Tison Stéphane, Guillemain Hervé, Du front à l’asile 1914-1918. Paris, Alma éditeur, 2013, 418 pages.
La masse de nouveautés liées au Centenaire de la Première Guerre mondiale regroupe des rééditions, des témoignages ou des correspondances inédites, des ouvrages généralistes, des synthèses grand public ou d’autres à la pointe de la recherche, des ouvrages illustrés reposant sur des fonds souvent bien connus. Au milieu de ce foisonnement plus ou moins opportuniste, les travaux portant sur des questions plus pointues doivent avoir, j’imagine, plus de mal à trouver un éditeur et à se faire connaître. Ce livre fait partie de ces écrits qui apportent une pierre à la connaissance d’un thème peu développé et connu : la folie. Il mérite toute notre attention.
L’introduction fixe les objectifs de ce travail : comprendre comment on « entre dans la folie » dans toute sa variété, comprendre quelle était la « culture thérapeutique » avant-guerre pour mieux appréhender les réactions des médecins face à ces cas, le tout à l’aide de toutes les sources disponibles au niveau de la 4e région militaire.
Le premier chapitre de la première partie, sur l’effondrement sans combattre débute sur un aspect qui est rarement abordé : la tension liée à l’attente de la guerre « obligeant chacun à faire un retour sur soi, barrant l’avenir de perspectives sombres ». Pour certains, cela se transforme en crise qui aboutit, sans combat, à l’asile. Les réservistes ont plus à perdre que les jeunes soldats de l’active, la guerre n’est encore qu’imaginée. L’alcool est vu à l’époque comme un terreau fertile pour ces réactions. Ce n’est pas pour rien que la vente d’alcool d’absinthe fut interdite le 16 août 1914.
Le chapitre suivant évoque, lui, le choc du combat. Les bombardements ont des effets puissants : outre la blessure et des délires consécutifs, ils peuvent avoir des effets sans blessure apparente. Ce que les médecins appellent le « vent du boulet », reprenant un terme du XVIIIe siècle pour parler des soldats choqués.
Le cas des « débiles et psychotiques » mobilisés intéresse le chapitre trois. Après avoir présenté leur situation vue par l’armée avant-guerre, les auteurs expliquent le contexte qui poussa l’armée à faire appel à certains de ces hommes. Ils montrent aussi l’échec de cette politique, ces hommes étant souvent faibles, désobéissants voire dangereux. La multiplication des passages devant les conseils de révision et commissions de réforme augmente la probabilité qu’ils soient mobilisés et ce d’autant plus que certains discours poussent dans ce sens : toute la société doit faire l’effort, jusqu’à des idées eugénistes (si les plus forts sont tués, ne resteront que les faibles pour procréer).
Un nombre non négligeable d’hommes internés décède de « paralysie générale », dernier stade de la syphilis. La question est de savoir si la guerre accéléra l’évolution de la maladie.
Après l’étude de la situation au retour de la paix, les auteurs s’intéressent dans la deuxième partie aux « lieux de la prise en charge ». Elle s’ouvre sur une présentation des débuts de la psychiatrie militaire, cherchant à identifier les sujets pour le service armé en tenant compte des conflits à partir du début du XXe siècle. Cette pratique fut lente à se mettre en place.
L’évolution de l’organisation est détaillée avant que les auteurs n’abordent dans la troisième partie, « comprendre la folie en temps de guerre ». Il s’agit, au travers de cas individuels, d’étudier ce qu’écrivaient les hommes internés, de comprendre par leur expérience personnelle ce qu’en comprenaient les médecins : délires liés aux conditions des combats, liés au souvenir ou au ressouvenir de la guerre de 1870…
« Qu’est-ce qui rend fou un individu ? » est le thème suivant. Y a-t-il un terreau familial ? Des prédispositions ? Est-ce le seul fait de la guerre ? Toutes ces questions se posent à l’époque même si c’est la première version qui était l’interprétation classique.
Très pertinente est la remarque des auteurs sur le danger d’étudier ce thème en faisant des anachronismes : si le stress post-traumatique nous est familier, il a été défini récemment. Il ne faut donc pas chercher cette notion dans les diagnostiques en 1914-1918. Même chose avec la psychanalyse qui nourrit nos représentations actuelles. Au contraire, il faut comprendre qu’à l’époque le questionnement était le suivant : les troubles sont-ils une conséquence de la guerre ou sont-ils liés à un héritage ? (page 226). Les auteurs évoquent ces conceptions et les controverses qui en découlent au cours du conflit : dégénérescence, hérédité, prédispositions, les facteurs qui conduisent à la folie. On accepte l’idée que c’est une maladie de guerre et qu’elle fait de certains hommes des inadaptés quand le reste des soldats tiennent.
