Par Virginie Brunelot, 2012.
« Un homme n’est jamais tout à fait mort tant qu’il y a quelqu’un pour prononcer son nom. »
Antoine de Saint-Exupéry
A la veille de la Première Guerre mondiale, le Premier espace colonial français (1) est constitué par la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion et les quatre communes de plein exercice du Sénégal.
- Les obligations militaires des Guyanais
Les ressortissants des quatre premières « vieilles colonies » ont assimilé la culture française et une de leurs préoccupations est d’obtenir le statut de citoyens français à part entière. Une des conditions repose sur l’accomplissement du service militaire car la loi de 1905, qui reconnaît la conscription militaire pour tous les hommes, n’est pas promulguée dans les colonies françaises. Pressée par l’imminence de la guerre et sous la pression des représentants antillais, l’Assemblée nationale vote la loi de 1913 qui autorise les coloniaux à accomplir leur service militaire en France.
A partir d’octobre 1913, les classes 1912 et 1913 (nés en 1892 et 1893) partent en France pour accomplir leurs 3 ans de service militaire. Ces conscrits, qui pour la plupart ne connaissent pas la France, éprouvent de grandes difficultés d’adaptation : linguistique (le créole est parfois la seule langue parlée), climatique, sanitaire. De nombreux conscrits sont réformés pour cause de maladie ; leur faible valeur militaire, qualifiée parfois de défaut d’intelligence, est soulignée par les autorités militaires.
Le cas de la Guyane est présenté ici mais le colloque « les anciennes colonies et la grande guerre » en 2010 a montré que la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion, la Nouvelle-Calédonie (qui ne fait pas partie des « vieilles colonies ») ont connu des situations similaires. Mêmes démarches patriotiques, même constat de l’état sanitaire des conscrits, mêmes difficultés d’adaptation en France, même amertume après la guerre.
La Guyane est un vaste territoire (90 000 km) faiblement peuplé. Le recensement de 1911 fait état d’une population civile de 25 000 habitants dont sont exclus les bagnards (Européens et Nord-africains) ; les populations tribales (Amérindiens et Bushinengués, descendants d’esclaves échappés des habitations de la Guyane hollandaise au XVIIIe siècle) ; les militaires européens et la population travaillant en forêt.
- La mobilisation de 1914 en Guyane
En août 1914, les Guyanais, comme les autres ressortissants des vieilles colonies, ne sont pas concernés par la mobilisation, à l’exception de ceux qui ont leur résidence permanente en France. Le Ministère de la Guerre juge qu’il n’est pas utile de déplacer les conscrits coloniaux pour une guerre qu’il estime de courte durée et le bilan de la conscription de 1913 n’a pas été estimé suffisamment positif. Mais début 1915, la guerre s’éternise et des renforts humains sont nécessaires. On se résout donc à faire appel aux soldats coloniaux.
En Guyane, aucun homme n’a jamais été recensé militairement avant 1913. Il faut donc recenser dans l’urgence des hommes susceptibles de partir combattre. Entre février et août 1915, les classes 1915 à 1900 (sauf 1912 et 1913, déjà présentes en France) sont examinées. Dans un premier temps, les Territoriaux (classes 1899 à 1890) sont maintenus dans leurs foyers. Les non-natifs résidant en Guyane (essentiellement des Antillais), sont également recrutés. Les fonctionnaires métropolitains, soumis à la conscription ordinaire, sont mobilisés dès août 1914. Les libérés européens (individus ayant fini leur temps de bagne mais astreints à résidence en Guyane), à l’exception de quelques volontaires, ne sont pas concernés par la mobilisation.
Pour n’oublier aucun Guyanais, les autorités militaires de Guyane utilisent les recensements civils (réputés inexacts car gonflés pour des raisons économiques) et surtout les registres de naissance. Ce mode de recensement militaire donne sa particularité aux registres matricules de la Guyane. Y figurent des fiches pour les Guyanais morts avant l’appel de leur classe (parfois des hommes sont déclarés insoumis avant de constater qu’ils sont morts en bas âge) ; des fiches pour les étrangers (principalement Libanais et Chinois nés en Guyane) ; des fiches établies par erreur pour des femmes (prénoms parfois ambigus : George, Elvar) ; des fiches en double ; des fiches pour les Guyanais réformés (près de 35% des conscrits Guyanais sont réformés contre environ 10% en France).
