Ce moyen métrage (900 mètres, soit 39 minutes) mélodramatique a été réalisé pendant la guerre. Comme tous les films de l’époque, il montre plus l’image de la guerre que s’en font les civils qui le produisent que la réalité des combats. Ce film coche toutes les cases du film patriotique, mais réussit-il malgré tout à proposer une image proche de la réalité de ce que vivaient les soldats ?
- Le scénario du film
Disponible sur le site Gallica, le scénario du film est suffisant pour bien décrire le déroulement du film. Il donne aussi une indication précieuse sur la période de tournage. En effet, il est daté par le cachet de la société des établissements Gaumont du 21 novembre 1916. Ajouté à cela l’indice du journal dans le film, et la sortie du film effective le 22 décembre 1916 pour sa première, donnent un tournage en novembre 1916.

Étonnamment, ce scénario qui décrit toutes les séquences du film se retrouve dans la presse comme dans le journal de Confolens en 19201. C’est ce scénario déposé en 1916 qui a permis la restitution des cartons des intertitres de la version restaurée.
« Le caporal Jean Renaud décoré de la croix de guerre et appartenant au …ème de réserve, s’attriste de voir ses compagnons d’armes se préparer à partir en permission pour Noël, tandis que lui, dont la jeune femme âgée de 30 ans et la petite fille qui n’a que six ans sont en pays envahis dans le Nord, devra pour la seconde année réveillonner dans la tranchée. De garde en première ligne, il évoque, en songe, en embrassant la photographie des siens, quelles souffrances sont les leurs, et malgré sa ferme énergie, son visage rude s’assombrit un instant.
Au même moment, Madame Renaud, malgré la présence de l’envahisseur, enseigne en cachette à sa fillette, l’amour de la France, dont elle explique les moindres contours sur un atlas. Elle termine sa leçon en chantant à l’enfant, pour l’endormir, un vieux refrain du terroir « Le Petit Quinquin ».
Jean Renaud n’est cependant pas abandonné. En Touraine, une veuve sans enfants, Mme Dartois, lui envoie de nombreux colis. Cette marraine de poilu sait, par une longue correspondance échangée, la situation douloureuse de son filleul et voudrait faire davantage pour adoucir son existence, le hasard lui en fournira l’occasion. « Le journal des Réfugiés du Nord » lui apprend un convoi de rapatriés parmi lesquels Mme Renaud et sa fille, va passer en gare de Vallorbe. De suite, Mme Darbois écrit à la Présidente du Comité des Rapatriés de Vallorbe pour demander à recevoir chez elle Mme Renaud et sa fillette. Elle écrit en même temps au Commandant du …ème bataillon du …ème d’Infanterie.
Le soir du 23 Décembre, Jean voit avec peine ses camarades partir. Tard dans la nuit, alors que Renaud s’est couché, son Commandant le fait appeler.
– Mme Darbois me demande un congé de Noël que vous irez passer chez elle.
Jean Refuse. Son commandant insiste « Comme moi, vous êtes des régions envahies, vous devez accepter cette invitation qui vous sera un stimulant pour l’avenir. »
Ce soir-là, la femme et la fille de Jean sont arrivées chez Mme Darbois qui s’est fait connaitre comme la marraine de Renaud et leur a montré les lettres qu’elle avait reçues depuis deux ans et dans lesquelles Jean parlait des siens avec amour.
Le lendemain, jour de Noël, Mme Darbois voyant que malgré le soir tombé Renaud n’est pas arrivé, s’impatiente, Mme Renaud est allée se coucher avec sa petite fille qui, comme tous les ans, a mis ses souliers dans la cheminée.
Enfin, Jean arrive. Mme Darbois lui offre une collation puis le quitte pour préparer dit-elle, le réveillon. Mais en son absence le soldat épuisé de fatigue s’endort dans le fauteuil.
Quand minuit sonne, Mme Renaud et sa fille, réveillées par Mme Darbois, entrent dans la salle à manger. La fillette, en longue chemise de nuit, apercevant le soldat endormi, s’arrête étonnée et le réveille en criant « Papa, mon papa ! » Les deux femmes interdites regardent par la porte entrebâillée. Mme Renaud émue se précipite dans les bras de son mari et Mme Darbois contemple heureuse le bonheur qu’elle a provoqué.
Les deux époux tout à leur joie, recouchent leur fillette et, penchés sur son petit lit, la bercent en chantant le vieil air du terroir « Le Petit Quinquin ». »
- Une œuvre ancrée dans le réel de 1916
Certes, la Gaumont a parfaitement orchestré la sortie de son film avec une première à Paris le 22 décembre et distribution de copies dans toute la France avant Noël 1916. On peut facilement imaginer l’impact d’une telle production, à l’ancrage dans le réel voulu et soigné. Les premiers spectateurs découvraient un film d’actualité dans la mesure où il venait tout juste d’être tourné et tous les éléments, jusqu’au journal utilisé, étaient très récents.
Pour aider le spectateur à croire à cette histoire, les accessoires sont choisis avec soin, une partie du tournage est en extérieur, dans des gares.

