BARTHAS Louis, « Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918 ». Editions La Découverte/Poche, Paris, 1997 (première édition : 1978).
Pourquoi écrire un article sur le livre de Barthas ? Il en existe de nombreux sur Internet, signés parfois par des historiens reconnus. N’y a-t-il pas un risque de répéter ce qui est déjà écrit depuis plus de 20 ans ?
Ce livre n’est plus à présenter. Connu des passionnés pour être d’une grande qualité, il est devenu un classique également auprès du grand public. On le trouve facilement dans les rayonnages des librairies. Pour certains, il représente même un témoignage symbole des hommes contraints de se battre. Pour d’autres, en réaction, cet ouvrage est pratiquement à bannir car il souffre de défauts rédhibitoires.
Ma présentation peut paraître manichéenne, mais cette mise dos à dos n’a comme objectif que de dire dès ce préambule que ce témoignage a certes des faiblesses, mais ses qualités en font un témoignage incontournable. Comme de nombreux auteurs de témoignages, Barthas a écrit son récit à l’aide de ses notes, de ses correspondances, de ses souvenirs. Pas de roman ici, il veut écrire sa guerre, ce que lui en pense. Tout parcours est individuel. Le témoignage de Barthas l’est aussi, mais il se distingue de nombreux autres par son ton engagé et très critique. Cela en fait-il un livre à rayer de la liste des œuvres incontournables ? Certes, il est le fruit d’une réécriture juste après la fin de la guerre ; oui, son auteur était engagé en politique et avait une vision assez orientée et très personnelle des choses. C’était la sienne, une parmi 8 millions et il serait maladroit de faire le raccourci qu’il les représente tous. Il a au moins exprimé le sien, sortant de la simple narration. Il s’est exprimé, a organisé son propos et cela n’enlève rien à sa valeur dès l’instant que l’on évite d’en faire un modèle pour tous.
Il évoque des sujets moins abordés, même si c’est moins vrai maintenant qu’en 1978 lors de sa première édition. Il nous a surtout laissé un récit riche, complet et critique de ce qu’il a vécu. Réserviste, père de famille, territorial, engagé politique se retrouvant au front dans un régiment de réserve.
- Des qualités dans la rédaction
Barthas est instruit, même s’il n’a que son Certificat d’études. Il lit et cela se voit. Dès les premières pages, alors au dépôt au 125e RIT, il narre les événements avec beaucoup de soin, à la fois dans les détails, le vocabulaire et ce qu’il met autour. Ses références historiques (couvent des Capucines et la loi de 1905, le chemin de fer électrique à Villefranche-de-Conflent, le fort de Mont-Louis, l’enclave espagnole de Livia…) enrichissent le texte mais souvent avec l’idée d’appuyer sa dénonciation de la guerre qui a déjà commencé. D’ailleurs, tout au long de ses écrits, il décrit toujours les villages traversés, fait parfois l’historique d’un lieu. C’est un de ces éléments qui font que la lecture de Barthas, plus que la majorité des autres témoignages, entraîne un réelle immersion du lecteur.
- Un territorial dans un régiment de réserve au front
Autre qualité de ces écrits, la possibilité de suivre au jour le jour son parcours. Et il ne le fait pas sous la forme d’un carnet mais d’un récit cohérent, construit.
Il explique son changement d’affectation : les deux classes les plus jeunes de territoriaux partent renforcer les 80e et 280e RI du même dépôt. C’est régulièrement à l’occasion de nouvelles sur les pertes, le déroulement de la guerre qu’il glisse ses commentaires qui lui sont reprochés. Par exemple, quand il va en Espagne, il écrit que les habitants de l’enclave de Livia ont la chance d’avoir été oubliés à l’époque du tracé de la frontière et de ne pas avoir à faire « l’ignoble guerre actuelle », pages 29-30. A l’occasion de son changement d’affectation il dénonce « les généraux (…) prodigues au début de la guerre de la vie des autres ».
Ce qui fait la force du texte, et je le répète, c’est l’immersion du lecteur. Car Barthas raconte, mais il commente aussi, il explique, il donne ses impressions, son ressenti. Ses pages sur la montée au front, la première relève, sont racontées de manière très riche. Puis on le suit dans le quotidien de sa section à la 22e compagnie du 280e RI. On apprend à connaître ses compagnons, on les voit partir, tomber. Et l’émotion de Barthas transparaît. Tout cela crée un phénomène d’empathie du lecteur pour Barthas, d’autant plus qu’il décrit sans ambages les conditions de vie des hommes. On peut lui reprocher la dénonciation acerbe des actions des officiers, ses commentaires, mais rares sont les écrits aussi denses. Qui plus est, ses critiques ne sont pas gratuites et Barthas n’a pas une vision aussi manichéenne des choses, les bons officiers d’un côté et les bons soldats de l’autre : les soldats peu fiables, violents, alcooliques, planqués sont durement jugés et les bons officiers suivant les critères de Barthas sont mentionnés.