Le Livre d’or de l’effort colonial français fait état de 2 500 Guyanais mobilisés. Parmi eux, se trouvent de nombreux Antillais. Dans la réalité, un peu plus d’un millier de Guyanais des classes de 1895 à 1918 partent en France au sein du contingent créole. Cette dénomination, qui regroupe Antillais, Réunionnais et Néocalédoniens, permet de différencier les originaires des vieilles colonies, des colonisés plus récents d’Afrique, englobés sous l’appellation « tirailleurs Sénégalais ».
Les conscrits guyanais, déclarés Bon pour le service armé en France mais n’ayant jamais reçu d’instruction militaire, sont succinctement formés à la caserne Loubère à Cayenne.
En mars 1915, les premiers départs sont salués par une organisation officielle et populaire : fêtes, discours patriotiques. Ces conscrits partent pour payer « l’impôt du sang », si cher aux notables, aux intellectuels et aux politiques locaux, soucieux de montrer leur attachement à la Mère-Patrie. Mais ils ne représentent pas la masse de la population guyanaise : des cultivateurs, des orpailleurs, des exploitants de balata (gomme), qui ont certainement d’autres préoccupations que la récupération de l’Alsace et la Lorraine. Même si en l’état des connaissances, on ne dispose d’aucun témoignage, d’aucune lettre, il est plus juste de parler de départ résigné que d’élan patriotique pour la majorité de ceux qui vont combattre en France.
Les conscrits quittent la Guyane en paquebot et font escale à Fort de France. Rassemblés avec des conscrits martiniquais et guadeloupéens, ils sont embarqués pour Saint-Nazaire, d’où ils sont envoyés dans les dépôts de régiments d’infanterie coloniale du sud de la France (climat plus clément) pour parfaire leur préparation militaire. Les rapports des instructeurs ne sont guère flatteurs et le contingent créole est qualifié d’indolent, d’indiscipliné. Pour cette raison, les Guyanais sont peu incorporés dans les régiments techniques (artillerie, aviation, génie, artillerie d’assaut). De même, l’état-major ne leur accorde pas non plus sa confiance pour commander les hommes : une poignée de sous-officiers (seulement six sous-lieutenants et parfois seulement à titre temporaire), de nombreux sergents, quelques maréchaux des logis et adjudants.
Seuls les Guyanais résidant en France et mobilisés dès août 1914 ont été intégrés dans les régiments d’infanterie purement « métropolitains ». Le contingent créole est majoritairement incorporé dans les régiments d’infanterie coloniaux, les régiments de zouaves, mêlé aux « tirailleurs Sénégalais », sous la direction d’un cadre métropolitain.
Les soldats guyanais sur les différents fronts :
Les Guyanais des classes 1912 et 1913, présents en France lors de la déclaration de la guerre mais qui suivent la condition des Guyanais, n’ont été mobilisés qu’à partir de 1915. Dès mars 1915, ils sont envoyés sur le front d’Orient qui s’est ouvert aux Dardanelles. Le but de l’expédition alliée est de libérer le passage des détroits de la presqu’île de Gallipoli (Turquie, alliée de l’Allemagne), pour permettre la libre navigation des alliés jusqu’en Russie par la mer de Marmara et la mer Noire.
Dès lors, le front d’Orient apparaît comme un champ de bataille adapté pour le contingent créole à cause des conditions climatiques qui se rapprochent de celles de leurs colonies. Il y fait chaud l’été mais l’hiver est glacial. Les combats y sont difficiles, l’approvisionnement en eau potable est aléatoire, les permissions quasi inexistantes, le repos à l’arrière impossible sur ce minuscule champ de bataille, la dysenterie et le paludisme font des ravages. Pour toutes ces raisons, les Dardanelles ont profondément marqué les soldats créoles. Après l’abandon de la presqu’ile de Gallipoli, les Guyanais sont envoyés à Salonique (Macédoine). On peut estimer que 40% des soldats guyanais sont envoyés sur le front d’Orient au cours de la guerre.
