi artistique que propagandiste. Mais c’est une vision peu de temps après les faits, à savoir la mobilisation et les combats de Champagne. Les éléments réalistes, qui parlent au public qui venaient de les vivre et pour qui les événements étaient encore inscrits dans les souvenirs marquants, il y en a. L’inquiétude face aux événements alarmants de la fin juillet 1914 connus par la presse, l’annonce de la mobilisation, le départ des hommes sont les éléments les plus notables. Certes, le départ des hommes se fait pour eux dans l’enthousiasme, mais pour ceux qui restent dans l’inquiétude et les pleurs.
Le sacrifice des hommes est mis en avant tout au long du film. Même les pacifistes, incarnés par l’instituteur Guinot, partent faire leur devoir. On est bien ici dans une lecture de propagande : tous les hommes font leur devoir, jusqu’au sacrifice suprême accepté par tous les protagonistes. Le commandant donne sa vie comme son fils, Guinot donne ses yeux lui interdisant tout retour à sa vie sentimentale et professionnelle d’avant, Victor Lebrou retourne sans attendre la guérison de sa blessure pour venger ses amis et disparaît.
Tous ces hommes sont des héros et ils ne le sont pas que par les images visibles : pratiquement tous sont décorés. Le commandant porte la Légion d’honneur avant-guerre mais une Croix de guerre (mise en place en avril 1915) est visible ensuite. Guinot revient avec la Médaille militaire et la Croix de Guerre, tout comme Nonet.
Un deuxième message de propagande formant un fil rouge est le message que la France se bat contre son gré, pour la paix. À l’exception de la volonté de vengeance de Victor Lebrou apprenant la mort de Robert d’Urbex, il n’y a aucune haine dans le film. Dès le début du film, ce discours transparaît dans la leçon de morale de l’instituteur Guinot. Reprenant une citation de Jules Michelet, il distille l’idée que la France se bat pour la paix. Toutefois, ce qui est étonnant c’est le fait que l’école ne soit pas terminée en août 1914 au moment de la mobilisation. Vérification faite, il est tout-à-fait exact que les vacances d’été n’étaient pas encore commencées à ce moment. L’instituteur qui met fin à la classe le jour de l’annonce de la mobilisation n’a donc rien de romancé et d’imaginaire.
Le morceau de bravoure du film est le tournage à Reims qui est tout aussi symbolique : la destruction de la cathédrale, par les obus allemands et un incendie en 1914, a profondément marqué les esprits, y compris aux États-Unis.
La fin du film se concentre sur l’instituteur qui, accompagné de la veuve, s’adresse aux plus jeunes pour expliquer la mission qu’a la France, sa population : « Pour que les mères n’aient plus jamais à souffrir, il faut la France fasse encore la guerre, la guerre à la guerre, et que l’aube des paradis futurs s’allume à l’éclair des baïonnettes françaises. »
« La guerre à la guerre », les « baïonnettes » sont autant de passages obligés de la propagande en France pendant le conflit, tout comme l’appel à Jeanne d’Arc. Le message est double : elle a repoussé l’envahisseur et a tout sacrifié pour ce résultat. Ce que font ces femmes qui deviennent veuves, qui perdent un enfant ou les deux comme dans le cas de Jeanne d’Urbex, est un parallèle avec ce sacrifice à faire pour le futur. Ici, le scénariste fait appel à Jeanne d’Arc, sainte, guerrière, plus parlante que la Marianne républicaine éprise de liberté. On la voit au début du film quand Jeanne d’Urbex demande à Jeanne d’Arc de protéger les hommes qui partent à la guerre, puis lorsqu’à Reims elle lui demande de l’aider à retrouver son fils et finalement dans une vision où elle décide de poursuivre le combat.
On devine également des sous-entendus religieux. La figure de Sainte de Jeanne d’Arc a déjà été évoquée, tout comme le titre d’un acte « Le calvaire d’une mère ». Un autre cas pourrait être la scène où les trois mères assistent au départ des hommes. Ce n’est pas sans rappeler les trois Marie présentes lors de la crucifixion du Christ. C’est surtout une représentation des mères qui sacrifient leurs fils qui fait écho avec la fin du film où elles ont toutes perdu ce fils : un est aveugle, l’autre est disparu, le dernier est mort.