- Barthas au combat
Le lecteur est pris, comme Barthas, dans un assaut à la baïonnette le 16 décembre 1914 (Barthas date du 15). Ce sont des pages d’une intensité à la fois dans la description et dans la richesse des impressions qui s’en dégagent. Les pages du JMO ont une liste de pertes, donnent un déroulement. Le texte de Barthas nous plonge au cœur d’une section, au niveau du simple soldat, au niveau du sol. On voit que ces attaques de la fin 1914 ne sont pas celles que l’on peu imaginer avec la traversée du no man’s land après un bombardement intense de préparation…
Pendant la suite du séjour en Artois alternent, courtes périodes de repos dont Barthas décrit les conditions, périodes à l’arrière, en réserve, au front. Ainsi, il note le changement d’uniformes autour du 16 mai 1915 : « Ce fut à Mazingarbe qu’on nous enleva nos pantalons rouge et nos capotes bleu sombre pour nous habiller en bleu ciel. On nous passa cinq revues, pas une de plus ni de moins, pour la manière dont il fallait placer les écussons qu’il fallut coudre et découdre autant de fois jusqu’à ce qu’enfin le colonel eût lui-même tranché cette importante affaire. »
Autres pages d’une grande intensité pour Barthas comme pour le lecteur, son passage dans le secteur de Lorette, sous les bombardements au bois Carré. Les combats du Fond de Buval, où, sous les grenades et les obus, Barthas voit ses camarades tomber les uns après les autres.
- Tous les aspects de la vie du combattant
Au fur et à mesure de son récit, Barthas permet au lecteur, à un siècle de distance, non seulement de suivre une escouade, de partager les impressions précises de l’auteur, mais aussi de voir le fonctionnement d’un certain nombre d’éléments du quotidien du mobilisé qui apparaissent parfois peu dans les textes.
Le poste de secours, les corvées, le cantonnement font l’objet de développement. Certains sont plus développés encore. Ainsi, la mort d’un camarade (Mondies) permet de comprendre pourquoi tant d’hommes n’ont pas reçu de sépultures (page 137), tout comme ce groupe de travail égaré dans le no man’s land qui se retrouve sous les tirs au milieu des corps d’un assaut précédent.
Il développe les effets d’un obus dans la nuit du 1er au 2 juillet 1915, à la fois pour les pertes occasionnées et pour mettre sur le papier les questions que se posaient les témoins et acteurs de tels événements.
Il parle aussi des sujets moins évoqués dans les autres témoignages : il parle le 25 novembre 1915 de l’explosion accidentelle de grenades. A cette occasion, il explique, effaré, comment cet accident fut transformé en attaque allemande pour éviter les sanctions à ses hommes. Puis comment, de mains en mains, cela devint une information digne du communiqué sans que jamais quoi que ce soit ne leur soit demandé sur les détails de l’affaire (pages 207 et 209). Autre exemple : les enlisements (page 211).
Au détour de ses souvenirs sur ces périodes aux tranchées, il narre les mésaventures de camarades, d’autres hommes rencontrés, enlisés dans la boue. Il me semble que finalement, le reproche de Barthas d’écrire pour dénoncer a pour conséquence aussi d’en faire un récit si incontournable : quand de nombreux témoins n’ont pas pensé à narrer de tels incidents (qui se sont passés dans quasiment tous les régiments pour les accidents de grenades ou les enlisements) ou n’ont insisté que sur les difficultés de cette vie dans un chapitre ou un passage, Barthas décrit tout cela au quotidien. Il veut montrer la réalité, l’inhumanité de leur vie et le fait à chaque fois qu’il le peut. C’est ce qui rend aussi son texte si riche et dense.