Sur le front occidental, les Guyanais participent aux grandes batailles de Verdun, de la Marne et de la Champagne, de Belgique. Pour leur épargner le froid hivernal, on les envoie, en général de début décembre à début mai, dans le sud de la France ou en Afrique du nord. On prétend que les Créoles (comme les soldats africains) ont servi de « chair à canon ». Sans préjuger de leur emploi pendant les combats, il est néanmoins certain que leur envoi en hivernage a limité le taux de mortalité des Guyanais, ce qui se traduit par une concentration des décès dus aux combats, à 86% entre mai et novembre de chaque année.
Les permissions pour les soldats créoles sont accordées comme pour les soldats français mais la durée du voyage interdit tout retour vers leur colonie respective. Aussi, pour accueillir les permissionnaires créoles, le sénateur Bérenger et le député guadeloupéen Candace créent en 1915, le Foyer colonial à Paris (56, rue Saint-Lazare).
A partir de 1917, les soldats créoles obtiennent un congé colonial de 30 jours, voire de 60 jours, en plus des 6 à 7 semaines de voyage. D’après les fiches matricules, seule une poignée de soldats guyanais a pu en bénéficier.
- Le bilan humain de la guerre pour les mobilisés guyanais
250 Guyanais sont morts du fait de la guerre. 86% d’entre eux sont reconnus Mort pour la France. La maladie est responsable de près d’un décès sur deux et en général, ce sont des maladies d’origine pulmonaire.
Les corps des soldats guyanais sont enterrés pour certains dans les nécropoles nationales. Très peu ont été rapatriés en Guyane, deux en 1923 et un en 2011. En fouillant illégalement le sol près de Douaumont, des Hollandais ont retrouvé les restes d’un soldat. Il portait sa plaque d’identification. C’était un soldat guyanais, Saint-Just Borical, disparu en 1916 à Fleury-devant-Douaumont. Ses restes ont été rapatriés à Cayenne le 22 septembre 2011 sur l’initiative de la municipalité de Cayenne et de l’ONACVG de Guyane (office national des anciens combattants et victimes de guerre). Une cérémonie officielle s’est déroulée le 14 octobre en son hommage, en présence des autorités civiles et militaires.
A la fin du conflit, le retour en Guyane des désormais « anciens combattants » s’échelonne de février à septembre 1919. La presse locale, même si elle est parcellaire, ne fait pas état d’accueil triomphant. Ces combattants guyanais, certains mutilés, reviennent dans l’indifférence. Le Foyer du retour, sensé leur apporter une aide financière pour leur réinsertion professionnelle, n’est pas très efficace.
Commence alors le travail mémoriel. Les anciens combattants se constituent en association, le monument aux morts de Cayenne est inauguré en novembre 1922 mais il faut attendre 2009 pour que les noms des soldats cayennais y soient gravés dans le marbre.
Au fil du XXe siècle, des monuments aux morts sont érigés dans les communes de Guyane.
Malgré le jugement négatif des autorités militaires sur la valeur du contingent créole, les soldats des vieilles colonies se sont comportés vaillamment sur les champs de bataille et les nombreuses citations et décorations sont là pour en témoigner.
- Bibliographie succincte
Andrivon-Milton (Sabine). La Martinique et la Grande guerre. Paris, Éditions L’harmattan, 2005.
Basquel (Victor), Delmont (Alcide). Le livre d’or de l’effort colonial français pendant la Grande Guerre 1914-1918. Paris, Editions de l’Institut colonial français, 1922.
Broussillon (Ary). La Guadeloupe dans la Première Guerre mondiale. Gourbeyre, Les éditions Nestor, 2008.
Candace (Gratien). L’effort colonial de la France pendant la guerre, les vieilles colonies. Conférence du 30 mars 1919 à l’Ecole coloniale.
1. Pour une première approche du premier espace colonial français, voir cet article sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia.
Si vous souhaitez contacter l’auteur, si vous avez des documents sur les soldats guyanais, n’hésitez pas à nous contacter.
Retour aux parcours de mobilisés
Publication de la page : 23 mai 2012