Le chapitre sur les « crisards » est l’occasion pour les auteurs de montrer l’histoire et l’évolution de la notion d’hystérie depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à la guerre. Une notion exclusivement féminine d’abord puis élargie aux hommes par des médecins français, ce qui en faisait une marque de la dégénérescence du peuple français pour leurs homologues allemands qui n’en trouvaient pas trace chez eux ! La guerre, une fois encore, met en évidence les difficultés des théories d’avant-guerre à diagnostiquer les nouveaux cas. Ensuite, il est question de la faiblesse du nombre de simulateurs. Ces analyses liées à l’histoire de la médecine sont indispensables pour comprendre cette histoire de la folie pendant la guerre, les outils thérapeutiques qui existaient et ce que tous ces cas changèrent.
Le chapitre sur les fugueurs éclaire d’une manière fort novatrice le cas des fugueurs et des déserteurs. Les auteurs mettent en évidence le caractère symptomatique de l’acte dans un grand nombre de cas. Actes graves, ces fugues entraînent un passage devant le conseil de guerre, un risque d’exécution. Mais les tribunaux tiendront compte de plus en plus de l’avis des psychiatres.
C’est aussi l’occasion pour les auteurs d’évoquer « la peur ». Cette peur qui fait que même le risque de sanction lourde n’a plus de poids. Certains médecins arrivent à voir dans la désobéissance, dans les fugues des actes pathologiques. Quelques-uns arrivent à une vision telle qu’elle en devient paradoxale : certains militants politiques furent probablement internés car leurs convictions et leurs actes entraient dans la grille de ces médecins.
Le quatrième et dernier chapitre essaie de montrer quelles étaient les thérapeutiques utilisées et ce que changea la guerre au niveau des familles. Il commence par un rappel important : il ne faut pas imaginer, à un siècle de distance, que les traitements infligés n’avaient que pour but de renvoyer les hommes au front. Il ne faut pas voir non plus une brutalisation supplémentaire. Pour combattre cette vision, les auteurs montrent que les traitements habituels des soldats en asile ou en centre neurologique avaient une logique héritée de l’avant-guerre.
Le malade mental, dans la conception encore en vigueur en 1914, a un organisme intoxiqué et affaibli : il faut donc le purger et le nourrir. Les agités sont baignés et isolés. Globalement, on utilise très peu de médicaments. L’alitement est systématisé. L’hypnose est de moins en moins pratiquée. L’électricité à faible intensité ou, mais de manière très contestée, forte (le fameux « torpillage » de Clovis Vincent) est aussi largement employée pour la première version.
De nouvelles thérapies sont expérimentées mais sans révolution technique comme ce fut le cas dans d’autres spécialités médicales comme la chirurgie.
L’ouvrage s’achève sur plusieurs conclusions qui remettent en cause ou affinent la vision traditionnelle de cette médecine : les internés militaires restèrent à l’asile pour de courtes périodes, une grande majorité fut réformée…
- En guise de conclusion :
Ce livre est à découvrir pour qui s’intéresse à la folie et aux conséquences de la guerre. Il apporte une vision d’ensemble sur tous les aspects de la folie, les structures, les méthodes utilisées pendant la guerre, mais en plus, les auteurs les ont remis dans le contexte du conflit et des théories médicales d’alors et de leur évolution. Ils montrent aussi très bien qu’il faut faire attention aux visions très généralistes et souvent caricaturales sur le sujet.
Un ouvrage très dense et extrêmement complet sur le sujet. Sa structure thématique le rend aisé à lire et la présentation de chaque thème à l’aide d’un exemple permet facilement de comprendre la question qui va être centrale dans chaque chapitre. Un livre destiné à devenir un incontournable sur ce thème.
- Poursuivre la lecture sur ce thème :
Sous la direction de Stéphane Tison, Laurence Guignard et Hervé Guillemain, Expériences de la folie, Criminels, soldats, patients en psychiatrie. XIXe-XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
https://books.openedition.org/pur/118614?lang=fr