Il narre des faits du quotidien du régiment, souvent passés sous silence dans d’autres sources. Vol de poules et de canards, enquête et conséquence, abris de l’arrière, , on-dit sur les gendarmes (page 350), accident dans son ancienne section lors d’une partie de carte tragique, tirs trop courts de l’artillerie française (page 300), rencontre avec un soldat martiniquais (page 329), réorganisation des bataillons à trois compagnies (page 333), interdiction de l’utilisation des imperméables anglais par la troupe…
Le passage sur les abris est suivi par un développement sur la dissolution du 280e RI qui permet d’aborder les éléments moins forts du récit de Barthas. Son mode de pensée le fait arriver à des conclusions sur certains faits qui, s’ils nous montrent comment certains soldats pouvaient percevoir les choses, sont plus discutables pour l’historien (fut-il amateur). Pour Barthas, la dissolution du 280e RI est une sanction, notamment en raison de sa provenance, Narbonne, la « Ville rouge » (page 219).Il fait référence à des événements d’avant guerre mais peut-être Barthas a-t-il ici une vision trop politique. A plusieurs reprises, en 1915-1916, des régiments furent dissous. Celle du 280e RI correspond à une vague qui avait pour but d’unifier l’organisation des régiments à trois bataillons (contre deux aux régiments de réserve et trois pour les régiments d’active avant), sans augmentation du nombre global de bataillons. Il ne faut probablement pas y voir non plus un « ménagement » au fait que les deux bataillons du 280e RI furent passés à d’autres régiments « du sud », en fait, il s’agit d’unités de la même division.
Détails intéressants par contre à l’occasion de la dissolution du régiment, il raconte ce changement d’affectation et le fait que les hommes de l’ancien 280e RI furent autorisés quelque temps à garder l’écusson 280. Il y voit un ménagement des susceptibilités, peut-être ne faut-il y voir que l’attente des nouveaux écussons. Il décrit également les préparatifs d’une revue pour la dissolution devant le général Durbal, le 23 décembre 1915.
- La dénonciation du bourrage de crâne
S’il a à cœur de dénoncer les mauvaises conditions de vie des soldats et les erreurs de certains officiers, il insiste aussi beaucoup sur le bourrage de crâne et ses effets sur les populations civiles. Sa première permission est l’occasion pour lui d’en constater les effets. Il remarque le fossé qui s’est creusé entre la vérité officielle et la réalité. Les effets sur la population le choquent. A plusieurs occasions, il s’en prend à la presse, aux journalistes (page 301), aux chansons patriotiques (page 241 par exemple). Il y fait aussi allusion à plusieurs reprises comme dans cet exemple écrit à l’occasion de l’inhumation de soldats sans gloire : « Ainsi s’en allaient au champ d’honneur ceux dont le sort, chante-t-on, est digne d’envie« .
- Les critiques des officiers
Comme il a été écrit précédemment, il ne critique pas tous les officiers. Par contre, ceux qui ne trouvent pas grâce à ses yeux sont clairement identifiés et leurs agissements dénoncés. Il s’est opposé de manière passive à cet abaissement de sa condition de citoyen qu’est cette vie militaire où le maître mot est obéissance, sans réfléchir. Il finit par être cassé de son grade de caporal pour avoir refusé de faire travailler des soldats en plein jour dans un boyau vu par les mitrailleuses allemandes. Il est changé de compagnie et passe à la 15e. A cette occasion, on voit bien les conséquences de ce type de sanction.
Page 266, il écrit, et pour qui connaît l’œuvre dont il est question l’allusion (Les gaietés de l’escadron) n’est pas flatteuse à propos d’un capitaine : « Ah qu’il n’y avait-il Courteline dans notre Bataillon. Il eût fait du capitaine Cros-Mayrevieille une figure légendaire comme l’adjudant Flick ! ». Un capitaine rabaissé au statut d’adjudant braillard, moqué de ses hommes et peu respecté. Tout est dit.
Barthas participe à une nouvelle revue dirigée cette fois par Joffre à l’occasion de la décoration de Pétain (3 mai 1916). Ses mots ne sont pas tendres non plus. Si ses critiques sont parfois acerbes, elles sont un pendant fort utile aux portraits parfois trop hagiographiques des officiers. La réalité se situant évidemment entre les deux.
- La rumeur
A plusieurs occasions, Barthas fait référence à des bruits entendus. Page 269, il se fait l’écho d’une rumeur qui évoque un bûcher allemand à Villiers-le-Sec où auraient été brûlés des corps de soldats français et allemands tombés dans le village en août 1914. Aujourd’hui encore, la question des crémations de corps fait débat. Pour Barthas, aucune précaution dans ce qu’il raconte ici ce qui n’est pas le cas dans sa narration d’une autre rumeur. Le 25 avril, il traverse Someilles et évoque le massacre perpétré par les Allemands en 1914 « Enfants tués et violés, des femmes auxquelles on coupa les seins« . Il interroge les habitants sur ces faits et n’obtient aucune information précise, aucune confirmation. Même cas de figure page 279 où il évoque une autre rumeur.
Ces évocations sont intéressantes car elles montrent les bruits qui circulaient parmi les troupes, sujets dont il a souvent été question dans la presse. Rumeurs rejoignant souvent les thématiques du bourrage de crâne et nous montre la difficulté réelle d’être informé de manière correcte pendant le conflit, y compris pour les hommes de la troupe.