Le choix du titre est tout aussi significatif. « Mères françaises » sous-entend que toutes les femmes françaises ont la même résilience, le même esprit de sacrifice dans le don de leur fils ou époux et de leur énergie. Le titre développe une universalité de ces femmes.
La traduction choisie aux États-Unis, « Mothers of France » va plus loin encore. Il peut être traduit par « Mère de France » et se comprendre comme un portrait de ces mères qui font la France.
- En guise de conclusion
« Mères de France ». Derrière ce titre , il y a une volonté de tenir un propos généraliste qui vise à l’universel. Les femmes prennent la place des hommes dans les champs, les soutiennent, acceptent leur sacrifice pour la France. Le film pourrait tout autant être perçu comme une représentation de toutes les femmes, chacune ayant un mari, un fils, plus généralement un membre de sa famille ou de ses connaissances à la guerre. À l’homme qui sacrifie sa vie, la femme doit sacrifier la sienne pour ces hommes qui se battent. Ainsi, tout un peuple se retrouve impliqué dans le conflit. Lecture artistique particulière et caricaturale, ce film donne une vision au travers du prisme d’une bourgeoisie urbaine aisée, non comme la majorité des femmes, en activité dans l’agriculture ou l’industrie. Si la France de 1914 est encore largement rurale, la vie urbaine est totalement absente de ce film, ce qui réduit l’universalité de son message aux grandes lignes, sacrifice des hommes et des femmes pour la France et la paix.
Le film fut présenté aux États-Unis début avril 1917, juste avant l’entrée en guerre du pays dans le conflit. Ce fut un grand succès en France comme à l’étranger si l’on en croit la presse de l’époque. Il ressortit en 1923 à l’occasion des hommages rendus à Sarah Bernhardt dont ce fut l’un des rares rôles au cinéma. Un siècle plus tard, il est intéressant à voir ou revoir, avec ses fils rouges, sa lecture patriotique, sa volonté de propagande et pour avoir été un film sur la guerre tourné en 1916.
- Remerciements :
À Valérie Quevaine pour ses recherches sur la date de fin des classes en 1914 et à Thibaut Vallé qui a réussi à retrouver la vraie identité de Pierre Delmonde.
- Pour aller plus loin :
Pour voir le film : Sur le site américain Archive.org Mothers of France : Internet Archive
Dossier de presse du film (1917) : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5750204r
Scénario de Jean Richepin : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52509080r
Interview d’un réalisateur sur la genèse du projet et sa réalisation. Résumé très complet du film et de se signification. La Cinématographie française n°231 du 7 avril 1923.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5395057h
Article sur Sarah Bernhardt en guerre : https://imagesdefense.gouv.fr/sarah-bernhardt-actrice-patriote-theatre-aux-armees
Sur le cinéma et la Grande Guerre :
La revue du cinéma, n° 22, 1er mai 1931
https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0000554504/1931/n22/v0001.simple.highlight=Sarah%20Bernhardt%20tranch%C3%A9e.selectedTab=record
- Sources :
Archives départementales de Paris
D4R1 1471 : fiche matricule de Barthélemy Jean Jacques dit « Jean Angelo », classe 1908, matricule 1125 au bureau de recrutement de Seine 3e bureau.
D4R1 1526 : fiche matricule de Melchior Georges, classe 1909, matricule 2437 au bureau de recrutement de Seine 3e bureau.
D4R1 1110 : fiche matricule de Dezerville René Louis, classe 1901, matricule 1461 au bureau de recrutement de Seine 2e bureau.
10 M 411 : état civil du 10e arrondissement de Paris, acte de mariage de Pierre Delmonte en 1928.
https://archives.paris.fr/arkotheque/visionneuse/visionneuse.php?arko=YTo2OntzOjQ6ImRhdGUiO3M6MTA6IjIwMjQtMTAtMjciO3M6MTA6InR5cGVfZm9uZHMiO3M6MTE6ImFya29fc2VyaWVsIjtzOjQ6InJlZjEiO2k6NDtzOjQ6InJlZjIiO2k6Mjg5NDAxO3M6MTY6InZpc2lvbm5ldXNlX2h0bWwiO2I6MTtzOjIxOiJ2aXNpb25uZXVzZV9odG1sX21vZGUiO3M6NDoicHJvZCI7fQ==#uielem_move=-53%2C69&uielem_rotate=F&uielem_islocked=0&uielem_zoom=192
Archives départementales du Nord :
