Tolkien est considéré par certains comme le fondateur de la « fantasy » avec ses œuvres « Le Hobbit » et « Le seigneur des anneaux ». Il fut surtout un homme marqué par son expérience de la Première Guerre mondiale. Il n’est pas question ici d’analyser l’apport de son expérience dans ses écrits, des livres entiers lui sont consacrés. Il s’agit de voir quelle est la vision du conflit donnée dans ce biopic. Contrairement aux films tirés de romans qui multiplient souvent les éléments peu réalistes voire complètement faux, ce biopic permet-il d’éviter ces écueils ?
- Une vie fort romancée
Si la vie de Tolkien est bien présentée dans les grandes lignes, les scénaristes ont largement romancé plusieurs épisodes. La liste est longue ; en voici un résumé sous la forme d’un tableau :
Dans le film | Dans la réalité |
Tolkien entre au King’s Edward School après la mort de sa mère. | Il y entre avant la mort de sa mère. |
Réunions au salon de thé de la galerie Barrows, création du TCBS, échanges autour des arts | Réalité mais romancé pour la narration de l’histoire. |
Vit dans une pension chez une dame de la société | Vit d’abord chez une femme de la société, puis dans une pension où il rencontre Édith à l’âge de 16 ans. |
Le tuteur s’oppose à la relation entre Édith et Tolkien car cela le distrait de ses études. | Le tuteur s’oppose à cette relation pour cette raison mais aussi parce que Tolkien est catholique et Édith anglicane. |
Il rate l’entrée à Oxford | Il réussit l’entrée à Oxford. |
Il est exclu de l’université | Aucune trace de ce fait. |
Il trouve un mentor avec le professeur Wright qui le motive à faire de la philologie. | On oublie les circonstances qui tiennent du scénario. Par contre, ce professeur a réellement eu une grande influence dans les études de Tolkien. Il suit ses cours à partir de 1911. |
Les quatre camarades se font photographier ensemble, en uniforme, avant d’être séparés. | Cette photographie n’existe pas. Sinon, elle aurait été mentionnée et utilisée dans les livres et documentaires réalisés. |
Un des quatre camarades a des sentiments pour Tolkien. | Aucune hypothèse n’a jamais été élaborée autour de cette idée, sauf dans l’esprit d’un des scénaristes. |
Édith rompt ses fiançailles pour avoir une relation avec Tolkien au moment du départ de ce dernier à la guerre. | Vrai, mais la chronologie ne va pas. Tolkien fait sa demande dès 1913. Il ne part à la guerre qu’en juillet 1916, déjà marié à Édith depuis mars 1916. |
Mettre en images la vie d’un personnage nécessite des aménagements avec la réalité. On constate ici que si les grandes lignes sont respectées, tout est romancé, arrangé, résumé en quelques étapes. Le tout est mis au service de la narration de la naissance progressive de sa future œuvre : une muse, une confrérie, un mentor qui canalise sa passion pour les langues et l’expérience dévastatrice du chaos de la guerre et de la perte d’amis chers.
- Aperçu de la société anglaise d’avant 1914
Ce n’est pas une vision complète de la société qui est donnée. On est loin des préoccupations de la majorité de la population. Le film est l’occasion de découvrir la haute société anglaise de ce début de XXe siècle. Les hiérarchies sociales sont visibles lors de la scène d’entrée à l’opéra et dans certains dialogues.
Relations avec les parents, distances sociales et sociabilités sont aussi abordées. La place de la culture est centrale. Arts graphiques, musicaux, littéraires, poétiques sont reliés à chacune des quatre personnes du TCBS. Les sociabilités sont visibles dans l’amitié qui lie les quatre garçons au cœur de l’histoire du film.
Plus que l’art, c’est une jeunesse qui découvre la vie qui est mise en avant par le film. Découverte de l’amour, découverte des potentiels des études pour la construction de son avenir, rêves de chacun, énergie de la jeunesse ne sont pas sans rappeler « Le Cercle des Poètes Disparus »1.
Surtout, cette énergie et ces espoirs de jeunes adultes font penser à « Jeunesse morte » de Jean Guéhenno ou, pour rester dans le monde anglo-saxon, « Mémoire de jeunesse » de Vera Brittain. Ces deux livres offrent la même vision d’une jeunesse pleine d’avenir fauchée par la guerre et la souffrance de ceux qui restent et qui écrivent.
- Reconstitution soignée
Avec ses 20 millions de dollars de budget, l’effort de reconstitution est ambitieux. Les lieux montrés sont variés, de la campagne à la ville, de l’université à différents lieux (opéra, café…), de l’Angleterre au front.
La zone des tranchées est plus ambitieuse que ce que l’on peut voir dans de nombreuses réalisations récentes, en particulier quand on la compare avec ce qui est proposé dans les films français. Il y a de l’espace, de la profondeur, le réalisateur se permet même des plans larges, ce qu’évitent certaines productions pour cacher la petite taille de la zone des combats reconstituée. Certes, on est de nuit ou au petit matin et on reste souvent dans la tranchée, ce qui permet, en plaçant correctement la caméra d’éviter de faire de grosses infrastructures. Mais l’effet visuel est réussi.