- Les manques
Aussi dense que soit le récit de Barthas, il ne dit pas tout. L’auteur écrit en suivant ses objectifs ce qui fait qu’il omet des éléments de la vie du régiment, de sa vie quotidienne voire de sa propre vie.
Il passe sous silence des faits souvent mentionnés dans les autres récits : la distribution des casques en 1915, de l’équipement contre les gaz. La première mention des mesures prises contre les gaz n’apparaît qu’à la page 326, sans évocation des masques.
Au cœur de toutes les anecdotes, on ne trouve que page 346 le résumé d’une journée type. Toutefois le principal manque, le plus flagrant, est l’absence de mentions de sa famille en dehors des quelques pages consacrées à ses permissions. Barthas n’évoque quasiment jamais ce qui est de la sphère de l’intime. C’est finalement toute une partie de la psychologie et du quotidien de ce combattant qui nous échappe. On sait qu’il a rédigé son récit à l’aide de ses carnets et des courriers envoyés. On ne le voit presque pas écrire dans son récit, ce lien avec la famille est également absent.
Alors qu’il dénonce les conditions de vie des hommes, l’inhumanité de la guerre, il montre ses joies, partage ses réflexions, on peut avoir l’impression de passer à côté de son quotidien. Il l’élude parfois par un mot qui résume les activités, ne les développant que pour arriver à une anecdote ou une nouvelle réflexion personnelle. Mais c’est déjà tellement par rapport à la majorité des témoignages.
- Le parcours d’un soldat
Mutations, sanction, dissolution de son régiment, Barthas évoque en détails les étapes de son parcours de combattant. On le suit également dans ses changements de secteurs : l’Artois en 1914 et 1915, Verdun et la Somme en 1916. A chaque fois, les mêmes qualités sont à remarquer : les descriptions sont riches et on trouve pour chaque secteur des pages d’une grande qualité. Sans parler des pages sur les combats de décembre 1914 ou de 1915, la montée en ligne et sa participation aux combats de Verdun à la Cote 304 en mai 1916 (la description de la journée du 17 mai 1916 est d’une grande force, page 296). C’est même l’occasion pour lui d’utiliser des figures de style comme l’analogie avec la tempête en mer (pages 296 et 361) ou le volcanisme (page 375).
Ensuite, direction la Somme avant un passage en Champagne à la Main de Massiges dont il offre à nouveau une description très parlante. En avril 1917, c’est le chemin des Dames. Il commence par dire son scepticisme avec l’ordre du jour de Nivelle avant de décrire pages 450-451 le 17 avril, l’attente, la neige, puis l’échec, la colère des combattants, les incidents au régiment.
Son parcours dans la zone des armées s’achève en avril 1918 en raison de son épuisement. Ce fut ensuite le dépôt, une autre affectation à l’arrière et finalement la démobilisation.
- En guise de conclusion
Voulant écrire pour témoigner au nom des poilus, Barthas en faisant de son cas celui d’un témoin non d’un héros nous permet une vision fine de la vie des combattants. Il s’est pourtant effacé pour ce qui est plus personnel et intime.
Derrière les dénonciations des conditions de vie des soldats, il y a une grande humanité, beaucoup de sensibilité et un récit incroyablement riche et détaillé de ce qu’il a vu et vécu. Car son livre n’est pas un roman.
Cela en fait-il une référence unique, LE livre qu’il faut lire et qui pourrait être le seul d’un bibliothèque ? Barthas donne sa vision de la guerre, tire ses conclusions ; si elles représentent celles de nombreux combattants, elle n’est pas celle de tous les combattants. C’est ce qui fait toute la difficulté en Histoire pour se faire une idée générale des mentalités. Problématique toujours aussi vraie aujourd’hui : l’Histoire est le fruit de la vie de millions d’individualités qu’il serait dangereux de résumer à un seul témoignage. Barthas ne doit pas être le seul livre d’une bibliothèque ni la seule référence. Ses opinions politiques, son parcours avant guerre ne sont pas des raisons pour vouer son texte aux gémonies. Il est l’un de ceux qu’il faut lire, mais en ne se contentant pas de ce seul écrit, en multipliant la lecture de témoignages. Et force sera de constater que, bien que ne représentant que le parcours d’un homme, Barthas reste vraiment incontournable.
- En complément
Dossier sur le site de la BNF : https://essentiels.bnf.fr/fr/histoire/20e-siecle/23183553-a0a4-44d8-b7f0-e6d6aec91db8-grande-guerre/article/8e076313-d539-4cbd-bc51-eb801a3656d7-louis-barthas-un-homme-pris-dans-tourmente