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Guide du massacre d’un magnifique témoignage de mobilisé

TRANNOIS Pierre Paul, Mon père, un poilu de 14-18. Saint-Quentin, Imprimerie de l’Aisne Nouvelle, 1998, 192 pages.

Ce compte-rendu de lecture va être bref alors que, s’il avait été publié sous une autre forme, ce témoignage aurait probablement eut sa place parmi les plus riches et les plus denses disponibles. Tout est un problème de forme.

Pierre Trannois est un de ces soldats de la fameuse classe 1911 qui devait être libérée en octobre 1914. Soldat téléphoniste au 155e RI, il est un cas rare d’homme ayant passé tout le conflit dans son régiment sans interruption. Malgré les risques, il n’a jamais été blessé.

A l’aide de ses notes journalières, il rédigea à la fin de la guerre un récit quotidien au propre. Ce n’est hélas pas ce récit que son fils décida de publier. Pourtant un exemple du texte montre toute sa qualité. Non, il a préféré en faire une réécriture (s’il n’avait qu’ajouté des ponctuations et quelques corrections…) où le « je » est remplacé par « il » et par « Pierre ». Sans compter des coupes dans le récit, pour ne garder que « les points forts, ceux qui donnent une idée de ce qui s’est passé pendant cette tuerie internationale » justifie-t-il.

Pourquoi ? C’est une question lancinante pendant la lecture. Est-ce une simple volonté d’être original ? Un moyen personnel de lui rendre hommage ? Une volonté d’améliorer le texte à ses propres yeux ? Quoi qu’il en soit, à chaque page, sans arrêt on se demande ce qui est du récit venant de Pierre et de ce qui est de son fils, lu dans l’historique ou dans une autre source voire imaginé ou interprété.

Faire des choix, c’est donner sa vision du conflit. On tombe dans certains stéréotypes : on garde le spectaculaire, les épisodes paroxystiques au détriment de l’intime, de la longueur, de la peur, de la lassitude, si ces éléments sont présents. A-t-il enlevé les périodes de repos ? Aucune indication ne vient le dire. Je ne peux proposer qu’une comparaison entre ce qu’écrit le père pour le 28 avril 1918 et ce qu’en a fait le fils :

Carnet du père :
Récit du fils :
26 Avril
Je vais réparer la ligne de Thennes où nous avons un bataillon, il est anéanti comme les autres.
27 Avril
Les obus tombent par rafales environ tous les 1/4 d’heure, ce qui nous donne un travail fou, enfin c’est notre métier et c’est la guerre et il ne faut pas s’en faire, on fait du plat ventre presque à chaque sortie, quelquefois en plaine nous devons demeurer dans un trou d’obus et attendre la fin de la rafale ; le plus mauvais coin est encore le parc du chateau, là les trous sont pleins d’eau, pas moyen de s’y mettre force est donc de rester en dehors ou derrière un tronçon d’arbre.
28 Avril
Le plus ennuyeux ce sont les gaz, chaque jour nous avons trois ou quatre fois alerte au gaz et autant de fois la nuit un veilleur est à la porte et aussitôt que cela sent, un coup de clairon et tout le monde mettons les masques et attendons que cela se passe. Mais c’est égal personne à moins d’y être ne connaîtra jamais les nuits pénibles que nous traversons, a…
(reproduction page 70)
Ensuite, il va à Thennes toujours suivant la ligne. Les obus tombent en rafales environ tous les quarts d’heure, ce qui donne un travail fou, mais c’est le métier, il faut le faire ! Et c’est à chaque sortie la même chose : du plat ventre, passer d’un trou d’obus à l’autre (plus ou moins rempli d’eau ou de gaz), se cacher derrière un tronc d’arbre ou un pan de mur.
Pour ceux qui restent au poste, le plus ennuyeux, ce sont les gaz. Les alertes sont de jour comme de nuit signalées par un planton qui envoie un coup de clairon, ce qui oblige à mettre les masques jusqu’à la fin. Comme les alertes se répètent sept ou huit fois, il ne reste pas beaucoup de temps sans masque. Réparer les lignes devient un travail épouvantable surtout la nuit (…).

(page 144)

La majorité des repères chronologiques ont été supprimés. Le récit du fils lisse dans un ensemble plus général les faits notés pour plusieurs jours. On visualise clairement la méthode de réécriture et les éléments supprimés (les remarques personnelles), déformés (quatre attaques au gaz de nuit deviennent huit ! ) ou réinterprétés ou même déduits (où le père parle-t-il de trous d’obus avec du gaz dedans ? Où dit-il qu’il passe de trou d’obus en trou d’obus ? ).

Le fils a aussi ajouté des illustrations légendées. Mais s’agit-il de ses choix ou ceux de son père ? Jamais il ne le précise.
Malgré la grande richesse factuelle (à défaut d’autres qualités probablement effacées par les coupes et la réécriture), cette publication est pratiquement inutilisable scientifiquement. C’est d’autant plus rageant que les détails regorgent toutes les pages. Je ne vais en citer que quelques exemples.

Je n’avais jamais lu de témoignages de soldats de la classe 11 célébrant le jour théorique de sa libération, au front. Une attaque en octobre 1914, la destruction du fort de Troyon, les combats sur les Hauts de Meuse donnent un aperçu de la richesse dès le début. Ce téléphoniste semble avoir noté tout ce qui était nouveau mais aussi ce qui sortait de l’ordinaire : les ballons d’observation, les avions, les minens, le village « africain » dans la forêt, le canon de 75, les massacres commis par les Allemands, la vaccination antityphoïdique, les peaux de mouton, les armes (canon-revolver allemand dont on n’entend pas le coup de départ, les premiers crapouillots), l’inexpérience des soldats du Midi, l’absence de nouvelles de sa famille restée bloquée à Saint-Quentin, l’absence d’aide financière. Je continue ? La réparation des lignes téléphoniques coupées, ses différentes missions, comment il échappe à la capture d’un bataillon, les risques pris à de multiples reprises au cours du conflit, une journée horrible en avril 1915, comment son évacuation pendant 6 jours a vu la mort de ses remplaçants dans son abri… Revue devant Joffre, remises de décorations, premières permissions, combats dans les différents secteurs occupés, travaux, les détails abondent, y compris sur des éléments peu abordés comme ces rencontres en fraude de sa famille en 1918, les chars, les gaz, et les nombreux bombardements. Et puis, il y a les différentes batailles auxquelles le régiment participe : l’Argonne, Verdun, la Somme pour n’en citer que trois.

  • En guise de conclusion

De tous les témoignages lus, cette réécriture fut la plus frustrante. D’une richesse rare, le récit est inutilisable tant on se demande à chaque page ce qui est de la plume du père et ce qui est de la plume du fils. En espérant que les originaux soient un jour publiés ou au moins mis à disposition d’une manière quelconque.


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