Les scènes montrées sont aussi celles qui reviennent quotidiennement dans la presse, dans la vie des populations civiles : envoyer des colis, écrire, que l’on soit de la famille, marraine ou combattant. D’ailleurs, pour une fois un vrai numéro de régiment est noté, bien que le grain de l’image empêche d’avoir une certitude : « 59e », « 549e » ou « 519e » régiment d’infanterie. Les cols ne sont pas assez lisibles pour confirmer l’une ou l’autre lecture.

Le réalisateur soigne et rend bien lisible l’adresse sur le colis à destination du caporal Jean Renaud. Il est à la 8e compagnie d’un régiment précis, non « … ème » indiqué dans le scénario. La suite de la scène précise le secteur postal, autant de détails qui parlaient aux Français de l’époque.
Le déchirement de la double séparation est aussi bien mis en évidence. La première est le simple fait que les familles soient éloignées par la guerre. Mais s’ajoute l’impossibilité de se revoir lors d’une permission la famille étant des régions envahies restées sous contrôle allemand après la fixation du front. D’où l’importance donnée à la marraine et aux photographies.

- Un film patriotique
Le film de Feuillade s’inscrit dans la dynamique du cinéma de cette période. Utiliser la guerre comme contexte pour une œuvre teintée de patriotisme. On ne voit pas de soldat français mort mais une image du combattant valorisante voire héroïque, une union sacrée dans la population, militaire et civile mais aussi dans les groupes sociaux.
Les allusions patriotiques sont furtives mais bien présentes. La première est un portrait habilement placardée dans le décor de la cagna montrant Joffre. Sur ce même plan, à droite, on peut observer sur la droite un graffiti d’un soldat avec un casque à pointe.

Ce casque à pointe est présent furtivement plus tard, lors du départ des soldats en permission : l’un d’entre-eux en prend un avec lui en souvenir. Cela participe à montrer le courage de ce soldat.

Toutefois, dans l’esprit de l’époque, montrer l’héroïsme des défenseurs de la patrie repose par des médailles et des symboles. Jean Renaud a, comme plusieurs camarades, la Croix de guerre, prouvant son courage. Il est également caporal et grenadier d’élite, tout cela illustrant aussi une reconnaissance de son courage en lui confiant une escouade et il a une fonction dangereuse qui le met au contact de l’ennemi.

Qui plus est, avec ses deux chevrons de présence, on apprend qu’il est au front depuis un an et demi.
Les civils représentés sont tout aussi héroïques. Madame Renaud enseigne, alors que les Allemands sont dans la pièce voisine, l’amour de la France à sa fille.
Les Allemands sont présents en arrière-plan. La famille de Jean Renaud est obligée de cohabiter avec des Allemands. Ils sont montrés alcoolisés dans une première scène puis arrogants et déshumanisés quand un soldat annonce que la famille doit partir de chez elle. Le contraste est fort avec les soldats français qui passent le temps en jouant aux cartes et en discutant, sans excès.

L’union sacrée de la population est un fil rouge de ce film. Pas de jalousie entre camarades quand certains ont une permission et pas d’autres. L’officier est bienveillant avec son caporal : au lieu du salut réglementaire, cet officier insiste pour lui serrer la main, fraternellement.

L’union sacrée est aussi sociale : une femme de famille bourgeoise (avec une belle propriété, une automobile, de la domesticité), n’hésite pas à devenir marraine d’un soldat inconnu, à envoyer des colis bien fournis à son filleul du front. Elle paie aussi de sa personne en utilisant sa position pour obtenir la rencontre de la famille séparée en écrivant au service des réfugiés mais aussi au commandant de compagnie de Jean Renaud. Elle débourse même cent francs pour assurer le transfert de la famille depuis la Suisse vers la Touraine.
En plus de faire se retrouver une famille séparée par la guerre, elle comble de cadeaux la fille du couple Renaud.

Les plans moyens ou larges empêchent de confirmer la présence de poupées de l’Alsace qui semblent être dans les cadeaux de madame Darbois.

Par contre, l’aspect religieux est bien présent et plutôt dans l’esprit des productions Gaumont de l’époque si l’on suit ce qu’affirme une analyse2.

- Un vrai casting de Poilus ?
En-dehors des scènes tournées avec des acteurs professionnels, on peut voir quelques soldats jouant pour le film, mais authentiquement mobilisés. Leurs regards vers la caméra ne trompent pas. C’est le cas lorsque le caporal passe un contrôle de sa permission ou lors de l’arrivée du train en gare où des soldats montent ou descendent des wagons. Les scènes sont tournées en extérieur en profitant des personnes présentes.

Pour ce qui est des acteurs, la distribution est hélas famélique.