Et l’esthétique n’est pas en reste.
Toutefois, on peut critiquer certains choix dont celui des visuels. Plusieurs incohérences parsèment la séquence de la tranchée. Il convient de rappeler avant tout qu’il y a une unité de lieu et de temps qui réunissent toutes les scènes au front. On suit Tolkien au présent, malade et fiévreux, qui part à la recherche de son camarade Geoffrey à travers le réseau des tranchées. Il est accompagné de celui qui doit être son aide de camp, Sam (allusion au Seigneur des anneaux). On est là dans l’imaginaire et l’atrocement grandiose. Comme ses héros plus tard, il subit une série d’épreuves au cours de son cheminement : bombardement, attaque de lance-flammes allemands, sommeil au milieu des cadavres dans un trou d’obus rempli de sang, pour arriver à destination après deux moments de sommeil au moment où l’assaut est donné par l’unité de son ami. Il participe alors à l’assaut dans le seul but de retrouver cet ami, entouré de morts, d’explosions, d’une charge de cavalerie, de fumée et d’explosions d’obus à gaz.
Des corps partout | Illustrant la boucherie de la guerre, cela donne certes des images saisissantes et symboliques, mais il y en a définitivement beaucoup trop car partout. |
Quête solitaire de l’officier | Un officier n’aurait pas quitté son unité pour une quête personnelle. |
Lance-flamme | Les Allemands n’auraient pu s’approcher aussi facilement de la première ligne. |
Obus à gaz | La couleur jaune indique de l’ypérite. Or ce gaz commence à être utilisé alors que Tolkien a déjà été rapatrié en Angleterre depuis plusieurs mois. |
La charge de cavalerie | Non, pas dans le cadre d’une attaque de tranchée ; encore moins sabre au clair ou en tirant au fusil au galop. |
On est donc là dans une vision assez délirante, infernale et cauchemardesque d’un assaut, expliquée à la fois par la fièvre et la volonté de relier cette expérience à l’œuvre de Tolkien. Tout est rouge, sombre, la mort est partout.
- Mettre en images l’inspiration
Outre les allusions tout au long des échanges avec sa confrérie et Édith, la genèse de son œuvre est mise en valeur dans les images du film, dès la première scène. On voit un cavalier dans le no man’s land.
Les références sont fréquentes, à pratiquement chaque scène dans les tranchées. Quand ce sont des allusions, c’est assez subtil. Un parallèle entre le dragon et le lance-flamme est clairement fait.
Une allusion à l’œil de Sauron dans un interstice d’un abri éventré sous une tranchée est aussi visible.
Mais la dernière scène, dantesque, prend peut-être un peu trop le spectateur par la main pour lui dire quoi voir, quoi comprendre. Deux explosions prennent des formes monstrueuses.
La fumée absorbe les hommes touchés pendant l’assaut. Un panache prend une forme humaine menaçante à côté d’un Christ en croix.
Ces éléments fantastiques appuient le propos du réalisateur, mais n’est-ce pas un peu trop ? Les cavaliers, sur cheval blanc ou noir, premières images du film, continuent d’apparaître tout au long du film, illustrant comme un fil rouge le combat du bien contre le mal. La charge de cavalerie ne suffisait-elle pas ?
- En guise de conclusion
On pourra reprocher le manque de nuances dans la mise en parallèle entre la vie de Tolkien et son œuvre, les libertés artistiques qui conduisent à tordre la réalité, à modifier la chronologie. Les prétextes utilisés pour relier des moments de la jeunesse de Tolkien avec son œuvre sont en fait le cœur du film. Camaraderie, amour, guerre sont au cœur de l’expérience de Tolkien et plus tard de son œuvre. Tous sont mis en avant à un moment ou un autre dans un film qui ne cherche pas la véracité mais à illustrer le processus d’élaboration d’une œuvre. La qualité de la reconstitution n’empêche pas le film d’être une biographie très romancée et une vision de la guerre plus symbolique que réaliste. Elle évite toutefois les erreurs trop fréquentes des films tirés de romans si fréquents ces dernières années.
Si le propos est parfois maladroit et facile, la construction, le jeu des acteurs, la reconstitution de l’époque sont d’un très bon niveau. Le réalisateur, admirateur de l’œuvre de Tolkien, propose un film riche en allusions malgré ses choix contestables.
- Pour aller plus loin :
– Site francophone qui décrit jour après jour le parcours en guerre de Tolkien. Il met à disposition un documentaire anglais sous-titré concernant le parcours de Tolkien avant et pendant la guerre :
https://www.tolkiendil.com/tolkien/bio/grande_guerre
– Un livre référence sur la question :
GARTH John, Tolkien et la Grande Guerre, Paris, Éditions Christian Bourgois, 2014, 384 pages.
Revenir aux autres films & documentaires
- https://www.cinematheque.fr/film/37816.html, consulté le 10 juillet 2024. ↩︎