1 Mi EC 350 R 028 : état civil de la commune de Lille pour 1881. Acte de naissance de Pierre Delmonte.
https://archivesdepartementales.lenord.fr/ark:/33518/l0gb84rcdf5k/2deab450-227c-4146-9b80-bc4e60119353
Archives départementales des Bouches-du-Rhône :
1 R 1178 : fiche matricule de Signoret Gabriel Augustin Marius, classe 1898, matricule 1873 bid au bureau de recrutement de Marseille.
https://www.archives13.fr/ark:/40700/vta88bbfe8ba12de3d1/daogrp/0/1
1 R 1251 : fiche matricule de Signoret Jean Jules Marius, classe 1906, matricule 3370 au bureau de recrutement de Marseille.
https://www.archives13.fr/ark:/40700/vta9d9391c162dfc3b4/daoloc/0/1
Archives départementales du Val d’Oise :
30 FI 131 13 – « Osny. L’église ». Cliché Godefroy. A. Seyes imp.-édit., Pontoise
https://archives.valdoise.fr/ark:/18127/149631.770595/daogrp/0/1
93 J 313 – « Osny (Seine-et-Oise). Intérieur de la ferme d’Osny ». Edition Mertrud tabacs. L’H., Paris.
https://archives.valdoise.fr/ark:/18127/882510.1351829/daogrp/0/1
93 J 311 – « Osny (S.-et-O.). Panorama ». Edit. Guilbaud tabacs. L’H., Paris
https://archives.valdoise.fr/ark:/18127/882508.1351827/daogrp/0/1
Archives départementales des Yvelines :
3Fi53 40 : Chatou – Villa Lambert – Entrée du Parc
https://archives.yvelines.fr/ark:36937/1ed5490145aa637e9f430050568b5512.fiche=arko_fiche_62b180d79bbf9.moteur=arko_default_618bceef295a7
Bibliothèques spécialisée de Paris :
099 B 511 : Sarah Bernhardt dans les tranchées : [photographie] / Société générale des Cinématographes Eclipse.
https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0000805127/v0001.simple.selectedTab=record
Divers :
Site Cartorum :
https://cartorum.fr/carte-postale/136870/osny-osny-ferme-noel
Photographies de promotion du film :
https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf00008051274
https://www.mucem.org/programme/meres-francaises
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- Site de la cinémathèque, consulté le 20 octobre 2024.
Mères françaises (Louis Mercanton, René Hervil, 1917) – La Cinémathèque française ↩︎ - Scénario de Jean Richepin. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52509080r ↩︎
- Ciné-Miroir, n° 14, 15 novembre 1922, page 216. Consulté le 24 octobre 2024.
https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0000553928/1922/n14/v0008.simple.highlight=%22M%C3%A8res%20fran%C3%A7aises%22.selectedTab=record ↩︎ - Ciné-Miroir, n° 160, 27 avril 1928, page 283. Consulté le 24 octobre 2024.
https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0000553928/1928/n160/v0010.simple.highlight=%22M%C3%A8res%20fran%C3%A7aises%22.selectedTab=record ↩︎ - Mon Ciné, n° 150, 1er janvier 1925, page 19. Consulté le 24 octobre 2024.
https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0002057981/1925/n150/v0007.simple.highlight=%22M%C3%A8res%20fran%C3%A7aises%22.selectedTab=record ↩︎ - Mothers of France. Motion picture copyright descriptions collection. Class LU 10509, 1917.
Mothers of France. Motion picture copyright descriptions collection. Class L, 1912-1977. | Library of Congress ↩︎ - Galerie « photopoésie », consultée le 25 octobre 2024.
Ancienne ferme du Friche, de la Groue ou du Haut d’Osny | Flickr ↩︎ - Pour en savoir plus sur la Villa Lambert : le site de « Promenades à Chatou », consulté le 25 octobre 2024.
L’entrée de la Villa Lambert ↩︎ - Interview d’un réalisateur sur la genèse du projet et sa réalisation. La Cinématographie française n°231 du 7 avril 1923. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5395057h ↩︎
- Sarah Bernhardt — Wikipédia ↩︎