Qui plus est, il y a un vrai problème d’identification des acteurs donnés dans les listes disponibles partout sur internet, à commencer par Wikipédia, Sens Critique ou Allociné3 : Gaston Michel comme Gabriel Signoret sont méconnaissables dans le film.
Surtout, quelques publications4 donnent une toute autre distribution (hélas, toujours réduite à la portion congrue), confirmée par les archives Gaumont et la presse de l’époque :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k537109c/f4.item
Maurice FLEURY est Jean Renaud
Gilberte HAZIZA est Gilberte Renaud
Gabrielle FLEURY est Madame G. Dartois
Madeleine FARNA est Madeleine Renaud
Marie DORLY a un rôle indéterminé.
Comment expliquer de telles erreurs dans la distribution, reprises sur la majorité des sites ? Probablement une inversion avec un autre film qui a depuis fait l’objet d’un « copier/coller » sans la moindre vérification. Cette hypothèse est d’autant plus probable que les dates de sortie sont absentes voire fausses et montrent l’absence de recherche sérieuse pour établir une base de données fiable.
Dans tous les documents, la distribution étant partielle, cela ne laisse qu’un acteur et le réalisateur pouvant avoir été mobilisés.
![]() | Maurice Fleury Aucune information n’a été trouvée sur cet acteur. Si vous avez des éléments, n’hésitez pas à me contacter pour une mise à jour. |
![]() Agence Rol, Rol 88270 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53123641h | Louis Feuillade (1873-1925) Réalisateur et scénariste du film. Engagé volontaire en 1891 au 4e régiment de dragons, Louis Feuillade devient brigadier le 23 novembre 1892 puis maréchal des logis le 4 septembre 1895. Une fois rendu à la vie civile, il n’eut à faire que deux périodes d’exercices, une première en 1900 au 17e dragons et une en 1906 au 16e ETEMT. Grâce à son engagement volontaire, il suit le sort de la classe 1890, celle qui était au service actif au moment de son incorporation. De ce fait, il n’est pas appelé en août 1914. C’est le 31 mars 1915 qu’il rejoint une caserne, arrêtant tous ses projets. Mais cette interruption est de courte durée car il est réformé dès le 30 juillet 1915 par la commission de réforme du Havre. Il peut donc reprendre ses activités, tourner activement, d’autant que sa réforme est confirmée par la 1ère commission de réforme de la Seine le 26 novembre 1915. On le créditait de plus de 800 films à sa mort5. |
Il est regrettable de ne pas disposer de la distribution complète car plusieurs acteurs semblent avoir l’âge d’être sous les armes au moment du tournage.
- En guise de conclusion
Cette critique s’est finalement fortement éloignée de l’esprit de Noël. Ce thème est ici secondaire, au point de pouvoir paraître plus comme un prétexte pour une sortie opportuniste. D’ailleurs, on trouve cette œuvre exploitée sous un autre titre fréquemment, « L’art d’être marraine ».
Ce film permet de comprendre la construction d’une production au cours de la guerre, rapide, avec peu d’acteurs, mais un peu d’ambition dans sa représentation du front qui se limite à deux décors (une cagna et un bout de tranchée avec un poste de commandement, soit deux plans). Les séquences sont peu nombreuses, les décors également. Par contre, la symbolique est forte tout en s’insérant dans ce qu’il se faisait à l’époque : dénigrement de l’ennemi, valorisation du mobilisé, union sacrée de la population, chacun a son rôle.
Il reste des questions en suspens sur cette production, en particulier sur son casting. Donc si vous avez des éléments complémentaires, n’hésitez pas à me contacter.
- Sources :
Scénario du film :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53008738f
Notice complète sur le film par les Archives Gaumont :
GP archives : 1916CNCGFIC 05202 – LE NOËL DU POILU
Ciné-journal, 2 décembre 1916
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k46502610/f18.item#
Ciné-journal, 6 décembre 1916
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4650262d/f14.item#
Archives départementales de l’Hérault
1 R 1061 : fiche matricule de Feuillade Louis Jean, classe 1893, matricule 120 au bureau de recrutement de Lodève – Montpellier – Saint-Affrique.
https://archives-pierresvives.herault.fr/ark:/37279/vtaf8bcc16a6221de84/daogrp/0/149
Revenir aux autres films & documentaires
- https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k23623220/f2.item ↩︎
- https://allenjohn.over-blog.com/2020/01/le-noel-du-poilu-louis-feuillade-1915.html Consulté le 28/10/2025. ↩︎
- Sites consultés le 28/10/2025
Sens Critique, https://www.senscritique.com/film/le_noel_du_poilu/8894343/details
Allociné, https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=233471.html
Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_No%C3%ABl_du_poilu ↩︎ - Chéron, Bénédicte. « La représentation du héros militaire dans le cinéma français : actes et modèles héroïques dans le cinéma de Pierre Schoendoerffer ». Héros militaire, culture et société (XIXe-XXe siècles), édité par Claude d’Abzac-Épezy et Jean Martinant de Préneuf, Publications de l’Institut de recherches historiques du Septentrion, 2012, https://doi.org/10.4000/books.irhis.255. ↩︎
- https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t522139465 ↩︎


